CRISE DE LÉGITIMITÉ DES INSTITUTIONS, EURO-ZONE ET INTÉGRATION POLITIQUE

Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
26/10/2012

Comme annoncé précédemment, nous publions ici les deuxième, troisième et quatrième parties du Working Paper publié le 18/10/2012, sous le titre "Conjoncture planétaire et acteurs globaux. Les Paradigmes structurants de l'environnement international"

DEUXIÈME PARTIE

 CRISE DE LÉGITIMITÉ DES INSTITUTIONS,

EURO-ZONE ET INTÉGRATION POLITIQUE

 

LÉGITIMITÉ INSTITUTIONNELLE ET GESTION DE L'ESPACE MONÉTAIRE

COMPÉTENCE ET LACUNES

 

Au sujet du débat en cours sur la légitimité des institutions européennes, sur la gestion intergouvernementale de la crise et sur le transfert de compétences ou de souveraineté en ce qui concerne le « fonds de secours », l'union bancaire et l'institut de surveillance bancaire, plus en général sur les nouveaux pas vers plus d'intégration politique ou, vers une Fédération des États Nations, les divergences sont grandes et les avancées institutionnels limitées.

Quant à la souveraineté décisionnelle en matière budgétaire, la compétence et la légitimité des délibérations appartiennent aux parlements nationaux. Ainsi l'idée de voir créer un super-commissaire disposant d'un « droit de veto » quant aux projets de budgets présentée par les États de la zone euro celà « signifie automatiquement - pour Wolfgang Schäuble, ministre allemand des finances - une limite de la souveraineté budgétaire nationale » et donc un nouveau traité, justifiant de nouveaux transferts à Bruxelles. Ce traité devrait legitimer le contrôle démocratique de la nouvelle organisation de l'Europe, qui est en train d'émerger depuis trois années de crises. Or la gestion chaotique des dettes souveraines met en évidence les « limites » des institutions existantes. En effet le Parlement Européen ne dispose pas de grandes compétences en matière économique et budgétaire et la Commission à été marginalisée par la gestion intergouvernementale de la crise.

Par ailleurs, « les fonds de secours », engagés lorsque les banques de certains pays sont assistées en vue de leur recapitalisation, échappent au contrôle des organes communautaires et leur activation dépend des États et des parlements nationaux (dans les États législatifs et parlementaires). Par ailleurs la « supervision des banques » de la zone euro ne relève pas des Parlements nationaux des pays-membres mais du seul contrôle indirect existant, celui du Bundestag, appuyé par la cour constitutionnelle de Karlsruhe. Celle-ci peut déclarer l'incompatibilité des engagements pris par traité à l'échelle supranationale, conformément à la logique d'un État juridictionnel. Or ni le Bundenstag, ni la cour de Karlsruhe peuvent peser sur les décision des autres pays de la zone euro. De surcroît les États n'ont pas un droit de regard sur la « Banque Centrale Européenne » formellement indépendante. La BCE est intégrée dans un système supra-étatique de type administratif.

Dans ces conditions le débat sur les aspects politiques de la réforme des institutions est engagé. Or Paris argue la faible légitimité de la Commission pour dicter aux États leurs choix économiques et budgétaires et lie tout progrès vers l'intégration à de nouveaux efforts de solidarité. Paris doit cependant accepter le principe qu'il ne peut y avoir de solidarité sans contrôle (et cela comporte un contraste entre les institutions de l'UE et les États-Membres). Par ailleurs le Parlement Européen invoque un droit de codécision sur le « rapport annuel de la commission » en ce qui concerne la croissance.

Les aspects lacunaires du dispositif institutionnel, traduisent des divergences de fond entre les dirigeants de la zone Euro. Ces divergences sont de philosophie, de culture, d'orientation politique et de poids économique. En effet il ne s'agit pas seulement de régler les difficultés de la dette souveraine mais aussi celle du secteurs bancaires et plus en général de modes de gouverner. Le financement de l'une et de l'autre ne séduit pas les pays vertueux du Nord de la zone Euro et la recapitalisation de la dette ne peut se faire sans la possibilité d'influer sur les choix de politique économique et budgétaire des pays membres de la zone. Dans ce cas il s'agit d'abord de mettre de l'ordre dans les comptes publics avant d'avancer vers d'avantage d'union d'inspiration fédérale.

De manière générale les problèmes de la zone euro ne peuvent trouver une solution sans assainissement et sans un contrôle sur des structures décisionnelles qui se sont révélées défaillantes.Or la mutualisation des dettes souveraines sans une réformes des modes de gestion ne peut se résoudre par le recours indéfini à d'autres crédits, car cela correspondrait à « soigner le mal par le mal » (H. W. SINN, Le Monde, 1er août 2012).

 

L'ENCADREMENT DE LA "RÈGLE D'OR"

Un encadrement institutionnel est nécessaire pour ce type de contrôle et celui-ci représente un affaiblissement de la souveraineté des États-membres. En effet, pour certains États (Espagne) les grandes lignes du renforcement de l'Union Monétaire devraient permettre de casser le lien qui existe entre la crise de la dette souveraine et la crise d'endettement et de sous capitalisation du système bancaire. Cependant quel que soit le bien fondé constitutionnel du pacte budgétaire (et implicitement du transfert des ressources d'un pays plus riche à un pays plus faible) ou encore, d'une mutualisation de la dette souveraine, le principe de constitutionnaliser la « règle d'or » rencontre trois difficultés.

La première est économique, la seconde est politique et la troisième constitutionnelle.

Pour la première, la programme d'assainissement s'insère dans un « trend » économique qui n'autorise plus une politique de redistribution, permise par la longue période de stabilité qu'a vécu l'Europe, ayant justifié le Welfarisme et le partage national des richesses. En effet de nouvelles rivalités politiques renaîtraient en Europe des politiques de redistribution différentes et payés par d'autres.

Pour la deuxième difficulté, d'ordre politique, la « règle d'or » repose sur l'absence d'une structure légale unitaire, d'un pouvoir souverain et donc d'un fédéralisme effectif, assurant le respect de la loi et la responsabilité des États en cas de faillite et ce qui plus est, d'une structure de défense et de sécurité complété par une politique étrangère commune. Tout ceci suppose de la part de chaque membre de l'UE l'abandon de sa souveraineté. En cas contraire, la mutualisation de la dette, par un transfert de ressources financières ou pas un recours supplémentaire au crédit, ne permet pas aux pays endettés de réhabiliter leurs économies dans un espace d'échanges mondiaux. Elle ne permet pas donc de vivre selon ses propres forces, en quoi consiste la vrai autonomie ou la vrai indépendance, et, dans le langage convenu, la compétitivité internationale d'un pays. L'absence de règles ou de contrôle permettraient de bénéficier d'avantages sans se soumettre à une discipline, à une hiérarchie et à un leadership, et donc sans offrir des contreparties politiques, bref, sans s’aliéner formellement après s'être aliéné concrètement.

La troisième difficulté est d'ordre constitutionnel, car elle romprait l'équilibre des pouvoirs « checks and balancies » et imposerait un gouvernement des juges (Karlsruhe), au lieu et à la place de la représentation populaire (prédominance de l’État juridictionnel sur l’État législatif). Dans cette dérive institutionnelle nous n'assistons pas à un « déficit exécutif » comme l'affirme le Rapport de la Fondation Schuman du 12 septembre 2012 au titre « Une union politique pour l'Europe », découlant des limites propres à la « gouvernance », mais bel et bien à un « déficit politique ».

 

"DÉFICIT EXÉCUTIF" OU "DÉFICIT POLITIQUE" ?

LA LÉGALITÉ ET LE "POUVOIR CONSULAIRE"?

Ainsi la crise européenne actuelle exhibe sa vraie nature, celle d'une crise du pouvoir souverain incapable de décider et de se réformer, bref, de prendre la mesure du besoin d'une personnalité politique européenne de taille continentale (rationalité Weberienne selon un but). Ce but ne peut renvoyer à la fiction de la souveraineté populaire, car cette dernière est tributaire d'un accord préalable entre les États au sujet d'un leadership acceptée. Dans un moment grave et existentiel ce n'est pas la norme qui décide mais la figure du souverain, mandaté pour trancher sur une situation d'exception. Ce but serait-il mieux rempli par le « renforcement du corps politique européen, « si », l'on s'accorde avec cette idée que la volonté populaire constitue la base de la légitimité1 des pouvoirs dans nos régimes politiques » (Thierry Chopin, rapport de la Fondation Schuman, Une union politique pour l'Europe, N° 252 du 24 septembre 2012). Ce sont là des sophismes qui cachent une crise de pouvoir et une inversion des causes par les conséquences. Ils cachent l'urgence et l'impératif de trancher « hic et nunc », en pleine crise existentielle de l'Union. Le recours à la légitimation politique occulte l'autonomie principielle du politique et son pouvoir. En effet il élude la question primordiale de la théorie et de la pratique politiques : « Qui gouverne ? ». De surcroît la désignation du décideur renvoie à plusieurs types de légitimité.

Selon la logique réaliste la seule légitimité décisive est la légalité du pouvoir et cette légalité est dictée par le mandat de trancher et en fonction du « bonum omnium ». Ceci confirme que l'urgence, la nécessité et l'exception sont les vrais maîtres des situations imprévisibles et graves, explicitées par la formule latine « Caveant consules ne respublica detrimenti capiat », désignant le mandat consulaire consenti par le Sénat de Rome, dans les situations extrêmes.

 

LÉGITIMITÉ ET LÉGALITÉ DANS LES DIVERS TYPES D'ÉTATS

La légitimité qui fait défaut aux institutions européennes actuelles ne peut être la même dans le divers types de régimes et d'État. Ainsi le souci du Rapport de la Fondation Schuman de soumettre la souveraineté du décideur européen à une seule forme de légitimation, celle démocratique, propre à l'État législatif-parlementaire,comporte un déni de réalisme. La « ratio essendi » d'une telle hypothèse repose sur l'oubli de l'essentiel, que l'Europe est une fédération d'exécutifs et pas encore une fédération d'États-nations. Elle ne peut devenir une unité politique sur la base du but démocratique que lorsque ce but weberien (et rationnel selon les valeurs) est atteint, par le suffrage universel et direct européen sur le modèle du suffrage national d'un État parlementaire ordinaire.

En termes schématiques, le « mandat consulaire » est la seule responsabilité qui, vues les circonstances, peut concilier l’exception et la norme. La cooptation par le Conseil Européen d'une instance consulaire temporaire, réunissant le pouvoir de décider, d’exécuter et de gouverner, est la seule légitimé car elle est légale. Elle repose sur des situations extrêmes et graves et ne rend compte qu'au Sénat des Chefs d'État, le Conseil européen. Cette institution s'est imposée tout au long des crises civiles et militaires de la République de Rome et elle a permis de surmonter les divisions et les luttes pour le pouvoir, préservant l'unité de la République.

Certes une telle solution est contraire au principe essentiel d'un ensemble administratif, l'UE, comme l'État économique et fonctionnel dont le principe inspirateur est l'utilité rationnelle. Elle légalement en contraste avec le fondement de l'État législatif, typique d'un période d'évolution réformiste et de conservation du status quo général et social, puisque l'éthos de ce type d'État est dicté par la position centrale du « législateur » et du Parlement, lieu de représentation , où la production de la norme (législative) est séparée de son application (exécutif). Au sein de l'État parlementaire-législatif, le gouvernement et le pouvoir de commandement sont les fondements d'une légalité impersonnelle. Le pôle opposé de l'État législatif et parlementaire se situe l'État gouvernemental ou présidentiel caractérisé par la volonté personnelle et par le pouvoir de commander d'un chef d'État qui règne et gouverne.

Les ensembles bureaucratiques (UE), où le caractère normatif est dépolitisé ou technique, les choses s'administrent d'elles mêmes et il n'est guère question de finalités, de visions ou d’exceptions. Tout est normal et concret et la légitimité plus grande est dans l'esprit pragmatique et applicatif. La légitimité plus élevée et l'éthos plus rigoureux se trouvent en revanche dans « l'État jurisprudentiel », État de droit gouverné par les juges selon le règne de la loi ou de la norme. Or l'État juridictionnel est l'État gouverné par un système de légalité fermée. Il s'agit d'un État centré sur la décision des « Cours », sur le status quo social, l'intangibilité de la loi fondamentale, la tutelle parlementaire et les droits acquis. C'est l'État de droit, où la légalité coïncide parfaitement avec la légitimité. Légitimité et autorité apparaissent comme synonymes et constituent l'expression même de la légalité. La bureaucratie et les forces armées ne constituent pas une source propre de légalité ni un fondement de légitimité.

Qu'en est-il donc des situations d'exception, du gouvernement des crises et du rapport entre norme et exception ?

 

TROISIÈME PARTIE

 LA NORME ET L'EXCEPTION

 

La tension agonale de la vue internationale est étouffée à l'intérieur de toute situation stato-nationale, par l’application de la règle et par celle de la norme constitutionnelle. En effet, la force de l’ordonnancement juridique, voire même de la constitution, ne reposent guère sur la « normalité » ou sur les équilibres régulés et gouvernables mais sur l’exception, sur les situations extrêmes, fondatrices et originelles. Dans le premier cas, l’essence de la norme s’appuie sur une logique rationaliste et formelle, dans le deuxième, sur l’expérience de la vie historique, existentielle et radicale. Philosophiquement, la norme ne prouve rien et l’exception y est tout, car la règle vit de l’exception et celle-ci seulement intègre l’anarchie des rivalités et des tensions de la vie du monde.

 

CARL SCHMITT ET JÜRGEN HABERMAS

LES DÉCISIONS NON DÉRIVÉES ET LE FÉDÉRALISME POST-DÉMOCRATIQUE DE L'EXÉCUTIF ?

Avec le texte de 1932 sur le concept de « politique » et son travail successif sur celui de « droit » et les trois types de pensée juridique, le normativisme (ou la pensée fondée sur la loi), le décisionnisme (ou la pensée fondée sur la décision) et la positivisme du XIXème siècle, prônant l'union des deux, Carl Schmitt passe en revue les différentes étapes de la doctrine de souveraineté, dont l'élaboration séculaire va de la théologie politique à la philosophie de l'État de la contre-révolution (1938) et in fine à la relation qui intervient entre les concepts de « guerre » et « d'ennemi ».

Ce parcours se signale par la définition de la « souveraineté » comme « concept limite », en équilibre instable entre le « normativisme » et le « décisionnisme » ou entre « l'exception » ou « l'émergence extérieure », comme décision non dérivée d'une norme ou d'un ordonnancement constitutionnel. Le « cas d'exception », inhérent à la vie internationale, est mieux connu comme « principe normatif monarchique » sur lequel repose sa signification politique. Dans un contexte où est « normal » ce qui est déjà connu, « l'exception » « explique l'inconnu, le général et l'exception elle-même ». Plus tard C. Schmitt traite du problème de la forme juridique de la décision face à « l'extremus necessitatis casus » le distinguant des mutations des conditions politiques générales qui en délimitent le champs d'action.

A l'inverse, HABERMAS met l'accent sur la réification de la souveraineté comme concept de juridiction intérieure, découlant de l'impossible voie démocratique dans laquelle ne se reconnaîtrait nullement « l'Europe des peuples » et dénonce le passage d'une « Europe des gouvernements » soumise au contrôle des Parlements nationaux, à une « Europe de la gouvernance », comme voie post-démocratique dictée par une coopération intergouvernementale renforcée. Et par la constitutionnalisation des Traités européens et du droit international, en dehors de la sphère de légitimation référendaire qui découle de la souveraineté populaire. La primauté des décisions intergouvernementales s'imposerait sur les droits nationaux et l'auto-habilitation des exécutifs à légiférer dans l'opacité, fonderait une dérive des institutions de l'Union européenne.

On aurait affaire ainsi à la réification conceptuelle de la souveraineté. En l'absence d'un vrai débat s'imposerait alors un fédéralisme intégrationniste post-démocratique venant de l'exécutif. Deux sont les espaces conceptuels au sein desquels évoluent les réflexions de C. SCHMITT et de J. HABERMAS sur la « souveraineté » ;l'espace de l'exception, de la décision et de l'imprévu, pour le premier, autrement dit l'espace de l'antagonisme et de la survie, et le champs de la « politique intérieure mondiale », pour le deuxième, où auraient disparus la figure de l'ennemi et le contraste d'intérêts et de valeurs. Un espace où il ne serait question que de légitimation politique, celui de la « post-truth-democracy ». Le débat ne reposerait plus, pour HABERMAS, sur les données brutes et cruelles de l'Histoire mais sur son interprétation épurée et formelle - un espace pacifié, moralisé et régulé. Tout se réduirait à une forme de fédéralisme post-démocratique, qui constitutionnalise progressivement le droit public international et prive « l'Europe des peuples » de leurs capacité de contrôle sur les institutions. La Cour Constitutionnelle allemande semble aller dans le même sens et semble vouloir soumettre l'évolution de l'Europe à une conception de la démocratie comme État jurisprudentiel, où celui qui exerce le pouvoir agit sur la base d'une norme et au nom du respect figé à la loi fondamentale. A partir du Traité de Maastricht (1992), de celui de Lisbonne (2009) puis des plans d'aide à la Grèce (2011) jusqu'au « Mécanisme européen de stabilité » et au « Pacte budgétaire » (12 Septembre 2012), la jurisprudence de la Cour de Karlsruhe est constante. Elle soumet les accords intergouvernementaux du pays à une étroite association du Bundestag et renvoie à celle des autres Parlements nationaux en matière de décisions de l'Union. Et cela au nom de la « démocratie européenne », comme démocratie légaliste, une conception qui intègre dans une communauté juridique la diversité mouvante et plurielle de l'Europe. Ainsi, le devenir, les processus et l'imprévisible, bref l'exception constante du changement sont soumis à un système codifié des règles, interprétées par les juges en dehors des querelles et des antagonismes de la vie historique. De cette manière, la jurisprudence allemande inverse le chemin qui va de la diversité européenne vers l'Unité, pour accorder le primat à la diversité et à la singularité : une idée qui n'est point la volonté d'union ni l'utopie politique mais une interprétation normative et figée de l'Histoire, légitimant la force freinante du status quo.

 

LA "COUR CONSTITUTIONNELLE DE KARLSRUHE"

DÉVOLUTION DES COMPÉTENCES ET LIMITES DE LA SOUVERAINETÉ

Ainsi à l'intérieur de l'UE, l'évolution des relations communautaires pousse à s'interroger sur les limites du processus d'intégration. La réunification de l'Allemagne mit-elle un terme à l'illusion institutionnaliste de disposer d'une souveraineté européenne commune, supérieure aux souverainetés nationales ? Consacra-t-elle un retour à la forme politique « naturelle » des peuples, celle de l'État-nation, susceptible de mettre en échec l'utopie d'une intégration, qui ne va pas plus loin qu'une simple « coopération renforcée »? La question mérite d'être posée car, si les institutions dans lesquelles s'est incarnée la démocratie allemande ont donné naissance à une allégeance politique abstraite, le « patriotisme constitutionnel », cette rationalisation du sentiment national a été la démonstration intellectuelle de l'impossibilité temporaire pour l'Allemagne d'exister comme nation et comme État souverain, après la débâcle de la deuxième guerre mondiale. Or, ce droit de la nation allemande d'exister par elle-même prouve que la réalité de la nation n'a pas de substituts politiques et n'est pas au bout de son histoire. Il montre également que le processus d'intégration politique a atteint sa limite.

La vocation des peuples à persister dans l'être national sans aliéner leurs souverainetés est inscrite dans les compétences de la Cour Constitutionnel de Karlsruhe, dont la fonction est celle de la conservation d'un ordonnancement étatique de type pluraliste, un ordonnancement chargé de stopper les dévolutions de souveraineté, en fixant des bornes à l'intégration politique. Une intégration par laquelle s'exprime la finalité de l'Europe d'exister comme réalité, comme utopie et comme puissance. Or la réalité de l'Europe, conforme à la « vraie nature » de son histoire est-elle d'exister par ses nations ? Aujourd'hui les appels à la rhétorique communautaire suffisent-ils à faire reculer ce retour des nations, mues comme c'est le cas de l'Allemagne, par un « égoïsme organique » (H. Védrine) et guère par une abstraction intellectuelle? On a l'impression que nulle garantie de sécurité ou d'ordre, nul appel à la justice et à la liberté suffisent par eux-mêmes à désarmer ces nouvelles revendications nationales.

CONCEPTION PLURALISTE DE L'ÉTAT ALLEMAND

ET DIFFICULTÉ THÉORIQUE D'UN ÉTAT SOUVERAIN EUROPÉEN

La compétence de la Cour Constitutionnelle de « limiter » les dévolutions de compétences à une entité supranationale, l'UE, montre qu'il ne peut y avoir de supériorité du droit européen sur le droit national et que le concept moniste d'État est mort depuis bien longtemps, au profit d'une conception pluraliste des institutions politiques. Les décisions de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe confirment que l'on ne peut aller au-delà du pluralisme d'État ni en direction d'un pluralisme fédéral européen, doublant le fédéralisme national et intégrant une perspective politique méta-juridique. En réalité, comme le fit remarquer C. Schmitt2, l'État souverain, pensé comme personne, au sens du Reich impérial allemand, est mort entre 1906 et 1907 (citation de E. Berth par Duguit /1901). Ce paradoxe rappelle à l'observateur que le diagnostic sur le dépérissement de l'État, à partir du début du XXème siècle fut une doctrine d'origine libérale, syndicale et marxiste qui a aboutit en Allemagne, après la défaite de 1945, à la constitution d'un État à base pluraliste. La République Fédérale n'opère pas une synthèse entre l'utopie juridique de la souveraineté et la force normative du factuel.

Le pluralisme des associations et des groupes religieux, culturels et économiques sur lequel est fondée la RFA fait de celle-ci, une unité politique construite en termes fédéraux. L'associationnisme qui la soutient peut jouer une association contre l'autre au service de l'individualisme dominant et peut donner naissance à une « société civile » qui concourt avec d'autres sociétés, également « libres », à se poser en opposition et parfois en alternative à l'État politique, à sa « personnalité », à son monopole du pouvoir, bref à sa souveraineté et unité décisionnelle, au sens politique classique.

Est sous-entendue à cette conception l'idée que l'État est « d'essence égale » et non supérieure par rapport aux autres types d'association humaine. En effet, la parcellisation garantiste de l'État engendre une pluralité de liens de loyauté et de légitimité, d'ordre syndical, religieux, idéologique et personnel, à tendance corporatiste, communautariste et minoritaire, en perpétuel équilibre et dont il est difficile de limiter la portée. De plus, le pluralisme associationniste est influencé par une neutralisation de la vie publique et par l'oubli du « struggle for life ». Ce dernier est remplacé par une vision du monde pacifiée et sans lutte. Il en résulte que l'unité politique de l'État est détruite, car le pluralisme des groupes apparaît comme un ensemble de coalitions idéologiques exaltant la « subsidiarité » comme méthode de gouvernance interne d'une société pluraliste. Cette assimilation de la subsidiarité et du pluralisme fait apparaître que ces deux évolutions ne sont pas de même nature, car la première présuppose l'unité moniste et finale des groupes « dans » l'État, ce qui n'est pas le cas du pluralisme social ou de l'associationnisme pluraliste, dont le modèle théorique repose sur une coalition associationniste venant d'inspirations et de doctrines disparates.

L'essence du pluralisme et de l'associationisme moderne a pour référence une loyauté subjective, volontaire et contractuelle, tandis que l'essence classique du politique est en rapport avec une appartenance collective, naturelle et organique, fondée sur la lutte et sur la division du genre humain en amis et ennemis. En conclusion, si l'essence du pluralisme a pour soubassement les rapports de coexistence privés et de coopération régulée, l'essence du politique a pour référence capitale les rapports d'hostilité qui font de la sphère publique un ensemble influencé par le « jus belli » et par les relations internationales fondées sur des rivalités permanentes et gouvernées par le risque de conflit et de guerre.

Puisque la lutte au sein de la société civile se règle à l'intérieur de l'État et du droit constitutionnel, tandis que la lutte entre les États est décidée hors de la Constitution, l'État constitutionnel comme État de droit et État politique, est l'expression de l'ordre social et de l'ensemble des citoyens qui en défendent l'existence au sein du pluralisme conflictuel des États et du désordre du monde. Le retour aux États est-il un frein à la décomposition sociétale de l'ensemble européen et à celle de ses capacités réelles d'agir dans la scène internationale, une scène de tsunamis guerriers et d'orages sanglants ?

 

L'ÂGE POST-MODERNE ET LA CRISE DE LA LÉGALITÉ

L'âge post-moderne semble caractérisé par une crise de la légalité. Les groupes minoritaires ne respectent guère l'axiome indiqué par Hobbes comme fondement du Léviathan, la « mutual relation between protection and obedience », puisque s'ils demandent protection ils n'accordent guère obéissance. En effet, dans la conception individualiste associative de ces groupes il n'est guère question d'une doctrine unitaire de l’État, ni d'un quelconque centre unitaire du pouvoir ou d'un concept moniste universel mais tout simplement d'un pluralisme égalitariste où les conflits d'idées sont décidés à partir de l'individu. Le pluralisme des groupes ne peut conduire à l'unité conceptuelle du politique car il n'est pas possible de penser « l'unité décisive » à partir du pluralisme associatif, sauf dans un fédéralisme accompli.

La condition paradoxale de la dérive de la politique démocratique en Occident conduit à une synthèse originale, imprévisible et post-démocratique. « L'altérité » ethnique, culturelle et sociale, a besoin d'une dimension nouvelle pour se reconnaître dans la figure fictive du peuple. Cette altérité ou étrangeté radicale ne peut fonder historiquement son intégration par la revendication de conceptions désagrégeantes de la société, le radicalisme anti-occidental et religieux, les « acteurs » marginaux et turbulents du « social », la burqa, le subjectivisme exacerbé des minorités sexuelles, déconnectées de toutes références à la naturalité du réel. Ces revendications et les violences dictées par l'insoumission et la révolte conduisent à des synthèses politiques inattendues dont nous esquisserons ci-après une série de définition.

 

ÉTAT POST-NATIONAL, RÉGIME POST-DÉMOCRATIQUE ET ÉTAT D'EXCEPTION

LE DÉBAT POLITOLOGIQUE

Des distinctions apparaissent nécessaires afin de fixer sommairement les concepts. Ainsi, nous cernerons trois figures du débat politologique : l’État post-national, le régime post-démocratique et l’État d'exception.

Est un État post-national la forme d'organisation politique marquée par un affaiblissement ou une crise de la souveraineté. C'est un État qui annexe à sa loi fondamentale des amendements et des protocoles constitutionnels, résultant d'accords d'intégration régionaux ou de traités conclus avec des organisations supranationales, sous forme bi ou multilatérales, et qui limitent de manière plus ou moins significative la souveraineté de l’État. Ces divers amendements ou protocoles se répercutent ainsi dans une série d'obligations, adoptées par voie référendaire ou parlementaire, visant l'exécution, la transposition ou la légifération ordinaire de dispositions régaliennes. Lorsque des États se constituent en « communautés de valeurs » ou en « communautés intégrées », les amendements constitutionnels peuvent s'étendre à la forme du « régime politique » et spécifiquement au « régime démocratique ». Dans des contextes exogènes à la tradition occidentale, ces régimes et ces États sont loins de correspondre aux modèles historiques et sociaux du pays pris comme référents. Hors d'Europe, à la forme souvent autoritaire de la souveraineté, s'ajoute la greffe d'un fonctionnement du régime, qui ne peut calquer aucun modèle d'emprunt. Dans ces cas, la forme d’État et la forme du régime se confondent dans la figure présidentielle du chef de l'exécutif, médiateur et interprète de toute mixité historique. La résultante en est un modèle, à chaque fois original ou impur, fondamentalement étranger au « Volkgeist » et souvent prétexte ou masque pour l'exercice prémoderne du pouvoir.

Est un « régime post-démocratique » un régime marqué par une crise de la légalité représentative, disloqué par la mondialisation et en crise quasi permanente de légitimité. C'est un régime qui ne dispose plus d'un équilibre interne stable et identifiable et qui est soumis à des influences médiatiques et culturelles, financières et politiques, déstabilisantes et extérieures. C'est un régime influencé par les jeux perturbateurs et spéculatifs de la finance internationale arbitrant l'évolution économique interne. Les premières brouillent la convergence des coordonnées culturelles et émotionnelles de l'opinion, les deuxièmes les flux des épargnes, des investissements et des rapports productifs. Est post-démocratique en conclusion un régime où il n'existe plus un demos ni une opinion nationale ni une économie indépendante, mais plusieurs greffes et influences perturbatrices, transversales, régionales et mondiales.

L’État d'exception est en revanche un État d'urgence, de salut public ou du « dernier ressort », caractérisé par une crise de la société multiculturelle et par un retour à « l'État présidentiel, autoritaire et gouvernemental ». Il est issu d'une remise en cause existentielle du pacte social et pas seulement du contrat politique. Il peut être tenu, dans cette dissertation schématique, pour un régime revendiquant une reprise en main nationale et intégrale des leviers du pouvoir. En tant que tel il peut concerner la forme d’État, la forme de régime, ou les deux à la fois. Ce qui est symptomatique est qu'il est caractérisé par une concentration et une réappropriation rapide du politique. L'hypothèse d'un État d'exception « à la française » pourrait être justifiée par l'exigence d'une crise interne – extérieure qui ne permette plus, immédiatement, à la représentation politique et au régime présidentiel d'atteindre un point d'équilibre interne stable et une base électorale majoritaire, même par le biais de marchandages, de compromis multiples et de coalitions. Cet « État » pourrait faire face alors à un système de conflit profonds et durables, aggravés par l'irruption violente des minorités et des banlieues, sous égide islamique et simultanément à une crise de gouvernance européenne, elle-même doublée d'une crise de gouvernabilité internationale. Cette hypothèse d'école n'est pas nulle et fait l'objet des conjectures possibles, caractéristiques, en leur formulations hypothétiques, de l'ensemble des sociétés occidentales ouvertes. Conjectures d'exception où la légalité, la légitimité, la représentativité et la composition de la société seraient soumises au diktat d'une métamorphose radicale et à la capacité d'un chef charismatique, s'érigeant en garant du salut public, de trancher sur l'ordre public, sur le modèle social et sur la synthèse politique. Le but en serait de permettre de conserver les acquis et de remodeler stratégiquement les objectifs d'avenir. L’État d'exception représente ainsi la clé fonctionnelle de trois crises, la crise de la souveraineté (crise de l’État post-national), la crise du régime post-démocratique (crise de la légalité représentative) et la crise de la société multiculturelle, crise d'hétérogénéité historique et donc la clé d'une nouvelle synthèse politique et d'un nouveau contrat social.

 

QUATRIÈME PARTIE

   CRISE ET AXIOMATIQUE DES CRISES

Le moment déstructurant de toute situation politique est le moment de crise. Sa fonction de rupture marque la genèse conflictuelle de nouveaux paradigmes structurants. Une crise marque tout d'abord un revirement de l'esprit public et une rupture des anciennes solidarités. Ceci implique le façonnement de l'ordre par la violence et l'irruption créatrice de la puissance du négatif. Le but d'action n'y est plus la réalisation d'un équilibre de compromis mais la soumission brutale de l'ennemi et la neutralisation provisoire de l'hostilité, en vue d'une stabilité supposée moins aléatoire. Tout commence par un « krash conceptuel », puis politique. En effet, dans l'univers socio-politique national et inter-étatique, une crise est en même temps une crise de gouvernance (interne) et une crise de gouvernabilité (internationale). Cette double dimension comporte une perte des repères paradigmatiques.

 

SUR LE CONCEPT GÉNÉRAL DE CRISE

Toute crise est en son essence une crise de la sphère publique et donc une crise des situations acquises et des accords possibles. Elle affecte comme telle, les conceptions dominantes de l’ordre et les formes établies de direction politique. Elle débouche enfin en crise de souveraineté et donc de décision. Dans une configuration des relations planétaires, marquées par une forte interdépendance, la liaison national-international apparaît ainsi, en toute son importance, aux yeux des analystes et des décideurs. En effet, dans l’univers inter-étatique toute crise est en même temps une crise de puissance, une crise d’équilibres et une crise de gouvernabilité. Force, alliances et consensus sont alors concernés. L’enjeu en est, non pas un Etat, mais une certaine conception de la légitimité, une configuration particulière des forces et une structure chancelante du système.

L’ordre international trouve son fondement dans un climat général de confiance et dans une certaine représentation de la sécurité. Il repose sur une structure donnée de solutions diplomatico-stratégiques et sur un ensemble de normes et de conventions, nécessairement transitoires. Dans l’univers des relations de puissance, tout ordre est par définition contractuel. On n’y adhère que de façon partielle et temporaire. La forme générale du contrat de coexistence entre les Etats est conditionnée par la flexibilité de cette adhésion et par le caractère de négociation permanente et souvent violente de ses règles et de ses codes de conduite. Dans la vie internationale, l’utilisation des moyens militaires apparaît comme un facteur de perturbation lorsque le recours à ceux-ci est unilatéral. Elle est perçue comme une technique d’ordre, si leur emploi est collectif ou opère sous les drapeaux d’une organisation universelle. S’impose, en revanche, comme une modalité de la raison politique, si le conflit est limité et obéit à un « code non écrit du légitime ou de l’illégitime. » (R. Aron). Leur phénoménologie est moins importante que leur fonction, car dans une crise, intervient un élément politique qui pénètre la vie des Etats, le risque et la menace de conflit.

Toutes les spéculations et les calculs qui sont liés à l’évaluation des rapports globaux des forces et de la hiérarchie naturelle des Etats, manifestent, dans la crise, l’unité du champ d’interférences des diverses sphères de la poétique historique.

Toute crise politique suppose non seulement une délimitation des enjeux, mais un espace de déploiement et un temps de résorption. Sa résolution implique une doctrine de l’essentiel et du marginal. Les enjeux décisifs doivent être jugés en fonction des buts globaux et donc des coûts, gains, défis, vulnérabilités et risques conséquents. Les enjeux marginaux, en fonction d’une échelle d’intérêts, susceptibles de ne pas altérer les équilibres régionaux, de coexistence et de sécurité.

Le cadre d’une phénoménologie locale, virtuellement amplifiable aux conditions « ambiantes », comporte une relation au temps, essentiel pour les issues d’une crise. Il s’agit d’un temps politique, découlant de la dialectique culminante des crises. Données techniques, géopolitiques et stratégiques, hiérarchie naturelle des Etats, nature des vulnérabilités, appréciations des intérêts suprêmes et marginaux, valeurs accordées aux enjeux et résolution d’agir, convergent dans une acmé, où la rapidité de l’initiative l’emporte sur les défis de la conjoncture.

Face à la complexité d’une situation de crise dont la profondeur n’est pas encore entièrement perçue, certains théoriciens rappellent l’inhérence du caractère cyclique et oublié des crises, et principalement le caractère pervers de celles-ci.

 

 CRISE ÉCONOMIQUE ET ISSUE CONFLICTUELLE

Or, le risque majeur, jugé inconséquent, est celui d’une issue conflictuelle et finale de la crise économique actuelle. Cette issue n'est pas nulle puisque d’une part :

  • l’interdépendance économique n’empêche pas les conflits politiques

  • il n’y a pas d’interdépendance symétrique entre économie et politique, en raison du fait que la relation entre les deux sphères passe,

    • soit par le caractère interactif de cette relation,

    • soit par la dimension culturelle, et donc historique, comme médiation interprétative du politique, dans l’exercice des grandes affaires du monde. Celles-ci demeurent toujours des options géopolitiques et stratégiques.

Par opposition aux courants de l’interdépendance et aux théories libérales, selon lesquelles l’échange entre pays rend les conflits obsolètes et fonde la « paix sur le commerce », les courants réalistes en relations internationales, valorisant « l’intérêt national » et la notion « d’alliance » tant au plan politique que sécuritaire, voient dans les issues d’une crise économique, le renforcement ou l’affaiblissement de certains acteurs et une remise en cause des équilibres de puissance. Or la maximisation des intérêts politiques et sécuritaires, verrait un terrain d’opportunités pour pousser des jeux d’influence vers les limites de la conflictualité. L’affrontement dans des zones troubles ou dans des régions considérées comme des chasses gardées, ou à intérêts privilégiés, en serait l’appât principal.

Par ailleurs, un retour aux politiques économiques et financières nationales, pourrait conduire à une fragmentation du monde et à un accroissement des revendications d’acteurs insatisfaits, tournant ces revendications en tensions politiques ou en bellicosité. La tendance au multipolarisme du jeu politique international, rendrait les alliances moins sûres et le regroupement des acteurs secondaires plus aléatoire et variable. Dans ces conditions, le commerce tournerait le dos à l’économique et se réorienterait vers la politique, soit pour des raisons de solidarité, soit parce que la coopération politique encourage les flux économiques. Dans des régions aux caractéristiques socio-économiques semblables, des ruptures de solidarité sociale entre anciens partenaires politiques pourraient briser des relations d'intégration acquises.

LATENCE DE CRISE ET RUPTURE DE L'ORDRE SOCIAL

La crise européenne latente, la plus déstabilisante à concevoir, viendra de la liaison national-international3. Son champs d'interférence et d'interactivité, a été étudié par J.N. ROSENAU dans les années 1970, dans le but de soumettre à une application empirique le concept de « système international ». Cette étude apporta une conclusion de terrain au débat méthodologique de l'époque. Ainsi, la « liaison » (link) entre deux systèmes, national et international, devint chez ROSENAU la séquence de base d'une série d'interactions entre une unité politique (out-puts étatiques) et l'ambiance extérieure (in-puts environnementaux). Cette séquence fut subdivisée en quatre catégories de flux, obéissant à trois processus distincts, pénétratif, réactif et émulatif :

La dépendance et l'interdépendance des phénomènes examinés, tous asymétriques, sont susceptibles de favoriser deux diverses perspectives, l'intégration ou la désintégration, la cohésion ou la fracture. Lorsque les « linkages » nationaux-internationaux font remonter la phénoménologie des comportements à l'hostilité, celle-ci influence un flux considérable de conflits internes. Un exemple évident de cette relation interne-internationale est représenté par les élections présidentielles françaises du 10 Mai 2012. À cette occasion la fonction d'agrégation des minorités, restées culturellement étrangères, est passée par le soutien à l'un des deux candidats en lice, sur la base d'une incitation explicite de 700 imams, et cela en échange du soutien à certaines politiques et à certaines facilités (politiques sociales, éducatives, sécuritaires, etc.). Or le processus de mondialisation, l'offensive historique de l'Islam et le phénomène de désatisation croissante des sociétés ont engendré trois conséquences d'ordre général :

À partir de ces exemples, la latence d'une crise susceptible d'induire des profondes transformations du corps politique et des institutions représentatives, découle de la fusion prévisible et déjà avérée entre ces diverses composantes induisant une « rupture de l'ordre social ». Que se passerait-il du point de vue sécuritaire si, à l'occasion d'un cycle de revendications aux sources et motivations locales ou générales, s'unifiaient les composantes les plus diverses de l'insatisfaction et de la contestation (indignés, syndicats, minorités diverses, altermondialistes, nihilistes et islamistes), dans une expression tendue et par moments exaspérée d'inquiétudes de masse. Quelle issue se réaliserait-il si la composante internationale d'expression « pénétrative » devenait le vecteur d'une tendance offensive, celle d'un pouvoir religieux extérieur et hostile ? Ce type de crise, ne parvenant pas à devenir majoritaire mais réussissant aisément et durablement à « bloquer » la société et le fonctionnement des institutions, provoquerait de facto une crise de la légalité institutionnelle, une rupture de la légitimité démocratique et un durcissement de l'exécutif et de l'appareil d'État, qui instaureraient ainsi des formes d'exception durables correspondant aux impératifs d'une nouvelle morphologie de la société.

    - Le « processus pénétratif » a lieu lorsque les membres d'un État participent au processus politique d'un autre et y intègrent les structures d'autorité qui assignent des valeurs (militants et agents de propagande des partis transnationaux, électeurs et élus d'origine et de culture étrangère, minorités idéologiques ou religieuses en réseaux, etc.)

    - Le « processus réactif » qui dépend de réactions inter-étatiques (campagnes électorales ou médiatiques sensibilisées autour de problèmes régionaux étrangers (exemples : conflit Israël-Pays arabes-Liban-Palestine, génocide arménien, etc.)

    - Le « processus émulatif » lorsque « l'effet démonstratif » est une « diffusion » du même phénomène international et présente les mêmes caractéristiques sociologiques originelles. Ce processus découle de l'intégration des États et des sociétés à une même communauté mondiale.

    - la désagrégation accrue de la cohésion sociale

    - l'éclatement flagrant du concept d'autorité et de la notion d'intérêt général ou public, crédités à la souveraineté de l'État

    - la segmentation sociale et la prolifération d'acteurs protestataires trans et sub-étatiques.

 

HÉTÉROGÉNÉITÉ DU SYSTÈME ET MIXITÉ SOCIÉTALE

Ces nouveaux régimes refléteraient la contradiction du système des États et celle de chaque élément du système4 et donc

    Ainsi, les deux tendances, venant du haut et du bas de la société, pourraient atteindre la cohésion de notre mode de vie et devenir des mécanismes de pouvoir de type autoritaire. D'un côté ces tendances traduiraient le choc des configurations hiérarchiques qui caractérisent les relations entre les unités politiques de la scène mondiale, de l'autre les nouvelles coalitions entre acteurs internationaux et acteurs subétatiques, constitueraient des facteurs de perturbations qui poussent vers la recherche de nouveaux régimes politiques.

  • l'hétérogénéité de la structure du monde

  • l'antinomie sociologique des régimes internes, pluralistes ou oligopolistes, démocratiques ou totalitaires

  • les antagonismes naturels des groupes sociaux et leurs tensions conflictuelles

  • la complexité des situations où s'entremêlent les principaux problèmes de politique in ternationale et de politique interne

     

    En Europe, elles marqueraient la coexistence de deux réalités contradictoires :

  • l'éclatement d'une légalité démocratique élaborée pour des populations jadis homogènes

  • l'irruption de masse de groupes allogènes venant de zones de non-droit, aux règles de conduite et aux valeurs pré-modernes, incompatibles avec la fiction de l'égalité du système représentatif occidental.

    C'est la fiction d'égalité, d'identité et de subordination à l'autorité qui est la première à voler en éclat en situation de crise. Toutes les conceptions et juridictions internationales seraient ultérieurement brisées par des phénomènes de purification ethnique et par les droits d'interventions équivoques de la communauté des États (fonction pénétrative de Rosenau).

1 La légitimité, en tant qu’attribut de l’autorité, exprime une connexion entre la théorie générale du pouvoir et la théorie générale du droit, et en tant qu’idée morale supérieure au droit, le sentiment d’adhésion et d’espoir qui transcende la sphère de la politique. Ainsi, la source ultime de la légitimité se situe sur un plan qui va au-delà de l’ordre juridique et remonte à la justification même de l’autorité (potestas). Dans la théorie est légitime non seulement ce qui est conforme à la volonté du souverain, mais ce qui est exprimé et régi par des lois, car « les lois sont des actes de la volonté populaire » et résultent d’un débat civique : Lex est quod populus iubet, alque constituit.

2C. SCHMITT. Voir « il concetto di Politico » in « Le categorie del Politico », Bologna : Eds. Il Mulino », 1972.

3James.N.ROSENAU, « Towards the Study of National-International Linkages », in Linkage Politics, 1969, Free Press Macmillian, Publishing Co, Inc.

4Voir Stanley HOFFMAN, International System and International Law, in « The international System : theoretical Essays », 1961, by Princeton University