LA TERRE EST-ELLE PLATE?

Réflexions sur la mondialisation et la politique étrangère.
Auteur: 
SEM Raoul DELCORDE
Date de publication: 
6/8/2012

1. Qu’est-ce que la mondialisation ?

On peut définir la mondialisation comme la transposition des activités humaines du cadre étroit de l’État-nation dans celui, beaucoup plus large, de la planète Terre. Le terme se répand à partir de la fin de la confrontation Est/Ouest, en suggérant l’idée d’un monde globalisé, unifié autour et par le marché. Ce phénomène coïncide avec une prise de conscience de l’importance de l’environnement et la perception de l’unité de la planète et de la fragilité de ses équilibres.

Au début des années 1990, la mondialisation est consacrée par l’accentuation des phénomènes d’intégration transnationale à grande échelle, sur le plan financier, commercial et industriel. Le phénomène de la mondialisation représente tout d’abord un processus économique. Il décrit un processus de généralisation des échanges entre les différentes parties de l’humanité. Comme les historiens de l’« économie-monde » l’ont montré, les empires sont déjà des mondialisations : la Phénicie antique, Carthage, Rome, l’Europe chrétienne, l’Islam, la Chine et l’Inde. On peut retrouver dans ces constructions impériales une ambition universelle, cherchant à concilier diversité et unité de l’humanité. On y trouve déjà des ingrédients essentiels de la mondialisation d’aujourd’hui : une expansion à l’échelle du monde connu et une intention politique, qui n’est pas que volonté dominatrice, mais ambition universelle. Assurément, les empires s’enferment eux-mêmes dans leurs contradictions : l’idée d’empire appelle celle de limite – le « limes » de l’empire romain, la muraille de Chine – et appelle une égalité homogénéïsante impossible. Mais la mondialisation d’aujourd’hui n’entraine-t-elle pas les mêmes contradictions, repoussant une partie de la population hors de l’espace mondialisé et n’assurant pas l’égalité des peuples au sein d’un ensemble homogène ?

C’est le XVIe siècle qui peut être considéré comme le premier siècle de la mondialisation, telle que nous l’entendons. Deux éléments y ont contribué. En premier lieu, les explorations maritimes et les conquêtes coloniales ont intégré les Amériques dans le système des économies européennes et tracé les évolutions internationales des XVIIIe et XIXe siècles. Ensuite, le développement des modes de production et des échanges capitalistes a dessiné les contours d’une mondialisation. La vision du monde change durant le siècle des grandes découvertes. Le désenclavement planétaire et maritime du monde est fondé sur l’expansion européenne. La révolution cosmographique avec la mappemonde, ce globe miniaturisé, modifie le regard porté sur le monde et met l’homme cosmographe dans une posture de maitrise symbolique et intellectuelle du monde. Le volume du commerce transatlantique est multiplié par huit entre 1510 et 1550. Les flux monétaires touchent les villes espagnoles, comme Séville, et les villes du Nord, comme Anvers. Ils profitent à de véritables dynasties marchandes, comme celle des Fugger, à la tête d’une véritable multinationale avant la lettre. Ainsi, avant même que les États-nations ne soient constitués, la dynamique des échanges débordait les frontières des villes pour s’étendre à l’extérieur, aussi loin que le permettaient les moyens de communication d’alors. Autrement dit, la tendance à la mondialisation est inhérente à la croissance du capitalisme. Mais s’il est vrai que les fondements de la mondialisation sont contemporains de l’émergence d’une économie de marché, on doit bien constater que ce phénomène a connu une véritable accélération depuis une quinzaine d’années. En fait, on a assisté, dans le monde occidental, à une montée en puissance des sociétés multinationales, qui ont introduit la mondialisation de la production – non pas celle du commerce, qui avait été réalisée plus tôt, mais celle de la production elle-même. Cela s’est traduit par une plus grande mobilité des facteurs de production, mais aussi des capitaux financiers, du capital réel et surtout des technologies. Les frontières nationales semblent avoir perdu leur raison d’être. Dans le champ de l’économie, les États ont partagé, voire cédé des pans entiers de leur souveraineté à quelques grands groupes industriels. Avec la mondialisation contemporaine, plus aucun lieu ne peut être considéré comme hors du monde. On a parfois utilisé le terme de globalisation (par rapport à mondialisation) pour souligner la capacité d’acteurs situés dans différentes parties de la planète de se connecter, d’interagir et de coordonner leurs actions en temps réel grâce aux technologies de communication et d’information. Parmi les éléments importants on relèvera notamment le constat d’un rétrécissement de la planète et la prise de conscience de ce phénomène. Aux vieilles théories de l’avantage comparatif, fondé sur des facteurs de production fixe, s’est substituée celle de l’avantage compétitif, beaucoup plus souple, évolutive, sensible à l’évolution des politiques. Une nouvelle conception du monde émerge, dans laquelle s’efface la dichotomie entre l’intérieur et l’extérieur, entre le national et l’étranger. Deux concepts occupent une place centrale dans toute définition de la mondialisation :

 

  • L’interdépendance : en matière de défense, d’échanges, de politiques culturelles, d’investissements dans la technologie et les réseaux de communication, comme en matière politique macroéconomique, les États ne peuvent agir seuls, au risque de prendre des risques déraisonnables. C’est un aspect de l’interdépendance générale qui caractérise notre époque, la « société de réseaux » ou « ère de la connexité ». Ce phénomène peut aussi bien déboucher sur des regroupements régionaux ou sectoriels que sur une organisation planétaire.

  • La globalité : le système financier international, les tendances démographiques mondiales et la santé, le transport aérien, les ressources en eau, les forêts, le changement climatique, sont des questions de dimension planétaire. Le terme « global » revêt des significations distinctes : appartenir à la planète (changement climatique, par exemple) ou constituer un élément d’un tout (marché des capitaux, par exemple). Pour certains, les réponses à ces questions sont toujours de dimension locale, d’où le terme de glocalisation. Ce néologisme s’applique à une globalisation qui connait ses limites, qui sait s’adapter aux réalités locales, selon l’adage « penser global, agir local ». Il est clair que pour comprendre la mondialisation, il faut à la fois connaitre le monde dans ses structures et l’enchevêtrement de ses structures, et appréhender la manière dont la mondialisation marque les réalités locales, si bien que l’on peut parler des mondialisations.

La mondialisation se caractérise aussi par une forme d’asymétrie. Les activités humaines ne sont pas mondialisées de manière égale. Ainsi, il existe des secteurs où la mondialisation a été très rapide (finances, transfert de technologies, mouvements de travailleurs hautement qualifiés, crime organisé, terrorisme international) tandis qu’il en est d’autres où elle avance fort lentement (règlementations internationales, lutte contre la criminalité, comportement sociaux, politiques gouvernementales). Ces asymétries ont donné lieu à des groupes de gagnants et de perdants, polarisation qui menace le tissu social de nombreux pays en proie à des transformations sociales rapides et indésirables. Il en résulte un paysage beaucoup plus contrasté qu’on ne le pense.

Parmi les points qui retiennent l’attention quand on évalue l’impact global de la mondialisation sur la gouvernance on retiendra notamment :

 

1.1. Un déplacement vers la sphère économique

On a longtemps considéré que les relations entre les États étaient organisées selon ce que l’on appelle « l’ordre westphalien » par référence à la paix de Westphalie qui mit fin à la guerre de Trente ans en 1648, permettant aux États d’entretenir des rapports fondés sur la surveillance mutuelle et la réciprocité des engagements, tout en respectant l’indépendance de chacun. Aujourd’hui les États subissent une concurrence à plusieurs niveaux, qui réduit leur pouvoir. Tout d’abord, l’essor des entreprises multinationales capables d’échapper à la juridiction des gouvernements nationaux (même des leurs) a entrainé un déplacement latéral de la décision, de la sphère politique vers la sphère économique. De plus en plus de décisions sont imposées maintenant par les forces du marché. La taille relative des entreprises indique qu’il y a un déplacement du pouvoir. En 2002, la CNUCED publiait un classement des cent premières entités économiques dans le monde, en mettant sur le même plan les États et les entreprises, dont la puissance économique était respectivement estimée en fonction de leur PIB et de leur valeur ajoutée. Parmi ces cent entités, on dénombrait finalement 29 entreprises et 71 États. (NB : un tel classement n’a pas grand sens puisque les revenus générés par les entreprises sont également comptabilisés dans le PIB des États. Mais il permet tout de même de donner un ordre de grandeur et fait écho à la perception de l’opinion publique qui tend de plus en plus à considérer les entreprises comme des entités à part, se distinguant des pays dans lesquelles elles opèrent). De nombreux États, tributaires des flux de capitaux internationaux, ont beaucoup moins de pouvoir que les multinationales.

 

1.2. Une reconfiguration du rôle des Etats

Le contexte international peut nous conduire à quelques constats. Le monde connait, depuis la fin de la Guerre froide, une prolifération sans précédent d’acteurs « transnationaux ». ONG, firmes multinationales, opérateurs financiers, terroristes, trafiquants de drogue, mafias, et une infinité d’autres acteurs privés, constituent cet ensemble hétéroclite. Face à ce phénomène, l’État serait « impuissant », « inutile ». Ce serait les démocraties occidentales, aux frontières poreuses, qui seraient les plus affaiblies. Or, paradoxalement, c’est ce type d’État qui résiste le mieux aux « attaques » dont il est l’objet. L’État « post-moderne » se révèle d’une robustesse inattendue. La montée en puissance des nouveaux acteurs, loin d’affaiblir l’État, a même tendance à le renforcer. Le terrorisme international, les attentats du 11 septembre 2001, ont eu comme conséquence directe le « retour de l’État ». Les pressions croissantes des ONG ont conduit à une extension du champ des activités des États, entrainé leur intervention dans des domaines où ils n’avaient pas l’intention d’agir. On assiste à une reconfiguration de l’État. Certes, les missions de protection assumées par les États n’ont pas disparu, mais pour ce faire les États doivent désormais tendre à coopérer entre eux c’est-à-dire à privilégier la sécurité collective. Ce faisant, ils doivent apprendre à associer les grands acteurs de la société civile et à les considérer comme des partenaires. Dans la nouvelle réalité internationale issue de la mondialisation et de l’effondrement du bloc soviétique, les États n’ont donc nullement disparu, et demeurent, au contraire, au cœur du système. Mais leur imbrication fonctionnelle a considérablement augmenté (c’est la fin du « système westphalien » où chaque État décidait souverainement de ses interactions avec les autres États). On est entré dans un système international à géométrie variable. La souveraineté étatique n’a pas disparu, mais elle est désormais partagée.

On constate aussi que si le secteur privé mondial crée des alliances et opère des fusions, le secteur public mondial décentralise ses compétences. Il y a un développement croissant de niveaux d’administration infranationaux, privant les administrations centrales d’une grande partie de leur influence. Aujourd’hui, les villes, les provinces, les régions, et des myriades d’entités locales élaborent des règlements locaux, offrent des incitants financiers et des subventions pour attirer le capital international, qui se déplace aisément. Les entreprises internationales ont bien souvent l’embarras du choix pour décider de leur implantation. Cette situation a pour effet d’affaiblir le pouvoir d’attraction des États face à ces facteurs de production nomades.

Les États cèdent aussi du pouvoir à mesure que les organisations gouvernementales internationales (ONU, UE, OMC, OCDE, etc.) en acquièrent. Ce transfert de pouvoir vers le haut ne fait, toutefois, que commencer dans la plupart des organisations intergouvernementales, à l’exception de l’Union européenne où la supranationalité est un objectif reconnu. Toutefois, même dans ces conditions, les nouvelles juridictions de ces organisations intergouvernementales imposent de nouvelles limites à la capacité d’action des gouvernements nationaux.

Dans l’espace juridique international, l’État souverain demeure le lieu de la souveraineté. C’est tout le champ des activités de l’ONU, de l’OTAN, de la PESC et de la PESD, et de toutes les matières réglées par des traités internationaux et mises en œuvre par des organisations internationales regroupant des États. À la fois à partir des États et en dehors d’eux, se constitue une société mondiale. Celle-ci est irriguée par les acteurs non étatiques qui font entrer dans un espace mondial en gestation toutes les grandes questions de société. Celles-ci sont débattues dans des forums planétaires ou sommets globaux, dans lesquels se côtoient États et mouvements multiformes : environnement et développement (Rio, 1992), droits de l’homme (Vienne, 1993), population et développement (Le Caire, 1994), crime organisé (Naples, 1994), développement social (Copenhague, 1995), femmes (Pékin, 1995), urbanisation (Istanbul, 1996), réchauffement climatique (Kyoto, 1997), etc. La diplomatie multilatérale aujourd’hui ne peut fonctionner que dans le cadre de cette communauté mondiale en construction, associant États et acteurs transnationaux. On constate aussi une évolution du phénomène de l’interdépendance mondiale, qui aboutit à réduire la capacité des gouvernements nationaux d’élaborer des politiques. Aujourd’hui de nombreux problèmes ne peuvent être traités qu’à l’échelon planétaire. Si naguère encore il était possible de « penser globalement et d’agir localement », on est maintenant dans une situation où il convient de « penser mondialement et d’agir mondialement ». Faute d’avoir une dimension planétaire, certaines mesures risquent d’être inefficaces pour la résolution de problèmes, tels que la lutte contre le changement climatique, la lutte contre le terrorisme, la prévention des épidémies, etc. Le monde est devenu interdépendant, qu’on le veuille ou non. Cette évolution sape les fondements mêmes de l’ancien système westphalien dans lequel le monde était constitué d’États souverains pleinement indépendants et disposant de vastes pouvoirs de décision.

Le défi intellectuel du négociateur multilatéral est celui posé par le constat que la mondialisation nécessite de plus en plus des normes planétaires. Les grands dossiers diplomatiques pour les prochaines années seront, notamment, la sécurité collective, le changement climatique (l’après-Kyoto), la non-prolifération (le présent et l’avenir du TNP), le crime d’État (la mise en œuvre de la justice pénale internationale) et la réforme des institutions internationales. Les négociations diplomatiques menées par les États seront de plus en plus concertées avec les acteurs de la société mondiale. La mondialisation est donc la montée en puissance, face au monde « statocentrique », d’un monde « multicentré », constitué par l’ensemble des relations non-étatiques ou transnationales1.

 

1.3. La question de la gouvernance mondiale

Il y a tout un courant de pensée qui considère que la gouvernance mondiale est la réponse la plus adéquate à la société mondialisée. Le concept de gouvernance postule un contrôle de la marche du monde qu’exercerait l’ONU, non pas au sens d’un gouvernement mondial, mais plutôt d’une instance de coordination associant les différents intérêts et allant au-delà de la simple coopération interétatique ou du jeu du marché. Force est de constater, cependant, que le système onusien est peu centralisé et n’arrive pas toujours à mettre en œuvre des politiques cohérentes, sans parler des cas où les politiques de ses institutions sont contradictoires. La direction des affaires du monde relève donc du vœu pieu ou du fantasme davantage que de l’observation des faits. La Commission sur la gouvernance mondiale a produit un rapport intitulé Our Global Neighbourhood, qui insiste sur l’interdépendance, tente de concilier la souveraineté et l’autodétermination avec les tendances à la mondialisation et à la fragmentation. Elle dégage un nouveau concept de sécurité – défini en termes non plus seulement militaires, mais aussi économiques, écologiques et sociaux. Mais il s’agit de recommandations qui n’ont pas été réellement suivies d’effet.

D’une manière générale, le système de gouvernance internationale actuellement en place débouche sur une situation très dangereuse. Alors que la mondialisation gagne du terrain, de façon asymétrique, avec son cortège de gagnants et de perdants, et en introduisant des distorsions majeures dans le système mondial, on a le sentiment assez curieux que personne n’est responsable. À ce stade-ci de l’analyse, une série de constats s’impose.

Tout d’abord la souveraineté n’est plus ce qu’elle était. Les gouvernements nationaux ne peuvent plus exercer, par le biais de la législation et de la règlementation, les pouvoirs régaliens qui étaient les leurs. Il est possible de se dérober aux règles nationales en allant s’installer sur d’autres territoires. En outre, la légitimité des actes souverains est de plus en plus contestée au nom des principes supérieurs, tels que le respect des droits de l’homme. Ensuite, le contrôle du territoire physique n’a plus beaucoup d’importance à un moment où la concurrence s’exerce sur un territoire virtuel plutôt que géographique. À l’ère de l’Internet, les distances ont perdu de leur importance en tant que variable économique et ne protègent plus de la concurrence étrangère comme par le passé. L’ancien ordre westphalien est mal adapté à la réalité virtuelle et se trouve donc de plus en plus marginalisé. Autre constat : l’État-nation, qui était le pivot de l’ancien système, est sérieusement concurrencé, même s’il demeure encore incontournable. Les sociétés, les groupes d’intérêt spéciaux, les ONG, les syndicats, occupent maintenant le devant de la scène. Ces nouveaux acteurs, en particulier les entreprises, sont appelés à exercer des fonctions de gouvernance – sans légitimité claire ni mandat démocratique. On ne peut, toutefois, ignorer leur présence et leur pouvoir. En tant qu’acteurs, ils doivent être intégrés dans le système.

2. Les défis que pose la mondialisation à la conduite de notre politique étrangère


2.1. Caractéristiques générales de la puissance

Les critères de puissance de l’après-Guerre froide diffèrent de ceux qui ont prévalu pendant cinquante ans. Nous assistons à une dilution de la puissance, au sens traditionnel du terme, dans la mesure où celle-ci ne se fonde plus essentiellement sur des ressources, en particulier des ressources militaires, mais plutôt sur une capacité de gestion d’un environnement international à la fois complexe et interdépendant. Les acteurs étatiques et transnationaux étant plus nombreux et les enjeux à la fois globaux et plus complexes, la puissance de l’après-Guerre froide est dispersée dans le cadre d‘un système très diversifié et multilatéralisé. La capacité de comprendre et de s’adapter à cet environnement, ainsi que le respect des normes collectives qu’il véhicule, ont pris le pas sur la puissance des armes. En usant des instruments de la « puissance douce », des coalitions internationales formées d’États et d’ONG peuvent réussir à influencer l’ordre du jour international. Sur la scène diplomatique de l’après-Guerre froide, un État – qu’il soit puissant ou faible – se meut à travers un réseau de relations où la société civile prend de plus en plus d’importance, comme en témoignent les manifestations et débats autour du thème de la mondialisation. En raison de ce contexte multilatéralisé, il ne suffit plus de disposer de la puissance et de l’utiliser unilatéralement pour « dominer », il faut aussi disposer d’une autorité morale qui légitime ses actes et son statut. La « boite à outils » de la puissance diplomatique doit être mieux fournie qu’avant, d’autant plus que l’instrument militaire a perdu sa force décisionnelle. D’autre part, l’exercice de la puissance s’effectue aujourd’hui dans un contexte normatif dominé par les valeurs démocratiques libérales. Cela implique, au niveau des règles du jeu international, une plus grande transparence et une plus grande confiance entre les acteurs.

 

2.2. L’émergence de nouvelles puissances

On assiste à une mutation majeure de l’économie mondiale. La montée en puissance de pays – Chine, Inde, Brésil, pays producteurs de pétrole – dotés de leur dynamique propre crée un monde multipolaire dont l’émergence trouve bien ses racines dans la mondialisation des échanges imposés par les firmes américaines et européennes soucieuses de produire là où les couts sont les plus bas, pour vendre ensuite sur les marchés des pays riches, de loin les plus profitables. Ce schéma économique repose sur le déficit commercial américain, la place du dollar dans les transactions internationales et les faibles couts de production des pays transformés en ateliers (Chine) ou en bureaux (Inde) du monde. Cette situation se trouve, toutefois, en porte-à-faux avec les besoins d’investissement de ces pays et les aspirations économiques de leurs populations. L’élévation des salaires et du niveau de vie en a fait des marchés en soi, y compris pour leurs propres investisseurs. Les relations entre les pays occidentaux et les pays émergents se rééquilibrent. On le voit, par exemple, lorsque les firmes et les banques américaines doivent céder des parts croissantes de leurs actifs aux « fonds souverains » et aux investisseurs privés venus des pays émergents, ou doivent partager avec eux l’accès aux produits de base ou les marchés, en Afrique et en Amérique latine. Ce nouvel équilibre économique trouve aussi sa traduction politique dans l’exigence de ces pays de participer plus activement à la régulation de l’économie mondiale via un pouvoir accru au sein d’institutions comme le Conseil de sécurité de l’ONU, le FMI et la Banque mondiale.

De plus, rien ne laisse penser que la croissance des nouveaux acteurs de l’économie mondiale soit moins chaotique que celle de leurs prédécesseurs. Eux aussi, dotés de puissants moyens militaires, voudront défendre la sécurité de leurs approvisionnements énergétiques ou leurs parts de marché sur tous les continents. Dans le monde actuel, les gagnants de la mondialisation sont les puissances émergentes dotées d’une population importante et d’une croissance rapide. Elles sont aux prises, toutefois, avec des problèmes spécifiques. De larges segments de leurs populations sont encore pauvres et peu éduqués (populations rurales de l’Inde et de la Chine). Ensuite, leurs systèmes financiers sont peu transparents (Chine, Russie) et peu développés (Inde, Brésil). Cette situation freine leur intégration plus poussée dans l’économie mondiale et pourrait accroitre les risques d’une crise financière mondiale. Enfin, la Russie est aujourd’hui confrontée à une population vieillissante et en mauvaise santé et la Chine connaitra des problèmes démographiques d’ici une trentaine d’années. Toute la question est de savoir comment les BRIC vont compenser ces difficultés internes : il se pourrait bien qu’elles trouvent dans une certaine forme d’expansion militaire et stratégique une manière de s’affirmer en dépit des problèmes internes qui les affectent.

La manière dont ce changement des rapports de force sera géré jouera un rôle important dans l’évolution du système international. Cela devrait notamment se marquer dans la sphère des valeurs. Nous considérons en Occident que notre modèle de démocratie libérale et laïque constitue l’organisation politique ultime. La Chine présente un autre modèle, qui oppose à la libéralisation économique une autocratie politique durable. À l’ère de la mondialisation et si l’influence des pays occidentaux devait décliner, on peut se demander si de nouvelles valeurs ne prendraient pas le dessus dans les institutions mondiales et dans le discours international.

 

2.3. Crise de la mondialisation ?

Le système d’économie de marché en phase de globalisation a été durement secoué. Tandis que la crise économique et financière continue à ébranler les dogmes les mieux établis de la gouvernance financière, il est sans doute opportun de s’interroger sur sa signification, car elle laissera une empreinte durable sur l’évolution de nos économies.

Le déroulement de la crise est relativement bien connu. Le crédit n’est plus contrôlé par les autorités publiques et il est rendu abondant par la globalisation. Cet excès de crédit permet à l’économie de se financer facilement, mais peut aussi provoquer des bulles comme celle des « subprimes ». Le risque a été sous-estimé, conduisant in fine à une pénurie mondiale de liquidité (du moins dans certaines banques occidentales), de crédit et de confiance. Le caractère « global » de la crise (au double sens de planétaire et de généralisé) justifie que l’on y voie la première crise de la mondialisation. La crise a fait ressortir deux caractéristiques de la mondialisation qui méritent d’être relevées : en premier lieu, la mondialisation a été et est d’abord une mondialisation financière ; en second lieu, elle ne peut être dissociée du progrès foudroyant des technologies de l’information et de la communication, lequel a accru dans une proportion sans précédent la diffusion de l’information, les transactions en temps réel et la rapidité des mouvements de libre circulation des capitaux. Il serait erroné, cependant, de croire qu’elle marque la fin du capitalisme et de l’économie de marché, ou celle de la mondialisation elle-même, irrésistible et globalement bénéfique, ni même celle de l’innovation financière en tant que telle, indispensable à la croissance.

La crise marque sans doute la fin de certains excès du capitalisme financier : la dictature du court terme et du profit immédiat, l’arrogance de certains actionnaires financiers vis-à-vis des autres acteurs de la vie économique, celle de la technique financière déshumanisée qui ignore toute préoccupation de l’intérêt public. Au plan macroéconomique, la crise est la conséquence des déséquilibres commerciaux, monétaires et financiers entre les pays industrialisés du Nord de la planète et les économies émergentes, ou encore du décalage entre la puissance des marchés mondialisés et la capacité de réaction individuelle ou collective des États.

La question est de savoir si nous sommes face à une dislocation totale du système financier mondial ou plutôt devant un dysfonctionnement de parcours, dû à un rythme rapide d’évolution et de sophistication du système économique et financier mondial, qui a pris une bonne longueur d’avance par rapport aux mécanismes de régulation et de gouvernance de ce système. De sorte qu’on peut dire que la crise actuelle va contribuer à corriger certains excès. Mais elle ne constitue pas une remise en question de la mondialisation. Loin de nous conduire vingt ans en arrière, cette crise constitue un accélérateur puissant de notre entrée dans le xxie siècle. C’est une crise d’ajustement. Elle se traduit par trois évolutions brutales et rapides, qui constituent autant de changements dans le modèle de mondialisation que nous connaissions jusqu’à présent.

Un premier changement concerne la montée en puissance des grands pays émergents, qui sont les enfants de la mondialisation. Le monde occidental pensait disposer d’une ou deux décennies pour s’y adapter : la crise a rendu le G8 obsolète et a mis la coordination macroéconomique mondiale et la réforme des institutions financières internationales tout en haut de l’ordre du jour des conférences du G20.

Un second facteur qui va structurer le monde de demain, c’est la problématique énergie-climat et la mondialisation de l’économie de la connaissance. L’Europe avançait doucement sur le chemin de la stratégie de Lisbonne : voilà que la récession mondiale la conduit (et les États-Unis avec elle) à faire d’urgence du « triangle de la connaissance » (éducation, recherche et innovation), de la croissance verte et du développement durable les indispensables moteurs de la reprise.

Un troisième indicateur de l’ajustement de la mondialisation est constitué par le retour de la géopolitique dans l’économie mondialisée, qui est la conséquence des deux premiers changements mentionnés et des bouleversements internationaux de l’après-guerre froide. On assiste aujourd’hui à un retour (même s’il est sans doute temporaire) des États dans le jeu économique occidental, rendu nécessaire par la crise. C’est là aussi une forme d’ajustement aux nouvelles réalités de la mondialisation. Toutefois, les États ne sont plus capables de contrôler l’accroissement des flux mondiaux (économiques, migratoires, financiers). Ils sont eux-mêmes remodelés par la mondialisation.

Enfin, la crise a fait émerger une série de défis planétaires à relever et de biens publics mondiaux à préserver. En améliorant la gouvernance mondiale et en rééquilibrant durablement le rapport entre économie de marché et intérêts collectifs, la crise permettra d’aborder ces grands enjeux plus rapidement et en meilleure position.

Il parait de plus en plus clair que seule une action collective permettra de sortir de la crise en régulant la mondialisation. Ce nouvel âge de l’action collective pourrait conduire à une consolidation de l’architecture financière internationale, dans le sillage de la Déclaration du G20 du 15 novembre 2008. Il conviendrait aussi que ce processus aille au-delà de l’objectif de stabilité financière. En s’accordant d’abord sur des règles internationales mieux respectées dans le domaine de la concurrence, des droits de propriété, de l’émission de gaz à effet de serre… Dans un tel scénario, l’enjeu est de construire une architecture de la gouvernance mondiale organisant clairement les actions collectives et la régulation de la globalisation commerciale, financière, macroéconomique, environnementale afin de conforter la mondialisation. Mais si la gouvernance se définit comme l’art de gouverner sans gouvernement, ce scénario suppose que les principales puissances, les États-Unis, l’Union eurpéenne, la Chine, le Japon, la Russie, acceptent les implications que recouvre cette mondialisation régulée en matière de souveraineté politique.

 

3. En guise de conclusion


La mondialisation est devenue part intégrante de notre politique étrangère. Par-delà l’intégration des marchés économiques et financiers, la mondialisation constitue un processus global de rapprochement des sociétés humaines. Cette dynamique n’est pas nouvelle et l’Europe a été le lieu où elle s’est développée avant d’atteindre d’autres continents. L’espace mondial se présente aujourd’hui comme un système marqué par la multiplication de flux de toute nature (hommes, marchandises, capitaux, informations), facilitée par le développement de l’Internet et ayant des effets sur les sociétés. Ces flux sont organisés par des acteurs spatiaux comme les États, les entreprises multinationales, les organisations internationales, les organisations patronales et syndicales, les organisations non gouvernementales, les organisations illicites. L’intensité de ces échanges favorise l’émergence de lieux de la mondialisation à différentes échelles, notamment les métropoles mondiales disposant d’un pouvoir politique.

L’état du monde « mondialisé » est une configuration nouvelle, qui ne se réduit pas à l’extension mondiale des rapports interétatiques régulés par une organisation internationale. Aujourd’hui « la terre est plate » pour reprendre la célèbre formule de Thomas Friedman. Selon cet auteur, des forces de nature essentiellement économiques ont stimulé l’ouverture et la libre entreprise, débouchant sur un espace mondial où les cultures, les idées et les connaissances se croisent. Mais Friedman souligne aussi que trois milliards de gens vivent encore dans un « monde non plat », loin des technologies et des changements socio-économiques.

Si l’on considère maintenant la mondialisation comme un processus historique à long terme, on doit bien constater qu’elle s’est accompagnée de conflits de grande ampleur, dont une illustration est le « Grand jeu » en Asie centrale au xixe siècle, à savoir la lutte d’influence entre la Russie et l’Angleterre pour le contrôle des ressources naturelles de la région. La mondialisation est loin d’être un long fleuve tranquille. Elle est marquée, de nos jours, par l’irruption d’un facteur nouveau, qui est de nature environnementale. Le changement climatique va influencer durablement le développement de la planète. Il va provoquer des déplacements de populations sous l’effet des perturbations climatiques qui vont affecter des régions entières (désertification, inondations). Ce serait une erreur de sous-estimer l’impact de ces grandes perturbations environnementales sur les échanges commerciaux internationaux.

Le monde plat selon Friedman est marqué par une convergence des modèles de développement et un système fonctionnant comme un « village global ». Les facteurs économiques sont le moteur de la mondialisation, mais ils ne sont pas les seuls. Les facteurs géopolitiques et culturels ont également un rôle déterminant. La mondialisation peut se heurter à des manifestations de nationalisme, à des infrastructures déficientes, à des replis identitaires, à des tensions sociales. Or il suffit que l’un de ces facteurs soit négatif pour que la dynamique de la mondialisation soit enrayée, ce qui peut déboucher sur des crises, voire des conflits. Parallèlement à la mondialisation il faut prévoir la récurrence de tensions de nature géopolitique. Elles trouvent leur origine dans une augmentation de la demande de matières premières et d’hydrocarbures, dans les problèmes d’accès à l’eau, et dans l’instabilité chronique des régions comme le Golfe persique et l’Asie centrale.

Plutôt que de parler de monde plat, ne devrait-on parler plutôt de monde « non polaire » par opposition à multipolaire ? Le monde d’aujourd’hui est dominé non pas par une ou deux grandes puissances, mais il est influencé par des dizaines d’acteurs étatiques et non étatiques, exerçant des pouvoirs multiples. Selon cette analyse que l’on doit à Richard Haass, trois facteurs ont provoqué cet état de choses. D’une part, il y a la place grandissante occupée par les États émergents. Ensuite, il y a le phénomène de la mondialisation, qui a fait surgir une multitude d’acteurs non étatiques. Enfin, il y le déclin relatif des États-Unis. Si cette thèse d’un monde non polaire se vérifie, on doit alors reconnaitre qu’elle rendra d’autant plus indispensable un multilatéralisme efficace, pour reprendre les termes de la « Stratégie européenne de sécurité ». En ce siècle de la « puissance relative », pour citer un politologue français, le multilatéralisme devra être refondé pour inclure les nouvelles formes de coopération internationale. Aujourd’hui les institutions de gouvernance globale se sont développées au-delà de l’ONU. Du G8 aux États parties à la Convention de Kyoto et des ONG de défense des droits de l’homme ou de protection de l’environnement à l’ASEAN, le paysage multilatéral s’est complexifié. La solution au problème de la gouvernance mondiale réside peut-être dans un système diversifié, où chaque institution se comporte en contre-pouvoir vis-à-vis des autres. Mais comment alors établir davantage de coordination entre instances ? Comment articuler les différents niveaux d’intervention dans un monde non polaire ?

Terminons sur un constat. La mondialisation a introduit une dimension nouvelle dans la conduite de la politique étrangère. Parmi ces changements, celui du rapport à l’Autre parait un des plus importants. Il n’est plus possible de rejeter ou d’ignorer cet Autre qui n’est plus l’étranger, mais notre voisin dans le « village global » planétaire. Le monde étant devenu plus petit, l’espace plus restreint, il faut désormais apprendre à coexister, dans le respect de la liberté d’autrui. Au fond, la mondialisation nous conduit à ce qu’un auteur a joliment défini comme un « vivre-ensemble planétaire ». C’est vers cela que doit tendre notre diplomatie.

 

 1. Cette analyse est inspirée par les travaux de Bertrand Badie, et notamment son ouvrage Le diplomate et l’intrus (Paris, Fayard, 2008).

 

Cet article est paru dans la Revue Générale, en juin-juillet 2012. Voir www.revuegeneral.be