L’UNION MONÉTAIRE N'EST PLUS CE QU'ELLE ÉTAIT

Auteur: 
Jean-Luc Gréau, Économiste français
Date de publication: 
23/10/2012

INTRODUCTION

par Irnerio Seminatore

 

Nous publions avec intérêt l'article ci-après de Jean-Luc Gréau, dans le but d'approfondir le débat qui concerne l'Union monétaire et la gestion de la zone euro.

Les inquiétudes de l'auteur sur l'agonie de la monnaie unique, la rupture de l'Union monétaire et la survivance juridique d'un instrument d'échange commun, font partie d'une herméneutique de la réalité contemporaine où s'expriment différentes sensibilités et analyses. Les relations européennes et internationales demeurent depuis toujours sous l'emprise d'une série d'incertitudes que la volonté des Institutions européennes et des Chefs d'État et de gouvernement entend maîtriser. La communauté des analystes, économistes, politologues et institutionnalistes, demeure divisée quant aux perspectives d'évolution de la zone euro et de l'Union européenne. Le courant plus optimiste estime que la maîtrise des issues de crise a surmonté son moment le plus délicat, et que les craintes d'une rupture de la zone euro et de l'Union européenne s'en trouvent atténuées.

Nous avons examiné dans un article paru sur la Revue de Défense Nationale française, au titre « Penser l'Impensable. La rupture de l'Union européenne et le nouvel ordre international », que les conséquences géopolitique et stratégiques de cette analyse conjecturale devaient avoir une signification dissuasive.

L'avenir des institutions politiques de l'Union européenne et de l'expérience humaine en général est tout autre que scientifique. Nous rappelons à nos lecteurs que la science prêche à l'indicatif et que l'action politique parle à l'impératif et décèle une multitude de futurs possibles.

 

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Invraisemblable, mais vrai, il existe encore des économistes pour annoncer des lendemains qui chantent à l’Europe. Le Vieux Continent ne tardera pas à retrouver sa vigueur et sa prospérité, nous disent-ils. Les pays concernés vont enfin réaliser les promesses de l’agenda de Lisbonne défini en 2000, aux termes duquel l’Europe devait être en 2010 la région exemplaire pour le reste du monde, par sa prospérité, son taux d’éducation, sa capacité d’innovation.

Que mon lecteur se rassure, l’optimisme affiché par ces « économistes » ne trahit pas leur dérangement mental, elle répond à une consigne qui a été diffusée à l’occasion de la grande réunion libérale tenue à Aix-en-Provence, au début de chaque été. Ordre a été donné aux congressistes de propager la « Bonne Nouvelle » de l’Europe qui va ressusciter. Ainsi, la crise financière du système de l’euro et la récession qui s’étend au sein des économies membres sont rejetées dans un registre anecdotique. L’Europe reste et restera une terre d’élection pour le développement et l’innovation, nonobstant les aléas conjoncturels qui pourraient faire douter de la chose.

Mais les membres du conseil de politique monétaire de la banque centrale de Francfort n’ont pas encore été contaminés par l’optimisme de rigueur dans le cénacle libéral. L’un de ses membres, Jörg Asmussen, a énoncé les termes du dilemme qui étreint les dirigeants de la BCE. « Les marchés font le pari de la désintégration de la zone. Un tel risque systémique est dramatique et, pour la Banque Centrale Européenne, inacceptable ». Plus clairement encore, la BCE n’a plus d’autre choix que d’inaugurer une politique de rachat massif des dettes publiques des pays en détresse, en contradiction violente avec ses statuts, en opposition à la volonté du pays le plus puissant de la zone, ou de laisser éclater la zone monétaire placée sous sa juridiction.

De fait, les autorités de la zone euro se heurtent à une situation qui ne figurait à aucun agenda, de Lisbonne ou d’ailleurs1. L’élément le plus connu est fourni par l’écartement des taux consentis par les différents Etats pour financer leurs déficits et leurs dettes : les « spreads » sont à un niveau insoutenable pour des pays comme l’Irlande, le Portugal et l’Espagne, tandis que la Grèce n’a plus accès aux marchés du crédit. On se demande comment les marchés financiers et les agences de notation ont pu s’y prendre pour accorder, des années durant, une confiance aveugle aux Etats qu’ils massacrent désormais. Le deuxième élément, plus discret, consiste dans le fait que les nouveaux emprunts émis par ces Etats ne sont plus souscrits que par les banques du pays concerné, les espagnoles, les portugaises, les italiennes (mais aussi les françaises). La « renationalisation » des dettes publiques à laquelle nous assistons aujourd’hui est involontaire. Elle traduit la volonté des banques d’échapper aux imbroglios des finances respectives de chaque Etat assortie du pari que leurs Trésors publics (encore financées par leurs soins avec l’argent récolté au préalable aux guichets de la banque de Francfort) resteront solvables, au prix d’ajustements drastiques de leurs politiques budgétaires.

Nous pensons cependant que la rupture factuelle de l’union monétaire est mieux illustrée encore par deux autres facteurs dont les médias ne rendent pas compte, ou si peu, tout occupés qu’ils sont à décrypter le jeu des grands protagonistes, Mario Draghi, Angela Merkel, François Hollande, Mario Monti, Mariano Rajoy. Ces médias sont les jouets d’une double illusion politique et technique, illusion politique sur le pouvoir d’Etats qui se sont pourtant dessaisis des leviers essentiels de la politique économique et financière, illusion technique sur le pouvoir des ingénieurs de la monnaie et de la finance, placés auprès de la Banque Centrale Européenne. Laissons les à leur illusion. Il convient, pour notre gouverne, d’insister sur la migration massive de l’épargne du « Sud » vers le « Nord » et le retrait des banques du « Nord » imprudemment engagées sur le « Sud ».

Que les épargnants grecs, chypriotes, italiens, espagnols, portugais, voire irlandais, retirent massivement de leurs comptes le montant de leurs avoirs pour les transférer vers le Luxembourg, les Pays-Bas et l’Allemagne, devrait figurer à la une de nos journaux. Car on ne doit pas s’y méprendre, leur comportement n’illustre pas le thème classique de la fuite des capitaux2. Ce sont moins les fortunes du Sud qui s’enfuient à tire d’aile, que les épargnes des classes moyennes qui cherchent à se prémunir contre la faillite potentielle de leurs banques. Tandis que les dirigeants européens affichent leur confiance dans une solution heureuse de la crise des dettes souveraines, leurs ouailles politiques ont déjà compris que, au-delà de la sauvegarde des Etats et de l’euro, c’était la sauvegarde des banques qui constituait l’enjeu crucial des décisions prises à l’occasion des sommets européens.

Deux grands pays concentrent l’attention, l’Italie et l’Espagne.

Dans le premier nommé, les banques sont, pour l’essentiel, victimes de la récession. La production italienne est aujourd’hui inférieure de quelque 8% à celle calculée pour le premier trimestre 2008. Et elle baisse toujours, en dépit ou à cause des efforts du capitaine du navire, Mario Monti, ancien commissaire européen, ancien conseiller de Goldman Sachs et président de l’université Bocconi de Milan qui est à la doctrine néolibérale ce que l’école des cadres du Parti communiste était à la doctrine marxiste-léniniste. La récession mine les comptes d’un Etat qui était déjà l’un des plus endettés d’Europe à la veille de la crise économique. Elle porte atteinte, par un effet collatéral, au crédit des banques italiennes. Comme les Italiens ne voient pas d’issue à l’impasse économique et financière transalpine3, ils sont de plus en plus nombreux à s’inquiéter d’une cessation de paiements de leurs banques.

Le mouvement le plus massif de « décollecte », pour employer le jargon consacré, affecte pourtant l’Espagne. Les chiffres sont tombés le 29 août dernier. Durant le seul mois de Juin, 54 milliards d’euros ont été retirés par les déposants, représentant une hausse de 40% sur le mois de mai, marqué par la faillite retentissante de Bankia. Au total, selon la Banque d’Espagne, ce sont 220 milliards d’euros qui ont disparu des comptes des banques locales durant le premier semestre 2012. 220 milliards d’euros, soit le cinquième de la valeur du PIB espagnol. Ceux qui ont décidé de faire migrer leur épargne sous d’autres cieux peuvent avancer de puissants arguments. Leurs banques étaient affligées d’un taux de défaut de paiement de leurs débiteurs, situé en moyenne à 9% des encours, chiffre qui exclut leur retour à la prospérité, à moins d’une transfusion massive de capital nouveau. La récession s’aggrave au point que plus d’un quart des résidents espagnols sont désormais demandeurs d’emplois, avant même que les employeurs de la saison touristique aient renvoyé leurs salariés temporaires dans leurs foyers pour l’hiver. Chose plus décisive encore, ils ont découvert que le président du conseil et ses ministres ne savaient rien ou presque de la situation des banques au moment de leur entrée en fonctions à l’automne dernier. Leurs gouvernants leur apparaissent sous les traits d’amateurs propulsés au sommet de l’Etat à un moment peu propice pour faire son apprentissage de décideurs politiques.

Pour couronner la détresse des pays dits du « Sud », voilà qu’on apprend que les banques françaises et allemandes s’en retirent. Engagées respectivement pour près de 500 milliards et près de 250 milliards d’euros de prêts aux secteurs publics et privés grecs, chypriotes, italiens, espagnols et portugais, elles ont décidé de ne plus octroyer de prêts nouveaux. Leur espoir est toutefois de ne pas subir de pertes trop lourdes sur les prêts déjà consentis4. Toute personne sensée comprendra intuitivement qu’elles contribuent ainsi à la spirale récessive qui affecte les pays méridionaux. Entre les difficultés ou la faillite des banques locales et le repli stratégique des banques françaises et allemandes, nos voisins du Sud n’ont guère d’illusions à nourrir pour un retour prochain à la prospérité.

Les agents économiques privés placent donc leur épargne au Nord et retirent leurs engagements au Sud, sans se préoccuper de l’agitation qui règne au sommet de l’édifice. Leurs décisions sont synonymes d’une rupture de l’union monétaire masquée aux regards des médias et des politiques par la survivance juridique d’un instrument d’échange commun. Combien de temps encore l’euro survivra-t-il à la rupture de la zone monétaire5 ? Il semble impossible de le dire, à l’occasion de cette rentrée pas tout à fait comme les autres. Attendons encore, et encore, les nouveaux remèdes palliatifs que les dirigeants européens, si mal nommés, vont déterminer pour prolonger l’agonie de la monnaie unique.

 

1 Ironie de l’Histoire, Lisbonne traduit une formule latine signifiant « le bon port ».

2 Ainsi, les fortunes françaises quittent la Normalie, mais les déposants et épargnants français gardent, à tort ou à raison, leur confiance à leurs banquiers.

3 Hormis Mario Monti qui a aperçu, comme bien d’autres avant lui, « le bout du tunnel ».

4 Cela ne devrait pas entacher la forte réputation de lucidité et de compétence de nos banquiers.

5 François Hollande a repris devant la conférence des ambassadeurs le mot définitif de Mario Draghi « L’euro est irréversible ».