« GUERRE D'HISTOIRES » ET MODERNITÉ.

Lumières et anti-lumières, critiques de l'ordre politique contemporain.
Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
20/9/2010

Sommaire
Le processus de modernisation, le principe de légitimité et l'homologation démocratique

La recherche de légitimité politique des sociétés traditionnelles, dictée par leur souci de se moderniser et d'acquérir un statut d'homologation démocratique sur la scène internationale, naît de la séduction qu'ont exercé et continuent d'exercer sur ces pays et sur leurs élites les notions de « démocratie », de « régime démocratique » et plus encore de « constitution » politique.

Exaltant outre mesure le modèle occidental, né de la « Raison » des Lumières et l'imposante littérature sur les institutions représentatives modernes, les émules de ces pays ignorent ou feignent d'ignorer la pluralité des projets et des courants de pensée, opposés et critiques des « Lumières Historiques » – Burke, de Bonald, de Maistre et plus proche de nous, Ortega y Gasset.

Ce qui est remis en cause par les penseurs de cette « autre modernité » est le fondement conceptuel de la démocratie et du régime démocratique, ainsi que le lien social des régimes modernes et donc les notions de « peuple », de « constitution écrite » et, in fine, de « souveraineté populaire ». Ils en remettent en question les déracinements et les méfaits, ceux qui découlent de l'abstraction et des formes de pensée « sans pères ni ascendants », coupables d'avoir engendré la Terreur et approfondi le divorce entre la raison et la foi.

Ce n'est guère le vitupère de la Révolution qui est proclamé avec ressentiment en ses fruits amers, mais les détournements de la Raison et son dévoiement violent. Ce sont les changements de la perspective sentimentale et les fondements de l'anthropologie historique qui sont visés et ciblés par les « Anti-Lumières ». En effet, le « culte de l'idée » et de la « Raison pure », la « Raison more-geometrico », proclamé par les Lumières a abouti au rejet du passé et de la tradition et à la réinvention de la société et de l'avenir de l'homme.

On a guetté le terrain des anciennes croyances et l'empire des préjugés, constitutifs des normes morales héritées, pour instituer l'autonomie de la raison individuelle. On a bâti une autre perspective sentimentale, définie abstraitement par la seule raison et déduite en son « pur concept » par le pouvoir radical de l'idée.

La critique de l'ordre moral et de l'ordre politique par les « Lumières », a conduit à revendiquer la liberté et l'égalité des individus et à renier la majesté de la tradition et de la hiérarchie. Celle de la supériorité symbolique du souverain, ordonnateur de la société, conformément à des droits historiques et positifs qui s'opposent, en leurs fondements, au « droit naturel », expression d'une conception universaliste et abstraite de l'homme et de la « souveraineté ».

LUMIERES ET ANTI-LUMIERES. AUX RACINES PHILOSOPHIQUES D'UNE « AUTRE MODERNITE »

La tradition des Lumières, définies par le culte de la raison, l'affirmation de l'universalisme et l'autonomie de l'individu, s’incarnant politiquement dans la civilisation qui porta la révolution des droits de l'homme, n'apparaît plus comme la source unique de la modernité occidentale. Une « autre modernité », se définit, par opposition aux Lumières, par un corpus de doctrines anti-cosmopolitiques, nourrissant une culture dans laquelle les certitudes de la raison sont combattues au noms des vieux enchantements de la religion et de la foi.

Renaît aujourd'hui dans le monde, plus violent que jamais, le divorce entre la raison et la foi qui se traduit, d'une part, par la pensée radicale de l'islam, activée par une hostilité principielle à l’Occident, et, de l'autre, par le relativisme philosophique et les doctrines du pluralisme et de la complexité. Si les idées des Lumières ont engendré la civilisation des Droits de l'homme et de la Révolution et si ses grands noms restent Voltaire, Montesquieu Rousseau et Kant, la rupture du rationalisme avec la pensée de la tradition, s'incarnant politiquement dans les courants jacobins, contesta radicalement les idées reçues et l'ordre établi.

Dans le climat du renouveau intellectuel du XVIIIe, l'opposition aux Lumières se fit au nom de l’affirmation d'une « autre modernité », qui eut pour pères spirituels Edmund Burke (1729-1797, historien anglo-irlandais) et Johann Gottfried Herder (1744-1803, pasteur et patriote allemand).

Ceux-ci réfutèrent les idées universelles au nom de l'importance des communautés originelles, le peuple ou l'ethnos, la Gemeinschaft au lieu de la Gesellschaft, seules matrices culturelles de l'« essence » spirituelle de l'individu, baigné dans la particularité d'une histoire collective toujours singulière.

Ce sont là les origines occidentales du conservatisme libéral, s’opposant au déracinement de l’abstraction et au culte des idées, faites pour être aimées par elles mêmes dans le seul but de réinventer le monde.

Ainsi, sur les fondements d'une pensée more geometrico, une pensée de concepts purs, le jacobinisme engendrera les doctrines du changement radical de l'homme, de la société et de l'histoire, que l’utopie marxiste convertira en totalitarisme et en antihumanisme, dans le but de réaliser une société unifiée et homogène, sans divisions et sans conflits.

Or, puisque les Lumières marquèrent une rupture avec la théologie chrétienne, les idées de « raison pure » et le système des droits de l'homme, qui constituèrent le fondement du libéralisme politique et de la démocratie représentative, apparurent plus exportables à d'autres contextes culturels, généralisables à d'autres traditions et à d'autres histoires, sociales et politiques.

Par ailleurs, si la tradition réacquiert aujourd'hui la même légitimité que la démocratie représentative moderne, le relativisme historique ne devient-il pas la doctrine philosophique plus pertinente pour comprendre le monde contemporain, son pluralisme et sa complexité ?

Et la démocratie, comme forme de régime dont la seule source de légitimité est une fiction, la « volonté générale », peut-elle constituer encore le dépassement inévitable de la tradition et le fondement d'un équilibre des pouvoirs propre aux régimes constitutionnels pluralistes, commandant le style d'une collectivité ainsi que son histoire ?

JOSEPH DE MAISTRE ET LE COMBAT DU MONDE CONTEMPORAIN POUR L'ENTENDEMENT MODÉRÉ

Or, le combat du monde contemporain pour la liberté de jugement et la limitation des conflits qui ont pour origine les philosophismes, autrement dit des rapports de causalité, enchainants entre le monde des idées et celui de ses conséquences funestes, culminant avec le déchainement des passions, est mené simultanément sur deux fronts. Celui de l'ordre social et des formes de croyance dévoyées et celui d'un ensemble de rapports politiques, appréhendés sous espèce d'universalité.

En ce deuxième aspect le but de combattre la tradition et la complicité de la foi, contraires à l'esprit de raison, propre de l'homme éclairé, s'est éloigné de l'entendement modéré, résonnant en politique dans le silence des passions et en société dans le refus de la violence. Or, puisque l'histoire politique est le contraire de la promesse du bonheur, dispensée par le discours démocratique et par la rhétorique du progrès, il est instructif de ne pas ignorer la critique des Lumières, dressée par le plus acerbe des polémistes Anti-Lumières, Joseph de Maistre.

Son attaque contre la démocratie, enfant du régicide et d'une égalité innaturelle, relève de la remise en cause d'une fiction, celle de la « volonté générale » de Rousseau.

Cette dernière reposerait sur une double antinomie :

  • celle du pouvoir du « démos » qui renvoie au modèle pur et direct de la démocratie antique, impossible à pratiquer,
  • et, celle de l'écrasement de toute individualité par l'égalité fictive de tous et la liberté inconditionnelle de chacun, la seule forme de démocratie qui se déploie aujourd'hui dans les régimes représentatifs modernes.

De Maistre fait remarquer que l'individu est incapable de formuler des projets ou de prendre des délibérations qui aillent au delà des intérêts matériels élémentaires, autrement dit des déterminismes primaires contraignants. D'où l'inanité des fondements de la « démocratie » qui institue le peuple en souverain. Non seulement « le peuple » ne peut concilier en soi et en une quelconque délibération la contradiction constitutive fondamentale, représentée par la figure « du peuple qui commande » et par celle du « peuple qui obéit », mais « ne peut exercer la souveraineté », ni s'identifier à celle-ci.

Le « peuple » ne peut être le « sujet du politique », ni peut le devenir, car la « souveraineté » est en quelque sorte « transcendante », dans l'ordre symbolique et social.

Par ailleurs, la « souveraineté du peuple » ou la « volonté générale » de Rousseau comme intégrale des volontés individuelles, ne peut s'instituer d'elle même et ne peut se démarquer, en son exercice, du pouvoir décisionnel propre à tout gouvernement. En effet la démocratie, affirme de Maistre n'est qu'une aristocratie élective et tous les gouvernements sont des monarchies à vie ou à temps. Or la démocratie, qui a le peuple comme maître a, dans le peuple, un monarque sans pitié. En preuve, « la liberté du petit nombre n'est fondée que sur l'esclavage de la multitude » et la grande vérité de l'histoire est que « les républiques n'ont jamais été que des souverainetés à plusieurs têtes » et « le despotisme le plus dur et le plus capricieux est celui du peuple, qui augmente d'intensité à mesure que le nombre des sujets se multiplient »1.

LE PRINCIPE DE LÉGITIMITÉ DANS LA MODERNITÉ NON OCCIDENTALE

Afin d'éviter tout égarement de l'essentiel, c'est le principe de légitimité dont il est vraiment question dans cette analyse, un principe variable de société à société et produit de l'histoire individuelle d'une culture et d'un peuple. Ce constat nous pousse à affirmer qu'il n'y a pas de principes de légitimité universels comme fondement du pouvoir de commander.

Y-a-t'il en somme une autre « modernité » non occidentale, constitutivement différente en ses fondements essentiels de celle revendiquée par les Lumières, ignorant le primat de l'individu sur la communauté et limitant l'autonomie du premier dans les limites de sa tradition et de sa culture ?

Limites indépassables, dans les formes exprimées du choix entre rôles de commandement et d'obéissance.

L'autonomie et la liberté d'entendement de l'individu en Occident, où il est maître de son destin et de son avenir, maniant l'État et ses régimes politiques, sécularisés et laïcs, ce sont des expressions extrêmes et utopiques, aux yeux des contextes non occidentaux . Là nous repérons des expressions traditionnelles de la légitimité et du pouvoir, liées à des valeurs et à des formes d'ethnicités, proches de la famille et de l'organisation tribale de la communauté, spiritualisée par la religion et totalement éloignée des critères matérialistes du bien social, tels le courage, la fidélité, la vertu et l'honneur. Le bonheur de l'esprit et la notion de bien être y sont remplies d'un autre contenu éthique, les notions d'autorité, de sanction légitime, de commandement légal et de « reconnaissance » du pouvoir s'inscrivent dans des pratiques anciennes inchangées.

La légitimité du pouvoir, découlant d'un choix extérieur à sa tradition et à caractère occidental et « mimétique » (suffrage électoral) ne correspond nullement au culte des pratiques anciennes et à ce qui distingue et particularise les hommes.

En ce sens la pluralité des formes de modernité politique, rend actuel « mutantis mutantis » le débat des Anti-Lumières sur la radicalité de la séparation et du combat entre foi et raison, lectures « radicales » et modérées de la « révolte » contre la modernité, ainsi que sur le pluralisme du développement humain et de la notion d'avenir.

LE LIEN SOCIAL CHEZ DE MAISTRE sur LA « CONSTITUTION IMMANENTE » DE TOUTE SOCIÉTÉ.

En revenant à l'identification du lien social fondamental chez de Maistre celui-ci ne repose guère sur des rapports ou des formalismes juridiques, ni sur des actes et des constitutions écrites. En effet les normes morales anciennes et les valeurs sociales fondamentales ne sont pas écrites par la main d'un législateur. Elles sont le produit incessant de pratiques coutumières anciennes et demeurent comme telles opaques, car elles ne relèvent pas de rapports rationnels évidents entre les hommes, capables de s'instituer en « société ».

La société, comme sa constitution, sont déjà instituées par l'histoire et ne peuvent constituer l'objet « d'accords » juridiques entre les individus. Elles ne relèvent pas en somme d'un contrat, ni social, ni politique. Toute société a sa Constitution immanente et celle-ci n'est guère écrite. L'homme ou les hommes ne peuvent pas faire une Constitution dit-il et nulle Constitution légitime ne pourrait être écrite mais seulement déclarée. On ne peut déclarer l'effectivité et la force contraignante que de quelque chose qui se trouve déjà constituée et qui existe déjà dans les pratiques et dans les esprits des hommes.

En ce qui concerne la démocratie, la modernité, le régime politique, la souveraineté, le peuple, la transition d'une société à l'autre, la « démocratie représentative » fondée sur la distinction de la « société civile » et « société politique » ou encore entre représentants et représentés, la démocratie représentative-disais-je, ne peut être démocratique, ni dans la délibération, ni dans le suffrage. De telle sorte la « pratique » de la démocratie, repose dans les « mœurs » sociaux et politiques qui sont d'ordre culturel et dont les racines sont devenues si fortes dans l'histoire qu'elles n'ont pas besoin d'être écrites. En effet, elles résultent de l'hétéronomie de l'ordre social, hiérarchique et inégalitaire.

Comment s'émanciper dès lors d'une vision du monde commandée par la tradition, la providence, la fatalité du mal et le principe de la chute? Comment changer et bouleverser le principe de la prédestination et le transhumer en principe d'affranchissement et de liberté ? Plus encore, en principe du bonheur ? Comment convertir la disposition naturelle de l'âme à la tristesse, en une disposition à la félicité, sans évoquer l'énigme du mal et celui de l'égoïsme, de la cupidité, du désir de richesse et de volonté de pouvoir ?

Si le bonheur s'acquière par l'exercice de la raison et par la maitrise de la providence, le problème du mal est-t-il résolus par la sécularisation du monde et par la brisure de l'unité morale de l'homme ? Ainsi l'autonomisation du plaisir, comme paradis de «l'hic et nunc » (Voltaire) et la réalisation de « l'amour propre » en politique, engendrent un sentiment douloureux dans l'individu, par la reconnaissance de l'imperfection morale de l'homme et la vanité affichée des systèmes métaphysiques. Cela provoque l'incomplétude et le relativisme de la maitrise humaine du destin et de ce fait les limites de la raison. Cela prouve également le passage de la métaphysique religieuse à la métaphysique sociale et, dans l'amour propre, l'application du principe newtonien de la gravitation universelle au domaine de la politique révolutionnaire. C'est pour l'ensemble de ces argumentations que l'héritage européen apparait problématique, hors de tout contexte d'origine, soit-il traditionnel, moderne ou « post-moderne ».

ISLAM ET MODERNITE POLITIQUE. L'HOMME, LA LOI ET LA RAISON

Si le rapport des Lumières à la religion a été polémique, celui de la raison politique moderne à l'Islam n'est pas moins problématique, en Asie Centrale comme ailleurs. Une question non négligeable est d'examiner comment le fait religieux a réagi à la provocation de la raison, par un durcissement ou par un réveil de la foi, bref par une réponse « modérée » ou « radicale ».

Tout dans l'Islam semble naître d'une interprétation de l'être humain comme « serviteur de Dieu » ou, en revanche,comme « héritier du Seigneur du Monde ». Un groupe de versets du Coran, peut-être considéré comme décisif pour définir tout à la fois la maitrise de la religion, le rapport de l'homme à Dieu et, en conclusion, le degré d'autonomie et de liberté de l'homme dans le monde, ainsi que son rapport à la politique et à la société.

Cette interprétation tourne autour de l'interprétation du mot « Khalif ». L'exégèse de « l'homme-Khalif » comme « lieutenant ou représentant de Dieu » sur terre, implique service et servitude, et fait de l'Islam, une religion de la soumission de l'homme à Dieu. Et cela dans le cadre d'un monothéisme réputé jaloux de l'unicité de Dieu. Ainsi ce statut ontologique de l'homme comme serviteur du « seigneur des Mondes » fonderait la vision de l'Islam comme « religion de la loi » (Shari'a), qui prêche la vertu spirituelle la plus élevée, l'obéissance et qui fait des hommes, dans la constitution de la société en communauté politique, des simples exécutants d'une série de préceptes et de commandements divers2.

Dans cette lecture, de type traditionnelle, pas d'autonomie de la raison, ni de séparation de la « cité de Dieu et de la cité du Monde », ni de modernité politique. En revanche, si le mot Khalifa est interprété dans le sens non pas d'un représentant (lieutenant) de Dieu, mais d'un successeur du Tout puissant, une véritable révolution téléologique s'instaure, ouvrant l'Islam à l'irruption de la « raison » humaine et fondant l'éthos global de l'éducation coranique traditionnelle, non pas sur l'obéissance, la soumission et la passivité historique, mais sur une intervention active, positive et créatrice dans le monde. Cette interprétation, favoriserait l'abandon d'une volonté extérieure contraignante se faisant valoir par l'obsession juridiste-légaliste de la recte exécution de la norme et de la loi, interdisant une évolution non fétichiste de celle-ci. Il s'en suivrait une véritable « révolution culturelle », renversant le principe d'inertie du psychisme islamique en une doctrine ouverte à l'adoption des convictions et des situations existentielles, sociales et politiques du monde contemporain. La culture morale de la modernité, serait ainsi ouverte, dans l'Islam, aux croyants et aux non croyants. L'héritier de Dieu deviendrait le créateur de son monde et pourrait faire « tabula rasa » de la tradition et recommencer l'histoire du genre humain.

Ce nouveau paradigme conduirait à établir un autre rapport à la modernité en sortant définitivement de la « tutelle de Dieu » et de la chape de plomb de la domination théocratique.

Cependant la question qui fait douter de cette interprétation est que dans l'observation du présent nous assistons plutôt à une « revanche de Dieu », renforçant la contrainte politique et aiguisant le conflit culturel entre l'Islam et la modernité, l'Islam et l'Occident des « Lumières Historiques ». Ainsi penser l'Islam dans le sens de l'homme héritier de Dieu, plutôt que de l'homme lieutenant du tout puissant correspond à la possibilité, pour les croyants de l'Islam, de participer en pleine légitimité, aux aspirations fondamentales de leur temps, en matière de droits politiques et de satisfaire les meilleures conditions de vie, conformes à l'idée matérialiste de « bien être social ». Cette interprétation ouvrirait l'Islam à un dialogue, qu'il ne peut entretenir autrement avec la vie, conçue par et pour les humains, professant d'autres fois, y compris celle d'un monde « sans Dieu ».

Or l'idée d'une constitution de la rationalité, antérieure aux « Lumières Historiques », liée à d'autres présupposés religieux, a été enterré avec Avicenne (980-1037) tandis que, dans la philosophie médiévale chrétienne le rapport de la foi et de la raison, a été médiatisé par celui, ouvert, d'histoire, par l'incarnation de Dieu dans le monde à travers la figure du Christ.

Or le combat entre Lumières et anti-Lumières perdure dans le monde sécularisé et globalisé, car la revendication par les « Lumières historiques » de faire de la « raison pure » la seule source de la vérité et de la liberté et de réinventer le monde par le culte abstrait de « l'idée », a amené au débat sur la foi et la religion, une profondeur et une répercussion que les philosophies de la raison « déistes ou athées » ne pouvaient soupçonner.

En effet l'épistémologie et l'esprit conservateur intégriste, puis néo-conservateur, conduiront à une revendication soit de l'Ancien Régime soit d'une « autre Modernité », tandis que l'épistémologie progressiste et l'interprétation dialectique et matérialiste de l'histoire, aboutira à l'eschatologie laïque du marxisme, pour qui le « prolétariat allemand est l'héritier de la philosophie classique allemande » (Engels) et le « prolétariat français l'héritier de Descartes » (M.Thorez).

LA PROMOTION DE LA DÉMOCRATIE. LÉGALITÉ ET LÉGITIMITÉ EN LEUR CONNECTIONS JURIDIQUES ET POLITIQUES

Ainsi la promotion de la démocratie dans le monde, avec ses difficultés, depuis les années 1980 permet de reparcourir les incertitudes de son évolution historique en Occident, et de comprendre celle des pays où l'importance de l'État dans la société, comme facteur central dans la consolidation des « mœurs » démocratiques, oblige à revenir sur l'idée même de « modèle » et sur le concept de « légitimité », sans lesquels aucun type d'autorité, traditionnelle ou moderne, ne peut s'exercer durablement.

Ainsi l'impossibilité de fonder, en pratique et en doctrine, un véritable universalisme démocratique cède le pas à une confrontation indispensable entre expériences et cultures diverses et éloignées. En réhabilitant les traditions et les mœurs, d'ailleurs et d'autrefois, et donc la stabilité des régimes politiques autocratiques, deux concepts doivent être repris par l'analyse, ceux de « souveraineté » et de « légitimité ». En effet, si pour Tocqueville « la démocratie constitue l'état social », le dogme de la souveraineté constitue le droit politique. Les deux choses-dit-il ne sont points analogues. La démocratie est une manière d'être de la société, la souveraineté du peuple est une forme de gouvernement. Or, dans le débat américain du XIXème siècle la marche vers la démocratie avait été sacralisée comme un idéal vers lequel tendrait l'humanité. Cette marche fut accompagnée par une histoire de conflits, orientés à la conquête du « suffrage universel ».

D'autres régimes n'ont guère nourri de préoccupations pour l'absence du suffrage, ni pour la carence d'une constitution écrite, ni encore pour l'ignorance de principes égalitaristes dans la représentation politique ou dans la reconnaissance de l'autorité par une adhésion spontanée et naturelle ? Ces formes d'autorité disposaient d'un concept de légitimité traditionnelle comme fondement stable du pouvoir et ce dernier n'avait aucun besoin d'être conforté ni ratifié par le suffrage universel? Ces régimes avaient une autre conception du droit et de la légalité, d'autres références pour la légitimité.

L'autorité dépassait le droit positif car elle était néanmoins en conformité avec des règles sociales coutumières. Ces formes de pouvoir se prévalaient d'une « idée morale » supérieure au droit établi qui reposait sur les fondements mêmes et inconnus de la vie sociale, les génies invisibles de la cité, le droit divin ou l'ancienneté historique, celle d'un pouvoir originel déjà donné. C'est avec le « Congrès de Vienne » en Europe, que convergèrent deux notions, pour désigner le pouvoir des Princes de la Restauration , la « légalité pratique » et la « légitimité transcendante ». Dans cette interprétation la « légitimité » consacrée par le temps comme facteur de stabilité, assurait l'ordre et le bien être des sujets. Sautait immédiatement aux yeux des historiens qu'une dynastie légitime devait être autochtone et que la dynastie napoléonienne était à considérer comme étrangère. Un peu comme pouvoir traditionnel d'aujourd'hui en Asie ou dans l’ensemble des pays musulmans l'est par rapport a la démocratie.

LÉGITIMITÉ TRADITIONNELLE ET LÉGITIMITÉ MODERNE

Ainsi toute philosophie politique a prétention universaliste et dictée par une forme quelconque de cosmopolitisme apparaît étrange à la tradition et se heurte au problème de la légitimité, propre à un pouvoir régulièrement établi et confirmé par le temps.

Le critère de la durée est fondamental pour la légitimité parce que il exprime les vœux et les mœurs profonds d’une communauté et désigne leurs porteurs et leurs sujets.

La légitimité du suffrage est variable, individualisée, à court terme et imprévisible. La légitimité de la tradition est immémoriale, inscrite dans les mythes et constituée de sentiments, d'émotions et de larmes anciennes. La première divise en factions, la deuxième resserre en communauté. Sur le terrain de la liberté, les oppresseurs, depuis St Thomas sont considérés comme illégitimes; selon l’utopie démocratique ils sont le produit du grégarisme des masses. Au regard du droit international ou d’une lecture dictée par un positivisme étroit, tous les gouvernements légaux sont légitimes. Or dans l'antiquité et dans tous les régimes à base religieuse, le problème de la légitimité ne se posait guère. En effet, selon l’expression de St. Paul « Omnis potestas a Deo », l'unité intime du pouvoir civil et du pouvoir religieux est justification suffisante et convaincante d’une légitimité acceptée.

Cette expression fut corrigée par St. Thomas en celle de « Omnis potestas a Deo, per populum » pour infléchir l'autorité dans le sens de son exercice (conformité aux impératifs religieux et au « bien commun » de la communauté) et simultanément pour reconnaître le sens incipient de l'émergence du « demos » dans la forme embryonnaire de la sujétion. L'expression « per populum » comportait le renvoi du concept de légitimité à une manifestation ou un consentement implicite des « gouvernés ».

La théorie de la légitimité sera plus tard laïcisée par la théorie roussouienne du « contrat » et par l’effort intellectuel de donner un corps idéologique à une fiction, celle de la auto-institution de la société par le « peuple », par la synthèse des volontés individuelles, libres et autonomes en capacités de jugement.

Si le thème de la légitimité est un des sujets classiques de la théorie politique, les célèbres observations de Max Weber sur les « Trois types de pouvoir légitimes » et celles de Gugliemo Ferrero sur les « génies invisibles de la cité » demeurent fondamentales pour comprendre non seulement la théorie générale de la politique et les formes de gouvernement démocratique, qui font appel à ce principe, mais également les attributs du pouvoir et des formes d'autorité des régimes politiques non occidentaux.

En effet, « l'idée de légitimité » marque une connexion profonde entre d’une part la théorie générale du pouvoir et de la politique, et d’autre part la théorie générale du droit et de la norme coutumière. En termes de justification du pouvoir et donc du critère fondamental de l'obéissance, la légitimité se distingue de « la légalité » parce que la première souligne la référence à la nature du titre et donc à la « raison », à la « cause » ou à « l'origine » du pouvoir, cependant que la deuxième argue à preuve de sa légitimité, la forme d'exercice du pouvoir, arbitraire, inique, tyrannique et donc illégitime, ou alors sa conformité au respect de la dignité humaine du droit naturel.

Cette même distinction justifie le droit de sédition en cas d’abus vis à vis de la tyrannie qui peut être contestée de deux manières, « absque titulo » ou « quoad exercitium ». A ce propos, s’explique la théorie du « pouvoir rationnel » de Max Weber fondée sur le constat que la « légalité » de l’exercice du pouvoir rend « légitime » ce dernier par le seul fait d'être légal, conformément à la théorie de « l'État de droit » de type occidentale moderne.

En effet, du point de vue phénoménologique, la capacité du pouvoir d’obtenir obéissance est exprimée par la notion de « légitimité » ; autrement dit, par la croyance en la légalité et, dans la civilisation occidentale moderne, par la réduction de la légitimité à la légalité, à sa conformité à la loi en vigueur et à l'ordonnancent juridique positif existant. Cette phénoménologie découle d’une organisation sociale, celle moderne, totalement normativisée et soustraite à l’incertitude de la norme coutumière. Mais la suprématie de la légalité sur la légitimité est attribuée par Max Weber à l'avènement de la démocratie et au fait que le pouvoir est lui même soumis à la loi et il ne peut être en aucun cas « legibus solutus ». Par ailleurs cette supériorité de la légalité est due à l’affirmation progressive d’une société hétérogène et individualisée (la Gesellschaft) prenant le pas sur une société homogène et organique (la Gemeinschaft).

En effet la « légitimité » présuppose un accord sur les valeurs, les idées et la philosophie sur lesquelles est bâtie une communauté traditionnelle, souvent à base religieuse et revêt aujourd’hui un caractère subjectif et relatif et marque exceptionnellement un désaccord sur la nature du pouvoir. Du point de vue du droit et de l’ordre international sont aujourd’hui « légitimes » non seulement les formes de gouvernement qui peuvent prouver l'effectivité de l'exercice de l'autorité, mais aussi l'expérience de la communauté internationale fondée sur la reconnaissance de l'État-nation et de l'État à souveraineté populaire. Ceci pousse les régimes autocratiques à recourir au « suffrage universel »pour se faire reconnaître comme « États de droit » sur la base d’une « moralité positive », celle de la communauté internationale. Aux yeux de celle-ci est légitime l'État qui « est régi par des lois (écrites) car les lois sont de actes de volonté générale », comme le disait Rousseau.

On peut ainsi affirmer que dans les temps modernes, et comme première expression de la « modernité », la « souveraineté du peuple » est le fondement de tout ordre juridique, interne et international, et donc des actes et des décisions délibérées selon une « loi » et que la souveraineté moderne est ce que « populus iubet alque constituit ». Du Moyen Âge, jusqu'à une époque plus proche c'était sur le “jus gentium” qu'était fondée la légitimité d’un régime car « populi sunt de jure gentium, ergo regimen populi est de jure gentium » (Baldo degli Ubaldi). Cependant commente Max Weber « le droit naturel est la seule forme de légitimité qui nous reste, dès que la révélation religieuse et l'autorité sacrée de la tradition ont perdu leur force ».

Or, peut-on vraiment affirmer que le « droit naturel » est respecté, lorsque de nos jours des « fraudes massives » (Iran, Afghanistan) faussent la justification de formes du pouvoir théocratique et celles ci sont validées ex post par la sanction de lois positives ? Peut-on dire ce que Napoléon III disait de la légitimité interne « l’empire c’est l’ordre ! ».

Trois types de légitimité historique sont défendues à titre divers par Hume, Burke et par de Maistre. Pour le premier, les « recommendations of antiquity » reposaient sur le « mark of age » et les titres les plus authentiques de la légitimité du pouvoir n'étaient guère fondées sur des perspectives théoriques ou encore sur les « political projectors ». Vis à vis de ces derniers il professait ironie, mépris et scepticisme, car ces gens sont « so pernicious if they have power, so ridiculous if they want it ». Plus classique la formule de Burke pour qui « est légitime ce qui est naturel » et pour qui « la légitimité est l’accord avec la loi de Nature ».

Est autre la tonalité de de Maistre, qui fait découler la « légitimité historique » d’une passé très vénérable. La seule et importante « limite » était que la légitimité historique reposait sur la reproduction indéfinie du passé, sur son imitation fidèle, « ne varietur ».

Or la modernité porteuse d’incertitudes et de complexités innombrables, ne peut assurer une préfiguration sure et univoque des formes anciennes. Le futur de la modernité est imprévisible et aléatoire ou encore un champ aventureux et risqué, le domaine du stratégique, celui des volontés croisées, rivales et antinomiques.

La légitimité ne peut alors découler que de la lutte pour le pouvoir ou la puissance, l'essence même de la politique, le « sens » d'une aventure qui a comme « pari » le risque et comme « enjeu » la notion originelle de combat, de violence et de « daimon »; ou alors, l'incarnation romantique d'un mythe, la majesté d'une idée qui, par la figure d'un Chef Providentiel, incarne l'histoire et la tradition toute entière d'un peuple (de Gaulle).

[1] de Maistre, « De la souveraineté du peuple », Ainsi selon cette interprétation la souveraineté des régimes mixtes ou en transition serait à deux têtes, traditionnelle et moderne, douée chacune d'une légitimité propre.

[2] Voir Abdemour Bidar « l'Islam la modernité et l'avenir de l'homme » revue Esprit, Paris, aout-septembre 2009