Un nouveau système international est né des événements du 11 septembre. C’est un système sans contrepoids, à la géopolitique bouleversée et à l’écart grandissant entre les deux hémisphères. Ce système a été enfanté comme toujours par la violence, puissance de négation inséparable de la nature humaine, qui demeure, avec le travail positif des sociétés, le fondement premier et ultime de l’histoire humaine. De nouvelles règles du jeu émergent de cet ensemble turbulent, travaillé en profondeur par la crainte, l’insécurité et l’incertitude. Des règles dictées par l’exigence de la part des acteurs majeurs de la scène planétaire de répondre à la menace, non seulement là où elle se manifeste, au cœur même de la cosmopole occidentale, mais là où elle est abritée et tire ses raisons d’être, opérationnelles et doctrinales, dans les sanctuaires. Dans ce défi inédit et sans compromis, l’ennemi ne sera plus invité à négocier le retour à l’ordre, car le but de l’affrontement est d’éliminer le perturbateur et d’anéantir toute forme de son soutien à l’arrière. Cependant, l’objectif permanent des acteurs fondamentaux du système reste la stabilité et la pacification des conflits. C’est à la stabilité que s’attaque le terrorisme international et c’est la stabilité que vise l’apparition de menaces non conventionnelles.
En ses répercussions innombrables, la violence terroriste a engendré un tournant dans les relations internationales et a ouvert une nouvelle ère à la politique globale. Par sa fonction objective, le terrorisme apparaît comme le pouvoir égalisateur des faibles et par sa fonction subjective, comme une stratégie d’usure et d’activation politique.
Dans ses répercussions immédiates, il a affecté les rapports de l’Amérique vis-à-vis de la Russie et de la Chine, devenues coopératives au nom de la multipolarité et de la lutte internationale contre l’islamisme radical, sous l’égide du « Groupe de Shanghai ».
Le « combat contre le terrorisme international » est le signe que l’on est entré dans l’ère de l’asymétrie permanente et le terrorisme, qui apparaît dépourvu de toute justification morale, éveille les esprits à une guerre intercivilisationnelle de longue durée. Ce paradigme de combat, perçu comme anti-islamique dans les pays musulmans, change la cartographie culturelle et humaine de la planète et reconfigure le système des perceptions de l’ennemi. Il apparaît effectivement comme structurant et comme discriminant et prend la forme sinueuse d’une sécante entre les deux hémisphères, autrement dit, d’une frontière floue entre l’homogène et l’hétérogène, tant au plan religieux qu’identitaire. Ce paradigme influe profondément sur les engagements pour la paix et sur la géopolitique des alliances. La cartographie des allégeances communautaires et des régimes politiques en est influencée. Les méthodes et les doctrines d’action sont reconfigurées à partir de ces allégeances qui s’enracinent dans des « principes de légitimité » divers et opposés. L’ère des idéologies du passé a représenté la liaison inextricable entre mouvements intellectuels, partis de contestation et de prise de pouvoir, régimes politiques et formes d’État. Les nouveaux paradigmes annoncent une résurgence des croyances et apparaissent aujourd’hui comme métapolitiques et radicaux, car ils transcendent la sphère de l’autorité et tirent leurs sources des buts premiers et ultimes de l’action humaine.
Dans un souci de simplification extrême nous pouvons affirmer que le terrorisme est un phénomène d'extrémisme violent, à fort impact psychologique, symbolique et métapolitique. En effet, la contraction du temps et l'intégration du réel dans le « virtuel » permet au terrorisme d'éveiller, frapper et agir en temps réel, au niveau du mental, à l'échelle du globe, unifiant des formes de lutte et de combat, internes et extérieures qui sont à la fois :
- atypiques
- asymétriques
- géopolitiques
- inter-connectés
- métapolitiques
Le terrorisme appartient à une forme de conflit: atypique par rapport au conflit militaire classique, centré sur une volonté étatique, un enjeu défini et un ennemi désigné. Il n'a pas de forme pure et il épouse plusieurs catégories de motivations et de modes opératoires; asymétrique, puisqu'il oppose le fort et le faible aux forces et combinatoires opposées: (concentration / dispersion/ attaque/ représailles); géopolitique, car il est de portée mondiale et il est susceptible d'induire une restriction des libertés civiques dans les systèmes démocratiques de l'Occident et, selon certaines critiques, la mise en place d'un «état d'exception permanent». Cet aspect en fait une expression conflictuelle de la mondialisation qui est mieux connu comme «Global War on Terror (GWOT) », selon la définition de l'Administration Bush, ou comme «lutte contre les trois forces du mal, terrorisme, séparatisme et extrémisme », selon la Convention de l'OCS regroupant la Russie,la Chine et les pays d'Asie Centrale.
Le terrorisme est un conflit interconnecté car, à la logique des territoires et des réalités, s' oppose l'émergence d'un monde de réseaux et d'un espace virtuel à l'ancrage physique dispersé. La géopolitique de la connexion a des effets polymorphes sur la puissance et sur la menace. En effet, la mondialisation, malgré l'instauration d'un système de transactions directes entre acteurs économiques, se joue entre États et entre puissances et repose sur l'externalisation d'un droit de regard politique et stratégique sur les autres et pas seulement sur la sphère des intérêts économiques.
La persistance de l'asymétrie de pouvoir entre acteurs majeurs du système dans la conjoncture actuelle va de pair avec l'extension de la conflictuabilité, l'émergence d'un monde de réseaux, et l'affirmation d'une géopolitique de la connexion. Si l'architecture des réseaux génère un espace virtuel, dans lequel opèrent des échanges déterritorialisés, l'incertitude et l'imprévisibilité règnent face au défi terroriste, à la multiplicité des menaces non conventionnelles, aux risques de prolifération nucléaires.
Ainsi le monde est entrée dans une phase de déséquilibre permanent, de crises et de conflits durables, qui accroissent l'importance des instabilités et des facteurs de perturbation. La distribution de la puissance internationale se généralise et le poids des puissances majeures de la planète se relativise, tant en termes économiques que militaires, car l'échelle de ses effets se désarticule et se dédouble. A cause de la contraction du temps et de l'espace, un processus duale se dessine entre le « temps réel » et le « temps virtuel » et se conjuguent ainsi deux espaces de la conflictualité, celui local, propre à l'action conflictuelle réelle, et celui médiatique, dicté par l'influence globale des opinions. Nous assistons à l'interconnexion toujours plus étroite des deux espaces, celui des territoires et de celui des réseaux propices à l'émergence de deux axes de combat, l'épreuve des forces au contact et l'épreuve des volontés ( liée à l'impact du perceptuel ).
Le terrorisme et les conflits métapolitiques profitent de la globalisation, hors de toute liaison avec l'effet induit par l'action réelle sur le théâtre des affrontements. Ainsi, au niveau de la conscience collective, le virtuel gagne sur le réel et la diplomatie discursive, des acteurs dispersés et civils aux arrières du combat, prend le pas sur la diplomatie et la stratégie coercitive des acteurs étatiques et politiques en face à face.
C'est également un conflit métapolitique, puisque l'influence sur la diversité des états de violence et donc sur la complexité des réflexions qui concernent les questions ultimes, inspire une profonde différenciation de buts, de rationalités et de pratiques stratégiques. Est conflit métapolitique celui qui transcende la sphère du pouvoir et celles du présent et qui s’étend bien au-delà des limites d’une frontière. Ce type de conflit appartient à la catégorie des défis non conventionnels. Opposant des morales différentes et des formes de spiritualités exacerbées, le sens de ces conflits et celui de la violence qui s’y inspire, est de nature théologique, car il nourrit l’histoire des communautés aux prises. Il s’agit du « sens » assigné par les forces en lutte au prix du sang et à la valeur salvatrice d’un message et du « destin », transmis dans la mémoire des peuples, sous forme d’interprétations ritualisées ou vécues.
En termes de compréhension et d’approfondissements ultérieurs, si la distinction des conflits métapolitiques par rapport aux conflits conventionnels réside en large partie ou essentiellement dans les fins et dans les objectifs poursuivis, leurs buts transcendent la notion et la sphère proprement occidentales de l’autorité, du pouvoir et de la légitimité et embrassent des systèmes de croyances, des conceptions du monde et des systèmes de forces, issues de configurations civilisationnelles éloignées voire hétérogènes.
La première répercussion de la lutte contre le terrorisme international, est son glissement vers la «guerre préventive» contre des acteurs étatiques, soupçonnés de fournir un appui logistique aux organisations terroristes.
La longue guerre contre la terreur combine en effet trois formes d'action: - l'action militaire directe, (par la destruction ou le démantèlement des structures opérationnelles), - l'action de traque indirecte, par la coopération policière, financière et du renseignement, - la coordination civile internationale, à caractère juridique, fondée sur les résolutions 1373 et 1378 du CSONU du 28 septembre 2001,
S'y ajoutent des activités de lutte anti-terroristes menées hors du cadre légal et judiciaire.
L'emploi délibéré de la violence s'exerce sous la forme d'action individuelle, d'action collective ou de représailles d'État, ou en association avec d'autres formes de lutte et de justification, anticoloniales, de résistances, séparatistes ou d'indépendance.
Nous allons revenir ci-après, et de manière concise sur deux points inter-liés :
- Les conflits métapolitiques
- Le terrorisme, le droit public international et la logique politique indirecte
Sont à considérer métapolitiques non seulement les conflits qui modèlent l'organisation des armées et la nature des combats, ou ceux qui influent sur la variété des états de violence, mais ceux qui se distinguent pour les «sens» qu'ils assignent à la violence. Dans son expression terroriste, le conflit métapolitique déploie une forme de violence nouvelle aux buts stratégiques imprécis, liant messianisme planétaire et intelligence sophistiquée. Dans les attentats du 11 septembre, cette violence a ainsi produit trois types d’effets: un effet symbolique, un choc médiatique, une atteinte irréversible à toute conception d’invulnérabilité des USA; bouclier historique de l'Occident,Les objectifs visés résumaient bien la magnitude du projet et la remise en cause du système, ce qui a révélé son haut niveau de sophistication.
La « foi » du terroriste transcende le cadre national d’action . Dans plusieurs cas, le terroriste est un « sous-traitant » de pouvoirs extérieurs « hors la loi », agissant sous l’inspiration, l’accord tacite et le financement de ceux-ci. Son espace de manœuvre n’est plus celui d’une guerre calculée, limitée, contrôlée et circonscrite, celle d’un « désordre » manœuvré autrefois par les grandes puissances, mais celui, plus autonome, de réseaux d’activation inter et subétatiques, qui alimente le choc Orient-Occident.
Le terroriste, qui s’appuie sur un réseau clandestin et sur des États « hors-la-loi » ou « tiers intéressés », ne demande pas la reconnaissance de combattant et il n’y a guère de droit international public qui permette de le traiter comme « prisonnier de guerre ». Ainsi, il ne bénéficie pas de protection juridique (Guantanamo) et ne peut être retenu ni condamné sur la base du principe : nullum crimen, nulla poena sine lege, mais se prévaut, en retour, d’une adhésion politique et symbolique larges.
La distinction fondamentale, de caractère conceptuel, entre ce « partisan » d'antan et « terroriste » d'aujourd'hui est dans le but de l’action, qui est « politique » chez le premier, « politique » chez le commanditaire ou le « tiers intéressé » et « métapolitique » chez le martyr. Dans l’absence du relais institutionnel du parti révolutionnaire, « la branche armée » dicte les conditions de l’action et définit les programmes politiques immédiats, même si la finalité ultime reste utopique ou métapolitique. (Indépendance de l’Ulster ou du Pays basque dans le cas de l’IRA et de l’ETA, État rigoureusement islamique, Califat, émirat islamique du Waziristan dans le cas des Talibans, d’Al-Qaïda ou du Hamas) et se nourrit d’un combat nihiliste, et radical, ce qui lui permet d’accéder ici là au pouvoir légal.
Dans le monde islamique, le « terroriste » fait figure de « héros » des déshérités. Il en est le chef symbolique, le Zaïm, une sorte de porte-drapeau de la lutte qui rachète la dignité et l’honneur de la communauté et prive de légitimité l’acquiescence des classes dirigeantes impies aux puissances de l’Occident.
Aux yeux du droit international, le terroriste islamique est-il un hostis iustus ou un sujet sans droits et sans loi ? Le fait qu’il ait pour théâtre d’opérations le monde entier et qu’il ne puisse être reconduit à la figure du défenseur « autochtone d’un sol national occupé » (partisan) engendre une antinomie profonde entre « le concept d’inimitié », comme hostilité principielle entre normes morales et valeurs irréconciliables, exprimant une antithèse éthique, et le « concept de guerre » qui est, en son principe, politique et interétatique.
Selon le premier cas, le terroriste est la figure centrale d’une guerre de religion non déclarée, d’un véritable choc de civilisations, un choc de principes, où l’occupation n’est plus le caractère dirimant du combat et où la volonté de frapper acquiert la caractéristique d’une révolte de croyances irréconciliables, dans le deuxième (partisan), un combattant qui opère dans l’illégalité, dans le cadre d’un mouvement de résistance contre une armée d’occupation étrangère.
L’ennemi est le porteur hostile d’autres certitudes, d’une autre morale et d’une éthique radicalement négatrice de ce qui relève de la « souveraineté » traditionnelle de la loi et de ses valeurs.
Cette présence négatrice de la figure de l’ennemi attise en profondeur la « guerre des Dieux ».
L’Occident, les citoyens de l’Ouest combattent en effet un double conflit, un conflit évident avec eux-mêmes sur la manière de défendre leurs systèmes de garanties et de droits, (la démocratie, la tradition, les Lumières, etc.) et un conflit équivoque et confus, sur la manière de conduire la guerre, insidieuse et ouverte, que mènent le radicalisme et le fondamentalisme islamiques, à l’intérieur et à l’extérieur des sociétés ouvertes et libres, contre le mode de vie et l’esprit de l’Occident ; contre les puissances mondiales qui en sont l’expression morale, intellectuelle, scientifique et militaire, les États-Unis et l’Europe, et plus banalement les croisés et les juifs.
L’ambiguïté de ce conflit repose sur une opposition évidente entre deux idéaux, de la liberté et de la sécurité : - le premier porte d’atteinte à l’individu ; - le second aux intérêts fondamentaux de la nation.
Il en découle que l’arsenal des mesures répressives, judiciaires et policières a été renforcé et le dilemme persiste entre écoles de pensée sur le caractère conciliable ou irréconciliable des mesures contre le terrorisme et de défense des droits de l’homme.
Le conflit contre l’Occident tient à deux concepts, « d’ennemi » et de « guerre ». Étant donné l’incertitude qui règne au sein des classes dirigeantes occidentales sur la « nature » de « l’ennemi » et de la « guerre », le problème de fond est d’identifier « l’ennemi réel », au-delà des délimitations restreintes des conflits traditionnels.
Ce qui est digne d’approfondissement est la nature « politique » de la liaison que ce terroriste entretient avec la figure du « tiers intéressé », commanditaire ou inspirateur de l’action, l’acteur politique de relais qui opère dans le contexte de la vie internationale, à la marge de sa « légalité ». C’est l’acteur perturbateur, « paria » ou « hors la loi », qui confère les moyens et assure les marges et les espaces de manœuvre aux « fous de Dieu ».
Puisque pour le « terroriste » l’ennemi réel est toujours un ennemi absolu, le caractère politique de son combat est dicté par son protecteur, le « tiers intéressé », qui détermine et inspire la direction de l’action et le degré d’intensité de celle-ci. C’est lui qui définit non seulement le type de guerre et les moyens d’y faire face, mais aussi la stratégie politique à mener, à l’échelle régionale ou mondiale. Cette stratégie et cette tactique constituent la « vraie politique » du « terrorisme » et donc le caractère « limité » ou « illimité » du conflit, dans lequel il est engagé.
En termes individuel, lorsque se brise la relation hobbesienne entre protection et obéissance, le protégé, en raison de la radicalisation et de l’absolutisation de la figure de l’ennemi, se considère délié du caractère inéluctable des obligations humaines et, dans l’antagonisme irrépressible des croyances et des dieux, tient l’ennemi comme totalement dépourvu de valeur et décrète son anéantissement, son indignité à exister et à vivre. C’est là que la doctrine du terrorisme débouche sur un nouveau nomos de la terre, absolument annihilateur, l’état « hors la loi » qui requiert au combattant une adhésion totale velayat-e-faqih à un Guide suprême (wali-e-faqih) dans l’« intérêt de la oumma ». Cette adhésion totale n’est en effet que le prélude à la « guerre totale » comme accomplissement ultime de l’« inimitié radicale et absolue ».
L’ère de l’asymétrie oblige les États à ne plus faire uniquement de la prévention face aux dangers, mais aussi de la préemption. L’apparition d’une asymétrie permanente n’est pas sans relation avec les risques politiques. Il s’agit de prendre les devants pour la sauvegarde de la démocratie, d’où l’opposition conceptuelle entre « démocratie armée » et « démocratie désarmée », ou à l’esprit capitulard.