LE XXIème SIÈCLE, L'ÂGE PLANÉTAIRE ET LE "NOUVEAU CYCLE INTELLECTUEL"

Géopolitique, culture et conjectures historiques. Vers le déclin des régimes démocratiques ?
Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
9/9/2010

SOMMAIRE
  1. L'EUROPE ET LE MONDE À L'ÂGE PLANÉTAIRE
  2. NEUTRALISATION ET APAISEMENT DE LA CONSCIENCE
  3. L'AGNOSTICISME MORAL ET LES LIMITES DE L'EUROPE ACTUELLE
  4. NEUTRALISATION ET DÉPLACEMENT DU COMPROMIS GÉNÉRAL
  5. DES CRISES EN CHAÎNE OU LA FIN DES COMPROMIS ÉTHIQUES
  6. VERS LE DECLIN DES REGIMES DÉMOCRATIQUES
  7. LA CIVILISATION EUROPÉENNE
  8. L'ESPACE PLANÉTAIRE
  9. LE NOUVEAU CYCLE INTELLECTUEL ET LE CONCEPT D'HISTORICITÉ
  10. COHÉRENCE GÉOPOLITIQUE ET VULNERABILITÉ
1. L'EUROPE ET LE MONDE À L'ÂGE PLANÉTAIRE

Le XXIème siècle sera celui d'un « nouveau cycle intellectuel », marqué par le retour de la géographie, du réalisme et de l'histoire. Ces notions seront au cœur des préoccupations dominantes d'une nouvelle phase de la vie spirituelle de l'humanité. Dans ce contexte d'ordre global l'Europe occupera une place de moindre importance pour l'influence de ses idées et de ses courants intellectuels et apparaitrons en pleine lumière les limites spirituelles de l'Europe d'aujourd'hui. En effet dans une conjoncture planétaire, l'univers européen sera confronté à d'autres systèmes de référence, à d'autres philosophies et à d'autres « vérités ». Dans une période de mutations et de chocs culturels intenses, la pluralité des concepts, élaborés par les élites européennes dans les derniers quatre siècles sera remise en cause. Tous les présupposés, les contenus historiques et les conceptions anthropologiques sur la nature humaine, l'activisme politique, les doctrines de la liberté et de l'État, entreront en contradiction avec l'assurance garantie en Europe par un repli et un « status quo » intellectuels, qui a égaré le concept d'histoire, comme pluralité de l'expérience humaine. Au cours des derniers quatre siècles l'humanité européenne est passée de la foi dans les miracles de la métaphysique à la religion de la technique et de la science, puis à la croyance dans le « progrès » de la rationalité, économique et sociale. Elle est passée du mysticisme à la théologie et de celle-ci à la sécularisation, puis à l'agnosticisme et enfin à la laïcité. A chaque époque un minimum d'accords sur les prémisses intellectuelles, a permis l'élaboration d'un certain nombre de « vérités » ou de « centres de références » de la vie spirituelle, qui sont au cœur d'un concept de civilisation, propre et spécifique.

Au niveau des structures mentales et dans le souci d'une définition de ce concept1, on peut retenir qu'il trouve sa propre raison d'être « en soi même », en ses propres paradigmes et que ces derniers sont d'ordre existentiel et non normatif. Pour chaque civilisation et en chaque phase de son évolution, est élaborée une « idée centrale » ou un «axe de référence » intellectuel, auxquels sont subordonnées les autres manifestations de vie et de culture. Ainsi toutes les réalités qui relèvent du domaine de l'esprit et de l'agir social, tirent leurs « sens » de ces concepts centraux. Or, la transition d'un « centre de référence » à l'autre, d'une idée centrale à l'autre, résulte d'une histoire de luttes et de conflits. L'apaisement de ces affrontements permet, dans la phase successive, de « neutraliser »2 les oppositions intellectuelles et donc d'intégrer, dans la conscience individuelle et sociale, le concept de « vérité » antérieure, qui avait fait problème et qui avait divisé, dramatisé et ensanglanté la coexistence collective.

2. NEUTRALISATION ET APAISEMENT DE LA CONSCIENCE

Cet apaisement de la conscience individuelle « neutralise » les discordances de la vie civile et confère une « évidence » de pacification et de progrès à la cohabitation des groupes et au « calcul civilisé ». L'univers de la passion, de l'impulsion sauvage et de la violence originelle, propre du « politique » et du conflit se déplace alors à d'autres champs.

Dans la réalité, les discordances d'idées se politisent, avant que l'incompréhension soit devenue conformisme et la lutte, neutralisation et apaisement. L'élargissement de la scène planétaire replace désormais les « centres de références » européens dans un champ de conflits intellectuels plus vastes et plus contrastés, moins « universels » et plus particularistes. Des lors il n'y a plus d'accords, d'évidences et de vérités premières, ou encore des terrains d'apaisement, communs et partagés.

En effet changent les terrains « naturels » des croyances et des besoins de l'esprit. Prévalent les peurs, les incompréhensions, les hostilités et les haines. L'humanité, à l'image de l'univers européen migre continuellement du terrain de la lutte à celui de la neutralisation, par un parcours semblable, mais plus radical de celui qui avait régné en Europe pendant quatre siècles.

La nouvelle phase de l'histoire de l'humanité qui marquera le XXIème siècle sera donc celle de l'émergence d'autres « centres de références » spirituels et ceux-ci entrerons en conflit, de toute évidence, avec « l'universalité » européenne, « apaisée », « dépolitisée », « laïcisée » et « privatisée ». L'hostilité de la période qui s'ouvre, sera dictée d'abord par la « conscience géopolitique et spirituelle » d'autres cultures et civilisations et verra une « autre » transition, du domaine de la « raison » à celui de la « déraison ».

De maniéré évidente le passage de la bipolarité éthique du monde vers un pluralisme philosophique changera les « systèmes naturels » de la métaphysique, de la morale et du droit. Changeront au même temps les concepts de « vérité » et « d'universalité », dont on a saisi, depuis les grandes découvertes, les « limites » géographiques.

L'Europe se retrouve aujourd'hui face à la fin d'une légitimité illusoire, celle du « status quo » intellectuel qui a prévalu depuis 1945, car prend fin l'adoption de l'universel comme concordance de l'irréconciliable et avec celle- ci la multiplicité d'adoptions et de parentés intellectuelles, qui l'avait constitué en système.

Dans ces conditions l'éternelle lutte pour la survie et la poussée orginelle de la violence physique vers un monde décentré, sera masquée, aux yeux des européens et de la part de ses clercs épuisés, par la rhétorique humaniste de la solidarité et par l'inversion éthique de la notion de « paix », allant du siège spirituel de l'âme à celui de l'inconstance conflictuelle et publique. Dans ce contexte, la loi occulte du vocabulaire, employée pour le travestissement de cette « privatisation » et rétrécissement individuel de l'espoir du salut, présentera la guerre ou le conflit les plus inhumains comme rançon nécessaire de la liberté de l'humanité ou de la paix universelle, ou, pour faire usage d'un paradoxe, de stabilisation et de « nation building ». Dans cet élargissement de la conjoncture planétaire et dans apparition d'un « nouveau cycle d'idées», apparaitrons avec une cruelle évidence les limites spirituelles de l'Europe aujourd'hui.

3. L'AGNOSTICISME MORAL ET LES LIMITES DE L'EUROPE ACTUELLE

Pour mieux en venir aux « limites » de l’Europe actuelle et à l’utopie de la réconciliation et de l’harmonie des intérêts, ainsi qu’à l’humanisme moralisant et dominant, l’Europe est passée par quatre étapes successives à la dépolitisation de la vie publique. Il faut en venir à ce procès unique de l’histoire européenne et, suivant Vico, Comte et Schmitt, à la portée de cette évolution, permettant de dégager une loi générale du développement humain.

Cette loi fait référence aux centres organisateurs de la vie d’une époque, hiérarchisant les grandes orientations venant des élites-guides, « l’évidence de leurs convictions et de leurs arguments, le contenu de leurs intérêts spirituels, les principes de leurs actions, le secret de leur succès et la disponibilité des grandes masses à se laisser influencer » (Schmitt). Ainsi, la neutralisation de la conscience européenne remonte au XIXe siècle, à l’apparition d’une neutralité générale, dont « l'État agnostique et laïc » est l’expression emblématique. La légitimité de l’État repose désormais sur son agnosticisme moral. En effet, l’accord ou le désaccord principal auquel tout le reste est subordonné, permet d’atteindre l’évidence des choses, la compréhension des phénomènes et l’ordre de la participation à la vie sociétale.

Cette migration européenne des centres de référence intellectuels d’un terrain à l’autre, désacralise progressivement l’histoire de la pensée européenne, la neutralise et la dépolitise. L’humanité européenne a accompli en cinq siècles une complète migration du terrain de la lutte vers un terrain neutre, allant de la foi vers l’agnosticisme, des guerres de religion aux guerres nationales, puis économiques et pour finir idéologiques.

4. NEUTRALISATION ET DÉPLACEMENT DU COMPROMIS GÉNÉRAL

Dans cette transition, il y a eu déplacement successif du terrain du compromis général, qui de confessionnel, devient national, puis social et enfin idéologique et, pour terminer, neutre. Au bout du parcours, la neutralité spirituelle et politique parvient à atteindre un état de néant et de vide, celui d’une politique sans âme. C’est à ce stade, le stade du vide de l’esprit, que triomphe une nouvelle idée, abstraite et dépassionnalisée, sécularisée et dépolitisée, celle de l’Europe comme État post-moderne, un État sans État, une politique sans politique, un pouvoir sans autorité, une désacralisation sans légitimité ; une forme d’État sans sujets, car l’idée même de citoyen se traduit en un concept insignifiant et totalement désincarné.3

On ne peut plus combattre pour un principe, car on ne peut combattre contre l’opposé de ce principe, soit-il homme, parti ou mouvement.

L’idée du politique comme sphère de la « violence conquérante » a disparu, puisque, dans la pensée du libéralisme, le concept politique de « lutte » devient « concurrence » sur le plan économique et « discussion ou débat » sur le plan spirituel.

Le peuple se transforme en opinion et le « citoyen » en consommateur de communications et de messages.

Les programmes des autorités se calquent sur les attentes et les revendications de la masse ou de la rue et les marginaux des cités ébranlent la cohésion des sociétés, au nom d’identités refoulées et de la subversion des pouvoirs en bandes, en modernes incarnations du sous-prolétariat intérieurs d'Arnold Toynbee.

5. DES CRISES EN CHAÎNE OU LA FIN DES COMPROMIS ÉTHIQUES

Au plan phénoménologique le XXIème siècle se signalera, en Europe, par une crise générale du contrat social et une crise de la volonté et de la légitimité du recours naturel et nécessaire à la force. Dans les cinq continents, par une crise de l'espace et une dégradation ultérieure de la biosphère. Cette tendance rappellera que l'environnement commande encore aux besoins fondamentaux de l'humanité et à sa survie. En effet le changement climatique, la restriction visible des ressources, conjugués à l'accroissement de la démographie, seront les vecteurs principaux de conflits sans fin, sans personnification et sans droit et des migrations de masse marqueront tout à la fois les visages des terres, les cycles du développement économique et les conditions de la coexistence humaine.

Les conflits à venir seront ainsi à caractère multiforme, exotique et prémoderne, sans souverainetés établies et porteront l'accent de leurs origines et de leurs répercussions, apparaissant, selon les causalités dominantes, comme des conflits environnementaux, civilisationnels ou identitaires.

Ils seront environnementaux, là où ils auront l'espace physique et la rareté des ressources pour enjeux d'ordre naturel. Il s'agira d'enjeux liés, dans la plupart des cas, à des aires désertifiées et de forte conurbation, à la dégradation générale de l'écosystème et à des densités humaines explosives dans les zones de parkage et de transit. Seront concernés par ce type de conflit les biens vitaux inaliénables et rares, tels que l'eau, l'énergie, les denrées alimentaires et les formes improvisées d'abri. Leurs justifications intellectuelles seront de type radical.

Ils seront civilisationnels, là où des vagues de fanatisme à base religieuse, se diffuseront par empathie culturelle et/ou ethnique et opposeront les conceptions de la foi à celle de la raison et les nations de l'intérieur des terres, à celles situées en bordure des océans, sans exclure les croisement des deux. L'extrémisme religieux dominera largement leurs expressions politiques et élargira le champ des solidarités conflictuelles.

Politiques ou identitaires, lorsqu'ils façonneront les formes générales de la cohabitation sociétale en leurs équilibres fondamentaux, affaiblissant les États existants et les transformant en zones de non droit.

Ces conflits se placeront en dehors de toute légalité, en tant que manifestation rationnelle de la personnification de l'État. Au plan géopolitique, l'immense pivot géographique de l'Eurasie connaîtra des mutations décisives et le dialogue sera problématique entre masses humaines déracinées et migrantes, en marche vers les zones de survie et masses sédentarisées et stables. Dans ces conditions, des régimes forts imposeront leur loi à des formes de coexistence sociale de plus en plus quadrillées et encadrées.

6. VERS LE DÉCLIN DES RÉGIMES DÉMOCRATIQUES

Rien n'exclut par ailleurs que s'achève le cycle des régimes démocratiques, comme régimes périssables et d'ordre historique, caractéristiques des zones tempérées de la planète, remplacés par un nouvel ordre, résultant d'une période de chaos et de crises. Ainsi la complexité du gouvernement des surfaces inhospitales et des conurbations en révolte quasi permanente, exigera un développement des techniques de contrainte et de prévention, qui limiteront les libertés publiques.

De ces mutations jaillira une nouvelle conscience géopolitique de la planète et celle-ci sera marquée par une grande fluidité géographique et de nouvelles stratégies humaines. Ainsi la phase que nous vivons est celle d'un tournant majeur et précaire de l'histoire de l'humanité, car elle se situe entre deux cycles de développement, celui exclusivement européen, débuté à l'aube de la Renaissance et s'affirmant définitivement avec la Paix de Westphalie, empreint d'une configuration des pouvoirs fondés sur l'État-nation et sur une sédentarisation humaine stable, et celui, afro-eurasien, caractérisé par un exode et une urbanisation de masse. Cette nouvelle ère, marquera la cinquième révolution systémique, la « révolution anthropocène », une révolution dont l'incidence bouleversante de l'activité humaine sur le système terrestre et la biosphère, comportera une redistribution globale et sanglante de l'espèce humaine. Cette phase sera caractérisée par une dialectique inhabituelle de rivalités, imposées par la survie et par l'instabilité éthique, qui empreigne la poétique toute moderne de la complexité.

L'approche intellectuelle plus appropriée à la saisie de cette nouvelle ère de l'évolution est le réalisme, le particularisme historique et la géographie humaine. Cette approche comportera l'abandon progressif des courants et aspirations universalistes qu'avaient fait croire, au XIXe et XXe siècle, de pouvoir surmonter les obstacles de la différenciation inégalitaire et de l'hétérogénéité naturelle et sociale, par l'abstraite homogénéité des concepts. Les différences ethniques, culturelles et religieuses, avaient été à peine cachées, pendant deux siècles, par l'affirmation historique d'une éthique universaliste, liée à l'expansion coloniale. La phase actuelle et qui s'achève lentement, est encore fondée sur la démocratie, les droits de l'homme et l'État de droit et, en leurs fondements, sur les idées des Lumières. En revanche le cycle intellectuel naissant aura pour terrain explicatif les expériences de l'ordre naturel et de la longue durée.

En effet les forces naturelles profondes et permanentes sont toujours à l'origine des trends durables et des tendances sociétales lourdes.

7. LA CIVILISATION EUROPÉENNE

La civilisation européenne, résultant d'un développement endogène, allant de la dialectique de la foi à celle de la raison et du droit, et de la Renaissance aux Lumières, puis aux deux révolutions rationalistes, de la bourgeoise et du prolétariat, a été également la résultante de deux poussées géopolitiques, celle d'une lutte défensive à l'Est et d'une expansion conquérante à l'Ouest. La première a été imposée par le déferlement des envahisseurs mongols en Russie, venus par vagues successives des steppes asiatiques et porteurs de la loi exclusive de la force; la deuxième, par une série d'aventures maritimes, poussant à la découverte du nouveau monde et à l'élargissement de la sphère du droit. Cette civilisation, cosmopolite, intellectuellement expansive, s'inspira également des deux doctrines universalistes, héritées de sa propre tradition, religieuse et civile, celle de l'Église et de l'Empire, du droit canon et du droit civil. Cette civilisation fit apparaitre son autonomie, mais aussi son opposition historique, face à la menace asiatique et au particularisme de Byzance.

Protégée à l'Est par la lente émergence de l'Empire des Tsars et de la principauté de Pologne et au Sud pas la Mittel-Europe et l'Empire des Habsbourg et garantie contre l'esprit de conquête du despotisme oriental, russe et ottoman, mélange inextricable d'asiatisme, de slavisme et du communautarisme, la civilisation européenne est la résultante éthique, morale et politique de cette opposition des peuples de l'Occident à la poussée géopolitique de l'Orient eurasien. Elle accompagna par ailleurs l'expansion géographique des peuples de la mer vers l'Océan Atlantique et les Indes. On pourrait dire, par paradoxe, que la civilisation européenne fut la « réponse » historique au « défi » géopolitique de l' appartenance forcée de l'Europe à l'Eurasie et au même temps du prolongement de ses conditions occidentales et bibliques, de vie et de pensée, façonnées par la science des évangiles vers les marges extérieures de l'Afrique, de l'Amérique, de l'Océanie.

Or, dans la phase présente de l'Histoire européenne, trois conditionnements pèsent sur son avenir :

  • le premier, est celui de la Méditerranée surpeuplée et de l'Afrique agonisante ;
  • le deuxième, est celui du Proche et Moyen Orient turbulent et du Golfe instable ;
  • la troisième, celui plus lointain de l'Asie Centrale vide et de l'Extrême Orient superpeuplé et ascendant.

Cette immensité géographique et culturelle domine, par son poids cognitif, sur toute réflexion planétaire, en ce qui concerne l'histoire. Elle pèse sur ce qui est particulier et spécifique, sur notre connaissance active du monde et sur les esprits des décideurs politiques. Or tout ce qui est traditionnel, pré-moderne, polythéiste et hétérogène est intimement vécu, hors d'Europe, comme éthique, spirituel et identitaire, et se situe hors des cadres rationnels de pensée, puisqu'il appartient au sacré, au domaine de la foi et aux combats religieux. Dans ce contexte, complexe et global, les puissances maritimes, libérales et commerçantes, depuis la Renaissance (Venise, la Hanse, la Hollande, la Grande Bretagne puis l'Amérique du Nord), ayant couvert de leurs flottes et de leurs pavillons les mers du monde et imposant, encore aujourd'hui, les normes internationales du commerce, de la communication et de la technologie, ont bénéficie d'une « supériorité morale », celle de la modernité conquérante, active et productive. Ces puissances se sont heurtées, dans une premier moment, aux puissances terrestres, traditionalistes et stagnantes et avec celles-ci, aux bureaucraties autocratiques et inefficaces, stabilisées par des formes religieuses, idéologiques et anti-modernes. Mais elles ont pu s'imposer, au delà des « zones de fracture » de la masse eurasienne, par leurs idées et leurs connaissances, et spécialement par leurs savoirs scientifiques et techniques, qui apparaissaient non seulement plus avancées, mais universels et souvent humanistes.

8. L'ESPACE PLANÉTAIRE

Or, l'émergence d'un espace planétaire, solidarisé par le commerce et la communication, a mis au premier plan les conflits pour les ressources et les particularismes historiques et humains, ceux de chaque « zone de fracture », accentuant les instabilités de leurs zones de contigüité et de jonction. À partir de ces conditions, pendant la quatrième révolution du monde civilisé, « la révolution systémique de l'age planétaire », (suivant la conceptualisation de Strausz-Hupe), embrassant l'univers des relations socio-politiques du monde occidental et débutée au XXème siècle, certaines régions de la planète n'ont pas réussi à stabiliser leurs environnements par un équilibre d'ajustements viables entre populations, ressources et espace et d'autres facteurs sont intervenus dans le développement humain, dont le plus important est l'exode croissant vers des zones de conurbation ingouvernables.

Dans le cadre de cet environnement mouvant et poreux progresseront uniquement les nations qui ont été façonnées sous forme d'États-Nations et d'États-Civilisation. En effet ces nations disposent de configurations durables, car elles ont pu se prévaloir d'une base de stabilité politique, traditionnelle ou moderne, et d'une cohérence géographique, géopolitique et environnementale qui a permis leurs affirmations au cours de l'histoire et qui leurs permet aujourd'hui d' assurer leur survie.

Cependant il y a des zones, géographiquement artificielles, taillés par des découpages coloniaux et post-coloniaux et celles-ci devront surmonter des problèmes de survie, qui seront source de conflits, d'absorption ou de démembrement. La faiblesse de ces zones est due à l'absence de cohérence sociale, qu'assure aux populations, dans les turbulences de l'histoire, la géographie physique ou le tracé de frontières naturelles, façonnant une sédentarisation à base linguistique, ou alors, la fermeté et la permanence de régimes politiques, imposant une cohérence morale forcée, par des formes de purification sanglantes, à base ethnique ou religieuse.

9. LE NOUVEAU CYCLE INTELLECTUEL ET LE CONCEPT D'HISTORICITÉ

Dans ce contexte, planétaire et global, le «  nouveau cycle intellectuel », sera relativiste, organiciste et anti-rationaliste et s'opposera aux généralisations arbitraires et aux certitudes rationalisantes et cela au nom du monde historique, comme totalité concrète des formes d'existence de la condition humaine. Par ailleurs s'accroitra l'influence de la géopolitique, comme expression de l'hétérogénéité socio-culturelle du monde et, au sens large, comme totalité de la vie organique. Le monde apparaitra pour ce qu'il a toujours été, comme interaction «d'histoire » et de « nature », ou encore comme manifestation de la vie spirituelle, prenants corps dans le devenir des civilisations ou de la culture. Au plan philosophique la nouvelle approche de l'histoire sera systémique, pluraliste et complexe, antithétique par rapport à la méthode, universalisante et désincarnée des Lumières. Du point de vue phénoménologique, l'accroissement du nombre des acteurs en compétition, entrainera un enchainement cumulatif des tensions et des conflits, influencés par d'autres représentations du monde, par d'autres cartes des parentés et des inimitiés, par d'autres géographies de l'esprit. Brusquement les stratégies acquises apparaitront obsolètes face aux nouvelles revendications et aux nouvelles « justifications » de l'action. La « raison » montante de cette nouvelle vague de particularismes sera diffractée, probabiliste, irréductible à l'unité et à une synthèse abstraite car elle séparera et opposera les idées, les cultures et les hommes, pré-conditions de breakdowns et de chocs incessants.. Cependant elle ne sera pas responsable de ces antinomies et passions, puisque c'est l'ordre naturel et social et guère la raison qui façonne les hommes et le monde humain.

Dans cette impossible synthèse, « l'universel » européen se heurtera à une série innombrable de singularités culturelles, comme « inhérences » des régimes politiques à leur propre histoire. Par rapport à ces histoires individuelles et locales tout ce qui vient de l'extérieur apparaît comme une greffe « sans inhérence » à un passé, à une tradition particulière ou à une forme concrète du pluralisme historique. Cet heurt de l'universel et du particulier est préjudiciable pour tous les systèmes de concepts à prétention universaliste et en particulier pour le système d'idées abstraites et universelles héritées des Lumières. En effet, si « l'universel » est la connexion nécessaire entre toutes les déterminations de la chose, ou encore le prédicat commun de plusieurs choses, les particularismes du monde de l'âge planétaire, idées, cultures, civilisations, régimes politiques, sociétés, ne pourront exister, au niveau de la connaissance, que comme épiphénomènes. Ils figureront comme entités négligeables dans la définition d'une loi générale de l'évolution humaine, qui impose l'affirmation, nécessairement conflictuelle, d'un système politique sur les autres et qui fait du système démocratique un modèle hypostasié, lorsqu'il est en revanche un régime révocable, périssable, précaire et contingent.

Par ailleurs, l'échec de toute « greffe » démocratique dans les sociétés à base traditionnelle revêt plusieurs causalités mais principalement le motif, que l'on ne peut commander ni obéir à la fiction d'une loi générale et universelle de l'humanité, car les sujets politiques seraient confrontés à une obligation transcendante par rapport à la loi positive et à la conscience collective de sociétés immuables. Ainsi tout appel à un ordre normatif supérieur est perçu comme trahison et transgression de la conscience normative d'une société et redouté comme facteur de dissolution de l'ordre séculaire dominant. Dans ce type de société prévaut encore une interprétation de l'historicité humaine empruntée à la Providence et le fondement de l'ordre social et religieux est toujours appuyé sur la famille et l'organisation tribale, marquées de valeurs qui lui assurent identité et unité spirituelles.

La résistance de ces sociétés au rationalisme occidental est dicté par la vocation de la philosophie rationaliste à imprimer un cours « critique » et « réformateur » aux ensembles sociaux traditionnels et à leur imposer « d'autres valeurs », d'autres justifications politiques et d'autres principes de légitimité, bref à les occidentaliser et les dénaturer. Cela concerne en particulier l'imposition de régimes et modèles démocratiques et, dans l'ordre culturel, une vision problématique et laicisante de l'Histoire, qui est antithétique à la tradition.

Aujourd'hui les dessous de l'Histoire font apparaître les déceptions amères d'une crise de légitimité des démocraties, des conceptions de l'État de droit et des droits universels, coupables d'avoir dissocié l'intime relation entre l'universel et le particulier au profit du premier, ouvrant la voie à la révolte de la tradition et du passé, comme formes d'historicité authentiques.

L'élargissement du « modèle démocratique » apparaîtra ainsi comme l'expression d'une vision utopique de l'Histoire et se heurtera, à une interprétation messianique du monde historique. La tradition et les sociétés traditionnelles témoignent de l'expression d'autres formes d' « historicité », indifférentes à l'idée de « démocratie », sauf pour les couches intellectuelles cosmopolites, libertaires et non organiques sans légitimité et exclues des offices publics. Ces sociétés représentent le démenti patent d'une conception de l'histoire comme humanisme et abstraction. L'interprétation de la démocratie comme « modèle » est également la négation de l'évolution des régimes politiques selon leur propre loi, ou selon leur propre individualité historique. Si le « modèle démocratique » devait prendre racine, cela correspondrait au triomphe de la « cité céleste» sur la « cité terrestre» de Saint Augustin, où le « bien » l'emporte définitivement sur le « mal ».

Ce triomphe clôturerait la doctrine moderne des cycles historiques et se conclurait définitivement par la « fin de l'histoire » (F. Fukuyama). Or, s'il y a toujours quelque chose de messianique dans cette fin de l'Histoire comme conclusion d'un cycle, c'est bien ce retour du monde à Dieu. C'est le triomphe sur terre de l'agneau céleste.

10. COHÉRENCE GÉOPOLITIQUE ET VULNERABILITÉ

En revenant à la géopolitique comme lutte du pouvoir pour le contrôle des terres et champ d'historicité d'une totalité organique, le contrôle du « pivot des terres », le vieux « Hearthland », de Halford MacKinder, sera soumis au contournement stratégique des bordures océaniques.

La « crise de l'espace », annoncée par certains géographes, est due pour une part à l'existence de zones vides de populations, qui étaient autrefois des aires d'interposition politique et d'autre part à l'adaptation des nouveaux venus, transformant les régions de peuplement en zones d'instabilités et de convoitise.

Par ailleurs le développement côtier, en particulier dans l'Asie du Sud-Est, fera de cette région une zone de rivalités indo-chinoises, car il verra la sédentarisation des nouvelles classes moyennes, d'Inde et de Chine, en plein essor économique. Cet essor fera de ces régions, des zones à vulnérabilité socio-politique élevée. Par ailleurs leur contiguïté avec le monde des vieilles rivalités géo-politiques, rapprochera d'une situation de décomposition les États géographiquement artificiels, tels le Pakistan, dépourvu de toute cohérence naturelle et créé pour abriter les musulmans du sub-continent indien, ou l'Afghanistan tribal, et, plus a l'Ouest, le Proche et Moyen Orient.

Les pays du « croissant fertile », la Jordanie, la Syrie et l'Irak, situés entre la Méditerranée et le plateau turc, se situent dans le tracé des « failles » géopolitiques ou des « zones de fracture », dont le difficile équilibre peut osciller entre « status-quo », instabilité accrue, ou implosion, et où les allégeances sont d'ordre traditionnel et religieux. Les Balkans Eurasiens et le Grand-Moyen Orient constituent cet «arc de crise » qui se connectera, au delà du sub-continent indien, à l'immense zone, qui peuplera la bordure méridionale de l'Hindou-Kouch et agrandira l'espace d'influence de l'Inde.

L'impossible unité du monde arabe sera due, ici comme ailleurs, à l'absence de légitimité politique des élites dirigeantes et au morcellement des régimes au pouvoir, rapprochés et au même temps éloignés l'un de l'autre par une méfiance réciproque et atavique. La maitrise de cette région charnière dépendra du contrôle de l'eau et de son administration et, de ce fait, de la volonté de domination turque.

La grande enclave eurasienne, en surplomb du Grand Moyen Orient, l'ancien empire perse, est une zone de civilisation étendue et dispose d'une fonction incontournable entre le Caucase, le plateau de l'Asie Mineure et l'Irak, dans la diagonale Nord-Ouest. Cet espace- pivot, est aussi, dans la diagonale Ouest-Est, une plate-forte naturelle, bordant la profondeur stratégique arrière de l'Afghanistan et du Pakistan.

État-nation et État-civilisation, l'Iran est une entité politique pleine et entière, douée d'une assise démographique, énergétique et militaire, et dont l'instabilité n'est pas due à son régime, ni à ses fissurations internes, mais à la crainte que suscite son unité politique et sa capacité de pression, d'influence, de chantage et de projection sur toute la région moyen-orientale. Ainsi l'étude de la politique mondiale et l'analyse de la scène eurasienne n'ont d'autre but, pour la conception d'une stratégie de sécurité européenne et euro-atlantique, que de procéder à l'étude du spécifique, au plan historique et culturel, et donc au dénombrement de la différence entre sécurité traditionnelle et sécurité collective, et au niveau de l'espace, à la définition « d'intérêts définis », autrement-dit du partage entre zones d'influence classiques, zones des intérêts suprêmes et vitaux et zones d'intérêts périphériques et marginaux.

Cette étude se rapprochera davantage de la réalité, si elle percevra l'action des forces profondes et de « l'ambiance » ou du climat politique sur l'action des hommes d'État occidentaux. In fine, au point de vue de la réversibilité de l'approche, celle-ci nous instruira avec pertinence quant aux « limites » de l'influence des décideurs, sur les forces profondes d'un système hétérogène de pouvoir, ou d'un système multipolaire en gestation. Il en résultera toute la difficulté et toute l'importance de la culture du décideur et de son profil psycho-politique et, plus en profondeur, toute la gravité des dilemmes entre la délibération immédiate et les stratégies à long terme. Il en ressortira, d'évidence, la nature dramatique des choix ultimes et la rationalité partielle de toute option, dans laquelle s'exprime, par la politique, le polythéisme inexpiables, des valeurs et la vie multiforme du monde, un monde sans rédemption ni salut et sans prédestination apocalyptique.

[1] Pour F. Braudel, si les civilisations sont des structures spatiales, sociales, économiques et mentales, elles sont également autre chose: « elles sont des continuités ».

[2] La neutralisation s'exprime au niveau international et dans l'esprit publie, comme dépolitisation absolue, poursuivie depuis des siècles par l'utopie de la conversion de l'ennemi à la coexistence civile, de la cessation des hostilités et de la guerre et de l'affirmation definitive de la paix et du salut de l'homme.

[3] Ce procès aurait traversé quatre phases :

  • la première du théologique (XVIe) au métaphysique (XVIIe), une époque marquée par la transition du savoir-mathématique et scientifique, vers un grand système rationalisé de type métaphysique ;

  • la deuxième (XVIIIe), empreinte par la vulgarisation théiste à grande échelle des résultats du XVIIe, poursuivant le travail parallèle de l’humanisation et de la rationalisation. Période où la critique est utilisée contre le dogme ;

  • la troisième phase, du XIXe siècle, celle de la morale humanitaire, une phase intermédiaire d’hybridation entre le moralisme du XVIIIe et l’économisme du XIXe. Les catégories centrales de l’existence humaine reposent ici sur la production et sur l’industrialisme. Dans cette phase, l’essence de l’économie, le « mode de production », définit selon Marx non seulement les formes de l’esprit et le mode d’organisation du pouvoir, mais la succession des époques économiques de l’humanité. Le XIXe est le siècle de la naissance de l’idée de progrès où la vieille foi du miracle se transforme en une religion du miracle technique et, au XXe, en une foi religieuse de la technique et en pouvoir dominant du technicisme ;

  • la quatrième phase, le XXe siècle de fer, de sang et d’acier, a été vécu comme l’heurt gigantesque et terrible entre les deux utopies révolutionnaires, de droite et de gauche, en même temps comme une période de conversion des contenus spirituels de l’époque dans la double direction, de l’idéologisation et de la sécularisation de l’espoir de Salut.