La nation est, pour la pensée française du XIXème siècle, la fusion identitaire d'un peuple et d'un État forgée par les siècles et les épreuves, un héritage symbolique qui transcende la tribu primitive. Dans ce sillage, la nation et guère un régime politique est à la base de tous les pouvoirs.
Dans l'évocation des anciens, comme le rappelle Raymond Polin dans les Annales de philosophie Politique (N°8-1969), les «païens» étaient désignés comme «nations» par opposition aux chrétiens et ces derniers constituaient une communauté de foi, de croyance et de religion, bref un peuple universel.
L'idée de chrétienté ignorait l'idée de nation et les Anciens ne traitaient que des cités politiques ou des Villes-États.
Le concept de « nation » est une réalité historique à base naturelle, à laquelle on attribue une personnalité affective, mythique et mystique.
Cette personnalité ne pouvait pas naître dans l'antiquité car les institutions étatiques ou impériales étaient extérieures à la vie des peuples et « l'esprit d'une nation » évoqué par Montesquieu, avait besoin de revêtir le caractère personnel de l'autorité.
La personnalisation de l'autorité est donc le sceau par lequel se forge une identité, une volonté, un consentement et une conscience populaire et, plus loin, un régime politique.
''Quid'' de l'Europe, cet ensemble plurinational et supranational, non organique et sans allégeance naturelle, sans attaches allégoriques ou affectives ?
Puisque le pouvoir est, en son essence, une responsabilité existentielle qu'exige « une tête et un Chef en charge de l'essentiel »,(Ch. de Gaulle), contraint à des choix dramatiques par le défi de ''décider du risque extrême en situation extrême'' (Carl Schmitt), quoi de plus surprenant si l'Europe, pour s'affermir et se refonder, n'avait-elle besoin d'un chef et d'une grande épreuve, bref d'un retour du ''Hard'' de l'Histoire ?
L'idée que l'Europe se compose d'une dualité, d'États et de citoyens, a-t-elle la même portée que celle qui oppose et qui fonde en unité, l'État et le peuple - nation en situation de danger ?
Les héritiers de l'histoire opposent aux structures à vocation supranationale, sans autre gage spirituel qu'un idéal déraciné et bâti sur une dépolitisation intégrale, la conception politique d'une « Europe des Nations », plus appropriée à un monde perpétuellement conflictuel.
Or, le véritable acte fondateur des institutions européennes, incapables de naviguer dans les eaux profondes de la politique mondiale, fut la signature du « Traité d'amitié et de coopération » ou « Traité de l'Élysée » du 22 Janvier 1963, entre de Gaulle et Adenauer, après le point de départ des Traités de Rome de 1957. Acte historique, sans lequel l'Union Européenne aurait peiné à exister et le processus d'intégration à se poursuivre.
Le « Traité » de l'Élysée mettait un terme à un siècle d'hostilités entre les deux principales puissances du continent, la France et l'Allemagne et instaurait la pratique d'une négociation directe à l'intérieur de la logique communautaire, permettant de surmonter les difficultés ou de les prévenir.
Ce « Traité », inter-étatique et bilatéral, aurait conduit tout droit à Maastricht, à la monnaie unique et à la mise en chantier d'une PESC/PESD efficace et crédible.
Ainsi la vieille dichotomie entre processus d'intégration et politique inter-gouvernementale perdure encore aujourd'hui, porteuse d'ambiguïtés évidentes et d'équivoques non-dissipées.
En effet, si le rêve intégrationniste fut bloqué par la politique de la chaise vide, le processus de « coopération organisée d'États », devant « aboutir à une Confédération puissante » (Plan Fouchet de 1961- première version- et de 1962- deuxième et troisième versions), fut refusé par les partenaires européens, sous la pression des États-Unis, demeurés les arbitres du jeu européen.
Les élargissements successifs, sans approfondissements institutionnels préalables, comportèrent des obligations qui devaient être remises en cause par des référendum négatifs.
Aujourd'hui, inscrire l'histoire de l'Europe dans celle de la mondialisation signifie, non pas sous-estimer l'économie et l'échange, mais repenser en priorité les peuples et les États, seuls acteurs de la vie historique, seuls porteurs d'épopées et de mythes, seuls doués, de mémoires et de luttes impérissables, venant du fonds des âges. Or, racontée par la raison, l'histoire de l'Europe communautaire apparaît comme une réussite encore inaccomplie. Abordée par le cœur, elle est une attente trahie, un désenchantement criant et un chantier en crise. La cause en est que les nouvelles perspectives n'arrivent pas à s'affermir ou, plus simplement, elles n'arrivent pas à effacer les valeurs d'hier, les valeurs héritées.
La démocratie n'est que l'un des régimes politiques que l'Histoire a connu, mais pas le seul. En raison de la crainte de dégénérescence et de confiscation du pouvoir, la démocratie, par sa nature égalitariste, n'aime pas l'oligarchie, l'autocratie, la monarchie ou le régime d'un seul.
La démocratie n'aime pas les grands hommes. Elle exalte plutôt la médiocratie, à condition qu'elle soit bien répartie.
La démocratie de masse comme celle d'opinion dévalorisent l'amour propre, l'orgueil, l'ambition, le risque et toutes les passions humaines qui, selon certains, se substitueraient aux intérêts généraux de la masse.
Ainsi, la philosophie de l'Histoire pousse à distinguer entre le « naturel », doué de substance, de permanence et de durée, et « l'artificiel », comme artefact éphémère et volatile de sentiments et d'adhésions politiques. A la première catégorie, appartenaient les nations, à la deuxième les constructions transitoires et, à titre d'exemple, les vieilles fédérations (l'Union Soviétique, la Fédération yougoslave) ou les nouvelles (institutions européennes).
Compte-tenu de la scène internationale, mi-sociale et mi-asociale, « l'épreuve » fondamentale d'une nation est celle de sa survie ou de sa solidarité ultime, celle de la victoire ou des défaites.
Or, la « Nation » en Europe n'est plus aujourd'hui la solution à tous les problèmes, mais demeure « le problème » d'une Europe et d'une Union, qui n'existe pas encore politiquement « par elle-même et pour elle-même ».
A preuve, la légitimité des institutions européennes ne procède pas des peuples mais des opinions et celles-ci relèvent davantage des intérêts particuliers que d'un « intérêt général » difficile à cerner. Cette légitimité serait entachée, pour certains, d'un « déficit démocratique » et ces critiques constituent les « mots d'ordre » récurrents du populisme et de clientélismes multiples.
Le dilemme des années soixante est encore là: Communauté intégrée ou Confédération d'États ? Europe dépolitisée ou « concert européen » à peine déguisé? Europe fédérale sans fédérateur ou équilibre asymétrique au sein d'une Union nécessaire, mais en dehors d'une unité impossible?
Dans un monde qui demeure aléatoire et périlleux, où le « Soft » représente la supériorité des valeurs sur les moyens, le « Hard » arrive toujours de manière soudaine et brutale. Face à ce danger il manque, pour y faire face, une idée spirituelle et politique de l'Europe, une idée de « sa nécessité » dans le monde du XXIème siècle.
Tant que celle-ci n'existe pas, il ne pourra y avoir de légitimité européenne organique et naturelle, ni d'hommes capables de l'incarner. Cette incarnation inopinée d'une Providence et d'une étincelle, provient de la rencontre du Hasard, la circonstance ou la « Fortuna » de Machiavel, et de la « Virtù », le grand caractère et la grande détermination humaine. Elle provient de la forte connexion d'une volonté et d'une ambition. Cependant cette rencontre a besoin, pour faire l'Histoire, d'une génération « morale » de lutteurs, qui est politiquement peu visible et philosophiquement peu présente.
Une nation historique vit dans le temps, par ses symboles et par ses mythes et l'ordre symbolique est l'ordre de l'imaginaire collectif. C'est la raison pour laquelle toute révolution abat les monuments et efface les souvenirs.
Comment un corps politique peut-il vivre dans les cœurs et dans les âmes, sans la force des symboles, en tenant les mythes à l'écart de la passion et la passion à l'écart de la Raison ?
En Histoire, c'est toujours sur un sol symbolique que se décide le sort du monde. La symbolique a son pouvoir mais aussi ses contre-pouvoirs, dans les esprits, comme dans les rues, dans les élans des foules comme dans la liesse populaire.
L'étranger ou l'immigré récent, déraciné et sans attaches, n'appartient pas au même ordre symbolique de la nation, ni à la même dimension du souvenir, ou à la même âme collective. Étranger est celui qui n'a pas les mêmes rêves et qui ne peut imaginer l'avenir à partir du même passé, car il se réclame d'une autre origine, d'une autre religion, d'une autre langue et d'un autre sol.
Le mot de « patrie » est entré dans l'usage du français, venant des « corruptions italiques » autour de la moitié du XVIème siècle, de « l'assimilation de la terre et des morts »; « Patria, pater, terra patrum », alors que la langue anglaise ne connaît qu'un seul mot pour désigner en même temps la patrie et le pays, « country ».
Le patriotisme est lié au XVIIIème siècle français à l'idée d'un républicanisme d'inspiration romaine. Dès 1681, Bossuet rappelait dans son « Discours sur l'histoire universelle » que « le fond d'un romain, pour ainsi parler, était l'amour de sa liberté et de sa patrie ».
Toute autre la tradition allemande, où le patriotisme avait été nourri de cosmopolitisme. Un sentiment inspiré d'une vision romantique de l'humanité, tradition qui fut reprise par les élites intellectuelles allemandes après la défaite du Troisième Reich et versée dans une conception du « patriotisme constitutionnel » (Habermas) qui influencera profondément les conceptions idéalistes des institutions européennes.
En effet au XVIIIème siècle, l'Allemagne classique fut cosmopolite. Au XIXème siècle le particularisme des Länder et la Constitution impériale, apparurent plus favorables à l'amour de l'humanité et de la liberté civile, qu'au respect de l'unité nationale.
Cette tradition explique aisément pourquoi la profession de foi cosmopolite est à la racine de la conception de l'Europe supranationale comme « puissance civile ».
Ainsi une rétrospective historique sur la notion de « patriotisme » montre que les deux composantes essentielles de l'idée de nation, différemment déclinée en France et en Allemagne, sont à la base des institutions européennes de 1957.
La première, empreinte de républicanisme d'essence démocratique et la deuxième vouée à l'universalisme et au cosmopolitisme missionnaires. Deux conceptions qui furent appropriées par les grandes nations continentales au cours du XIXème siècle, dans le but de conquérir et de coloniser le monde. Elles portent la marque influente et commune de leur origine, le rejet des nationalismes et avec eux du patriotisme qui en accompagna la naissance.
Or, dans le processus historique successif à l'effondrement des fédérations socialistes, russes et yougoslaves, les réalités des nations réapparurent sur la scène du monde. Elles s'accréditèrent historiquement des données permanentes de la vie des peuples et, dans le cas de l'intégration européenne, la pérennisation des nations, de leurs humeurs, sensibilités et cultures, fait douter du caractère durable de la construction commune.
Se conjuguèrent en effet dans l'émergence des institutions européennes, deux courants spiritualistes et idéalistes, le « cosmopolitisme » et le « fédéralisme intégral », auxquels se joindra une tendance intégrationniste et fonctionnaliste transnationale, allant de Monnet à B. Haas et à K. Deutsch.
A la lumière de cette évolution et pour tout analyste du système international le sort de la Nation et de celui des Fédérations et des Confédérations, resteront les questions cruciales du XXI ème siècle. Ce dernier a débuté prématurément entre 1989 et 1991 et a vu l'implosion d'un amalgame idéologique de nations disparates et la résurgence dramatique et meurtrière de plusieurs formes d'ethno-nationalisme et d'extrémisme ethnique à base religieuse.
Cette résurgence des nations marque l'instauration d'une autonomie réduite des sous-systèmes régionaux au sein d'un système international pour la première fois planétaire, et, de ce fait, le transfert et la limitation des enjeux et des rivalités préexistants entre nations européennes, au sein du sous-système occidental, surtout en ce qui concerne le mode d'aborder la politique mondiale de la part de chacun de ses membres, mais aussi les choix politiques et militaires des « leaders de bloc ».
La stratégie de Monnet, fondée sur des compromis partiels, limités et d'intérêts mineurs, ne put aider l'Allemagne et la France a avoir une « ligne commune » vis-à-vis des deux hégémonies, qui, à l'époque de la bipolarité, persistaient à décider au-dessus de leurs têtes et en dehors de leurs intérêts.
Ainsi la pratique d'intégration fonctionnelle aboutissant à une « stratégie de substitution » ne fut rien d'autre, au-delà des intentions et des propos, qu'un rideau de fumée sur les choses essentielles du moment, jalonnant le parcours de l'intégration.
Elle ne fut rien de plus qu'une « stratégie d'occultation » de la réalité mondiale, la vraie et la plus dangereuse dans la mesure où les problèmes de fond étaient ailleurs et d'une toute autre ampleur. Ainsi, cette stratégie fut objectivement une « stratégie de diversion ».
A la preuve de cet escamotage, l'aspect le plus visible du processus d'intégration est la permanence des nations et donc une dualité des objectifs et des politiques, imputable à la leur diversité substantielle: « Politique étrangère » pour les diplomaties nationales, « politique extérieure » pour la Commission européenne, « gouvernabilité » périlleuse pour les États, parsemée de rivalités et de guerres, simple « gouvernance » pour les institutions régionales et mondiales de régulation, visant l'établissement des règles communes à une société mondiale ouverte.
La logique de l'intégration, dans les intentions de ses promoteurs, tendait à restreindre progressivement l'espace de manœuvre des dirigeants nationaux sous la pression de la nécessité et visait à transformer les différentes situations nationales en une conjoncture globale qui rendrait la nation ou le pouvoir nationaux anachroniques. Cette logique revenait à broyer les spécificités au nom d'une synthèse supérieure abstraite, autre, naturellement de la logique nationale, qui demeurait une logique de la différence individuelle, particulièrement là où des intérêts jugés essentiels sont touchés.
Quant à la méthode choisie, dite « de substitution », celle-ci s'arrêta devant la limite infranchissable de la souveraineté, comme pouvoir inaliénable de décider de la substance de l'être national et de ses œuvres vives. L'intérêt européen ne peut être défini par un aréopage restreint, ni par une commission quelconque qui l'exercera au nom d'une technique.
Pour que ce progrès soit possible la promotion de « l'intérêt commun » présuppose un tel transfert de compétences, qu'elle est inconcevable dans la conjoncture présente. À défaut d'avoir pu réduire graduellement la multipolarité des membres, en la faisant converger vers une même unité, nous assistons à la mise en place d'une façade, derrière laquelle continue de s'exercer l'équilibre des pouvoirs et celui des rivalités d'intérêts de type classique. Et donc à la prédominance du Conseil sur la Commission et de l'intergouvernemental sur la méthode communautaire.
En ce sens la crainte des responsables nationaux à l'époque de la bipolarité, portait sur une dilution des pouvoirs nationaux et une égalisation fictive des statuts, comme conséquence de la dévolution à une entité supranationale des responsabilités propres à « la grande politique ». Dans ce contexte les « technocraties » de l'Union furent incapables de définir une stratégie cohérente et globale, intégrant tous les paramètres de risque, à partir de l'extrême. Ils ne purent se mesurer, sur des questions d'intérêt vital aux grandes puissances de la planète, ni contester les leaderships qui s'affirment cruellement dans l'Histoire et qui exigent légitimité, souveraineté exclusive, pouvoir incontesté et capacité autonome de décision, en situation de déstabilisation ou de crise aiguë.
Dans ces conditions, le « modèle bureaucratique », qui est à la base du fonctionnement des institutions européennes et de « l'eurocratie », une monarchie sans peuple et sans investiture, devient un enjeu de pouvoir que les nations s'efforcent de contrôler, ou du moins d'influencer. Cela dit, ne pouvant pas devenir un acteur politique à part entière, la structure de l'Union européenne, prolonge la tradition bureaucratique par la complexité des procédures et des appels aux déterminismes socio-économiques, et secrète elle-même des « intérêts propres », tendant à s'intéresser à sa propre survie, en étendant ses propres compétences et pouvoirs.
Or, aller au-delà des nations, signifie t-il d'aller vers l’intégration politique et donc au-delà de modèle bureaucratique supranational ? Cela présupposerait une réorientation de l’allégeance des partis et des opinions vers les institutions centrales dûment politisées.
Au-delà des problèmes spécifiques et extrêmement techniques, les institutions européennes n’ont pas réussi à nourrir depuis leur constitution, un espace politique commun, en se dotant d’une légitimité propre.
Ainsi les débats nationaux et le climat passionnel de l’Etat-Nation proposent encore aujourd'hui un cadre plus gratifiant pour le narcissisme public et offrent le modèle d’une organisation sociale mieux identifiable et plus rassurante pour leurs concitoyens. Compte tenu des voies et des comportements nationaux, l’Angleterre a-t-elle représenté, à elle seule, la modèle « dérogatoire » de toute forme d’intégration supranationale et la France n' a-t-elle pas partagé avec elle une ambiguïté de fond vis-à-vis de la supranationalité ? Dans l’opinion conventionnelle la Grande Bretagne demeure historiquement le référent classique du « perturbateur » par rapport à la voie tracée par la France, pays fondateur de l’Europe communautaire et elle a assuré depuis le contrôle institutionnel et politique en y insérant ses priorités et son agenda.
L’esprit de coopération entre les nations, qui entre dans sa phase active à partir de 1964, avait pour base, dans l’esprit de l'époque, la « Nation » comme telle, sa force ou sa faiblesse, sa vocation et ses ambitions. Elle était à l’opposé de toute stratégie qui soumettrait les pays fondateurs aux diktats extérieurs des deux hégémonies.
Dans le contexte mondial de la période de confrontation entre les deux systèmes antagonistes, la taille d’une unité politique était moins importante que sa « cohésion » et sa « volonté ».
Ainsi la lecture stato-nationale de la scène mondiale comportait une hiérarchie de puissance, qui insularisait les détenteurs de l'atome du reste du système international. Celui-ci, au niveau conventionnel, était caractérisé par une multitude d'États-Nations dotés d’une indépendance politique reconnues, mais aux marges de manœuvre limitées par le pouvoir d’intimidation et de frappe des Grands.
La supériorité de la vision stato-nationale était fondée sur la géopolitique conditionnante de la balance mondiale, une vision qui fit défaut aux intégrationnistes de tous bords, auxquels la technicité des taches de gestion ordinaire, interdisait de comprendre l’universalisme de la politique globale et la résistance des nations, comme unités de base d’un système planétaire, façonnés par des rivalités incessantes.
Ce fut dans un contexte international contraignant et comme un aspect partiel de celui-ci, que se posait désormais le problème de l’unité du continent, celui de l’unité européenne. Une unité fondée sur l'État-Nation et non sur l’abstraction de son dépassement, au sein d'un cadre défini par A. Winckler comme « post-classique » ou « post-national ».
« L'Europe Européenne » s’inscrivait ainsi dans un système de rivalités, dans lequel l’avenir avait encore besoin du passé, en dehors de toute utopie, brouillant les repères historiques, identitaires et culturels.
En réalité la survie des États-Nations, même transformées par le processus d’intégration puis par la mondialisation, posait et pose à l’Union Européenne trois problèmes majeurs, qui méritent un examen critique, théorique, historique et stratégique.
- Le premier concerne l’hypothèse aronienne et bien connue : « Peut-on aller au-delà de l'État-Nation ? » Cette hypothèse a pour objet une analyse de la notion de souveraineté et de sa permanence essentielle.
- Le deuxième, un accord de fond sur la réponse à donner à la question : « Quelles sont les unités de base du système international ? » Cette réponse implique un choix historique et concerne les décisions de gouvernabilité et de gouvernance mondiales, pesant sur les options fondamentales de paix ou de guerre, de stabilité et de crise.
Un accord sur les « unités de base » du système international a pour objet l’accent à accorder aux grandes décisions qui appartiennent à trois ordres de grandeur :
- Les États Nations transformés et cependant autonomes
- La communauté juridique des Nations, qui a son expression universelle dans l’organisation de sécurité collective des Nations Unies, référents de la légitimité internationale et foyers de la légitimation politique.
- L'économie mondiale, ou le processus de mondialisation en cours, ou encore la tendance à une interdépendance planétaire sans cesse accrue.
Cette interdépendance ne comporte pas seulement un « Linkage horizontal », mais implique aussi une interaction verticale et transnationale influente, mais non déterminante. En effet les déterminations éventuelles, inhérentes aux grandes décisions historiques concernent le confit et la rivalité politiques. Or ces déterminismes restent de nature systémique ou hégémonique, sont à caractère géopolitique et stratégique et relèvent encore et toujours des nations.
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Le troisième ordre de grandeur à prendre en considération, pour juger de l’état d’avancement du système d’intégration européenne, est la viabilité de celui-ci et sa capacité de survie.
La réponse la plus forte aux chocs de l'Histoire est représentée par une menace extérieure et présuppose une capacité de contrainte du système international en tant que tel, capable d’exercer la force irrésistible d’un impératif existentiel. Cette réponse peut prendre la forme d’un sursaut unitaire, comme rappel d’un passé commun ou comme quête contraignante d’une destinée commune. Il s’agirait là d’un rappel de la nécessité ou du hasard, qui exigent la conjugaison d’une conscience en éveil et d’une volonté impérieuse, se plaçant hors des conjonctures de confusion et hors des visions, discordantes, nationales ou partisanes.
Ces différentes dimensions de l’analyse nous permettent de déduire que le chemin du processus d’intégration parcouru, demeure fragile, instable, conditionnel et politiquement réversible.
Il dépend en effet de deux tendances opposées :
- celle globale, compétitive, fragmentée et hétérogène, découlant d’un système d’Etats séparés.
- celle défensive, dictée par les replis nationaux et la quête de protection assurée par un passé commun, mais orientée à l’isolement et à l’abri des engagements extérieurs. Cet esprit de repli contre-balance toute tendance rationnelle et rationnellement justifiée de se projeter vers une « unité de salut » plus grande et plus forte.
Ainsi les rendez-vous avec les moments de vérité et les heures graves de l’Histoire sont à peine repoussés.
Dès lors, la logique de la différence entre les Nations d’Europe a trouvé son espace de manœuvre privilégié dans les domaines ultimes de la politique étrangère, de telle sorte que les transferts d’allégeance, capitaux pour la création de communautés politiques au sens formel (B. Haas), ne se sont pas produits à l'échelle et à la hauteur requise et attendue.
C'est pourquoi le fédéralisme, en tant que doctrine visant la transformation et le déplacement de la légitimité politique des parties composantes vers l’unité à accomplir, n’a guère permis d’aller au-delà des Nations. Il s’est heurté d’une part au caractère durable de l'État et de l’autre à l'inadéquation du « modèle » par rapport à la nature du système international.
Ainsi, faute d’une « césure » ou d’une « rupture » épistémologiques, ou encore d’une limite institutionnelle et politique, inhérente à la souveraineté et à une permanente réversibilité historique, le fédéralisme demeure l’accompagnement doctrinal du fonctionnalisme et l'idéologie d’occultation stratégique de celui-ci.
Paradoxalement, il ne cesse d’en dénoncer les insuffisances au nom d’une critique stato-nationale révolue, qui est associée à la « théorie du déclin historique », allant de Nietzsche à D. de Rougemont. Cette doctrine est philosophiquement dépolitisante et politiquement abstraite, car la figure d’Europe qui en résulte, demeure celle de la « société civile » et des « opinions citoyennes »; pour le dire avec plus de radicalité, une Europe de l’Utopie et guère de la Realpolitik.
Une Europe illusoire et résignée, dont ne veulent ni les peuples ni les esprits éclairés, ceux dont les souvenirs leur rappellent la grandeur du passé et le potentiel de l'avenir.
L'Europe a besoin de leadership mais le modèle du leadership est mal toléré en démocratie. Dans le cadre d'un égalitarisme exorbitant, ce modèle nourrit la conviction que, supprimant la figure du Chef vient à manquer, en politique intérieure la clef de voûte des institutions et, en politique extérieure, le concepteur d'un dessein et d'une vision du monde, qui alimentent toujours en idées, les objectifs de « la grande politique ».
Aux rivalités particularistes porteuses de simulacres d’actions, sans portée historique et sans durée, s’oppose dans l'abstrait l’idée d’un Chef, délégué directement des nations et mis dans la condition unique, de vouloir, de décider et d'agir.
Cette légitimité est essentielle car elle apporte un sursaut existentiel au corps politique.
Vouloir, décider et agir, c’est l’opposé du compromis qui demeure la catégorie de l’impuissance, ennemie de l’occasion et des circonstances. Le compromis est enfin porté par la lourde chaîne de l'irrésolution, qui résilie, sur l’autel de la discorde, le contrat séculaire que la nation stipule entre le passé, le présent et l'avenir.
Le but dont il est ici question, est d'identifier dans le débat en cours, le fondement et la pertinence des idées de base de toute construction politique, celles de nation, légitimité et souveraineté, disposant d'une capacité d'agir sur la scène planétaire à l'âge du terrorisme, de la balistique et du nucléaire. Une scène où, par son imperfection principielle, le droit international ne dispose ni de juges ni de police et où une promesse de sécurité collective est aléatoire.
Le but en est d'affermir le rang du continent et de ses Nations, dans un monde turbulent, où la guerre ne peut être toujours exclue.
En effet, au sein d'un système international dans lequel le rôle traditionnel des alliances
demeure plus important que celui de l'intégration, la première place revient, dans les préoccupations des décideurs, aux tensions irréductibles et aux choix inévitables entre aventurisme et passivité.
Et cela afin de dégager un système efficace d'équilibre des forces qui, ne pouvant pas
surmonter l'hétérogénéité des nations, est le seul en mesure de limiter les conflits. Conflits, qu'aucune légitimité universelle et qu'aucun système d'intégration ou de sécurité collective, ne pourront exclure, ni de la conjoncture actuelle, ni du cours futur de l'Histoire
De quoi parle-t-on à propos du « soft empire »? S'une organisation politique horizontale et multinationale, qui sacrifie la structure hiérarchique des pouvoirs au caractère attractif d’un « club ouvert », aux principes acceptés et aux règles communes ; ses corrélats sont l'empire informatique ou l'impérialisme du libre échange, fondés sur l'influence diffuse et un contrôle direct très faible, par rapport aux impérialismes du XIXe et du XXe siècle.
- Il s'agit de l’absence d’une forme de souveraineté absolue qui a caractérisé les traits extrêmes des États-nations.
- C’est un type de pouvoir ayant tendance à l’élargissement indéfini, à l’extension de ses compétences et de sa législation, à l’établissement d’un rapport de contiguïté avec des zones d’instabilités hétérogènes, éloignées et frappées par une forte conflictualité.
Dans ce cadre, l’extériorité politique n’est conçue que comme projection de l’intériorité pacifiée et sous la forme d’un prolongement des compétences internes.
Ces caractéristiques de l’Union peuvent-elles être assimilées à un soft empire, à une forme politique « ouverte » et « sans leaders
Le Traité de Maastricht constitutionnalisa le système dual de la construction européenne consistant à associer la méthode de l'intégration à celle de la coopération intergouvernementale, en amplifiant cependant cette dernière.
La « communauté d'action » visait explicitement l'organisation d'un leadership européen et elle était fondée, pour l'essentiel, sur l'exercice des « souverainetés partagées ».
La « communauté de valeurs » put s'accommoder d'un socle de relations fondées sur le jeu des interdépendances économiques, modérant ainsi les intérêts nationaux.
Un ensemble de valeurs de paix et de libertés politiques viendrait couronner, pensait-on, cette communauté de valeurs.
Cependant, cet ensemble n'exigerait point le partage de deux objectifs essentiels, celui d'un ideal type européen de société, et celui d'une présence de l'Europe dans le monde.
Le dédoublement fonctionnel est avant tout un dédoublement politique et, par conséquent, institutionnel.
En effet, « la communauté d'action » avait vocation à se rétrécir et « la communauté de valeurs » à s'élargir géographiquement et à s'étendre fonctionnellement.
La communauté de valeurs apparaissait comme essentielle à l'époque de la guerre froide.
Avec la fin de la guerre froide, l'unité de communauté d'action et de communauté de valeurs, qui avaient permis la complémentarité de l'approfondissement et de l'élargissement, ne suffit plus à générer d'elle-même ni un modèle d'identité ni un modèle décisionnel, indispensables à des institutions unitaires.
En ce sens, la communauté d'action, rétrécie et ouverte à tous les pays voulant rejoindre l'Union pouvait organiser le leadership nécessaire au renforcement des institutions, au sein d'une vaste communauté de valeurs, s'identifiant à son groupe de tête.
Ce dernier a joué un rôle politique moteur au plan institutionnel et dans la politique extérieure il a fonctionné comme stabilisateur en matière d'apaisement des conflits et de gestion de crise.