A la recherche du nouvel équilibre stratégique, la panoplie de la dissuasion nucléaire s’étoffe en intégrant les systèmes de défense anti-missile balistique. Au sommet de Chicago (20-21 mai 2012), les membres de l’Otan ont déclaré opérationnelle la première phase du déploiement de la défense anti-missile balistique en Europe, destiné à protéger le continent européen de frappes venant du Moyen-Orient – le bouclier de la Missile Defense (MD) s’étend de l’Alaska et de la Californie jusque dans le Pacifique, cuirassant le continent américain. La dernière phase du programme devrait être atteinte en 2018, suivant les projections les plus optimistes, offrant alors un maillage avancé, capable de détecter et détruire des missiles balistiques comme des missiles à portée intermédiaire.
La force nucléaire demeure la colonne vertébrale de la dissuasion au XXIe siècle tant que la défense anti-missile demeurera perméable à la menace. L’étendue de cette menace paraît difficile, voire impossible, à contrer s’agissant d’une attaque massive d’ogives à têtes multiples. La nature de la menace et l’extrême gravité de ses effets n’incitent pas à mettre à l’épreuve les systèmes anti-missiles qui demeureront alors le complément de la dissuasion nucléaire. Pourtant, leur déploiement par les Etats-Unis et le développement de systèmes concurrents en Russie et en Chine relance la course aux armements conçus pour s’attaquer à la vulnérabilité des systèmes d’arme stratégiques, nucléaires comme anti-missiles.
La force nucléaire : la colonne vertébrale de la dissuasion
L’équilibre de la terreur était fondé, du temps de la guerre froide, sur les pléthoriques arsenaux nucléaires, américain et soviétique, qui se faisaient face en se faisant peur. C’est par étapes, au gré des négociations, que les « superpuissances » fixèrent le cadre « juridico-stratégique » de leur dissuasion. Parmi les instruments fondamentaux du désarmement, entrés en vigueur entre les deux grands, cinq d’entre eux méritent d’être cités (PTBT, TNP, SALT, ABM, et le processus START dans la lignée du SALT) en ce qu’ils façonnèrent l’équilibre de la terreur, essentiellement par des mesures d’interdiction, de réduction ou de limitation des armements.
Le premier texte majeur fut négocié et adopté en tripartite (Etats-Unis, Union soviétique, Royaume-Uni) avant d’être ouvert à l’adhésion du plus grand nombre. Le traité d’interdiction partielle des essais nucléaires de 1963 (PTBP pour son acronyme anglais), interdit qu’il soit procédé à des explosions nucléaires dans l’atmosphère, dans les mers et dans l’espace extra-atmosphérique. Très largement ratifié, il demeure aujourd’hui la pierre angulaire du désarmement nucléaire puisque le traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE), de 1996, n’a pu entré en vigueur faute d’obtenir les ratifications nécessaires. Pour autant, des essais critiques continuent d’être menés par plusieurs puissances nucléaires, dont les Etats-Unis, qui estiment ne pas contrevenir aux dispositions du traité de 1963.
En 1968 suit le traité de non-prolifération nucléaire (TNP) qui entend fixer un statu quo favorable aux puissances dotées de l’arme nucléaire. Ces dernières s’engagent à favoriser la coopération internationale dans le domaine nucléaire civil avec les Etats renonçant à acquérir l’arme nucléaire. En d’autres termes, les puissances nucléaires conservent leurs arsenaux, les autres Etats renoncent à se doter de telles armes. Or, la coopération dans le domaine nucléaire civil n’est pas l’unique contrepartie au statu quo, car les Etats officiellement dotés de l’arme nucléaire (EDAN) devraient, à terme, s’engager sur la voie du désarmement général et complet. Parmi d’autres lacunes, le TNP n’a réussi que très partiellement à enrayer la prolifération des armes nucléaires, les Etats non officiellement dotés de l’arme nucléaire (ENDAN) se tenant à l’écart de celui-ci.
C’est en 1972 qu’intervient la conclusion des accords SALT, conventions américano-soviétiques qui se composent du traité SALT et du traité ABM. Le premier initie le processus bilatéral de réduction des armements nucléaires. Le traité SALT II n’étant jamais entré en vigueur, il sera suivi du traité START de 1991 (entré en vigueur en 1993), puis du traité SORT de 2002 dont le dispositif sommaire sera balayé par le traité START de 2010 (entré en vigueur en 2011). Chacun de ces textes approfondit la réduction des armements stratégiques dans un savant jeu d’équilibre entre les forces nucléaires des deux camps. Revenant aux accords SALT de 1972, le traité ABM limite le déploiement de systèmes anti-missiles balistiques à deux sites stratégiques puis à un seul, limités dans leur étendue. En effet, Américains et Soviétiques s’engagent à ne pas déployer de systèmes ABM à l’échelle régionale ou nationale, de même qu’ils s’interdisent de placer les composantes de ces systèmes dans l’espace extra-atmosphérique.
Ainsi, les accords SALT de 1972 – et les dérivés du traité SALT – ont gelé la course aux armements nucléaires entre les deux « superpuissances » par la réduction des arsenaux et la vérification des mesures de désarmement. En même temps, le traité ABM ne permettant pas de protéger l’ensemble d’un territoire sous un bouclier anti-missile, l’équilibre de la terreur repose exclusivement sur la dissuasion nucléaire, sur les armes et vecteurs qui lui sont associés. Précédemment, Américains et Soviétiques avaient favorisé le multilatéralisme des traités de 1963 et de 1968, qui entendent juguler la prolifération des armes nucléaires par des restrictions et des interdictions pouvant mener à la saisine du Conseil de sécurité, sous la responsabilité des cinq EDAN.
Le parapluie anti-missile balistique : révélateur et accélérateur du déséquilibre stratégique
Dès avant l’entrée en vigueur du traité ABM, en 1972, Moscou et Washington soulèvent de profondes divergences d’interprétation qui perdureront jusqu’à la terminaison du traité, en 2002. Pour les Etats-Unis, le traité n’interdit nullement la recherche et le développement de systèmes anti-missiles, surtout s’il ne s’agit pas de systèmes conçus pour abattre des missiles balistiques. L’URSS préférait freiner une course aux armements très coûteuse, devenant vite insoutenable eu égard aux faiblesses structurelles et au retard technologique du complexe militaro-industriel soviétique. En 1983, le président Ronald Reagan annonce le projet popularisé sous la formule de « guerre des étoiles », qui n’est autre que la constitution d’un bouclier anti-missile balistique destiné à protéger le territoire des Etats-Unis depuis la Terre et depuis l’espace. A terme, le complexe militaro-industriel soviétique, en décrépitude avancée, n’y survivra pas.
A cette époque, l’industrie américaine de défense ne maîtrise pas les techniques permettant de mettre en place rapidement ce bouclier. Mais dans la ligne de mire de Washington, le traité ABM est en sursis. Des crédits colossaux sont alloués à l’Initiative de défense stratégique (IDS), la première dénomination officielle du « projet » pharaonique de R. Reagan, qui deviendra la NMD (National Missile Defense) puis plus simplement la MD (Missile Defense). En fait, ce sont les avancées techniques des industriels qui dictent l’urgence à adapter le traité de 1972 aux nouvelles capacités anti-missiles du Pentagone. Les Américains obtiendront une première victoire en 1997, en imposant dans les accords dits « de démarcation », que soient exclus du champ d’application du traité ABM les systèmes anti-missiles de théâtre (TMD) – pourtant peu fiables.
A la faveur des attentats du 11 septembre 2001, à New York et à Washington, le président Vladimir Poutine a été le premier dirigeant à déclarer sa solidarité au peuple américain plongé dans l’effroi du terrorisme de masse. Un rapprochement s’opère avec son homologue George W. Bush, qui aboutira, sur le plan stratégique, d’abord au retrait unilatéral des Etats-Unis du traité ABM, annoncé en décembre 2001, conformément à l’article XV dudit traité (en contrepartie la Russie obtenant le blanc-seing de Washington pour stocker, en Sibérie, de très importantes quantités de matières fissiles usagées, contre indemnisations auprès de « clients » étrangers), et ensuite à la signature et à la ratification du traité SORT, en 2002, prévoyant de nouvelles réductions a minima des armements stratégiques américains et russes.
En matière de réduction des armements stratégiques, le traité START de 1991 arrivait à échéance en décembre 2009. Mais le traité SORT précité n’eut pas le temps d’être appliqué, relayé en 2010 par la signature d’un nouveau traité START, entré en vigueur en février 2011, et agrémenté par un dispositif détaillé de vérification basé sur le dispositif du précédent START, plus ambitieux que le diaphane traité SORT.
En matière de défense ABM, plus rien n’interdit le déploiement d’un bouclier à l’échelle nationale ou régionale pas davantage que la mise en orbite de composantes d’un système ABM dans l’espace extra-atmosphérique. Or, les armes ABM, par définition défensives, pourraient également servir à des fins offensives (qu’il s’agisse de missiles d’interception ou d’armes à énergie dirigée), contre des cibles terrestres, aériennes et même spatiales. A l’heure actuelle et malgré l’accélération du déploiement des radars et intercepteurs de la MD, en Alaska, en Californie, dans le Pacifique, au Japon, et en Europe, les systèmes ABM demeurent embryonnaires (dans la première des phases devant mener à un bouclier performant contre les frappes balistiques et, à l’horizon d’une décennie, contre les missiles de portée intermédiaire).
La recherche et le développement se poursuivent, les innovations permettent d’améliorer les performances de l’alerte avancée, du suivi et de l’interception des missiles. Cependant, l’efficacité d’un système ABM dépend de sa réactivité et de sa précision mais surtout de l’étendue de l’agression : perméable à un seul missile porteurs d’ogives nucléaires à têtes multiples (MIRV), le bouclier échoue à protéger territoires et populations. Certes, il pourrait limiter les dommages et les pertes sur des territoires suffisamment vastes, mais il risque alors d’inciter le recours à des frappes massives. Un bouclier ABM ne pouvant être ni infaillible ni invulnérable, celui-ci demeure complémentaire de la dissuasion mais risque, mécaniquement, de relancer la course aux armements – comme le ferait aussi la conception d’un bouclier anti-missile totalement imperméable, hermétique, infranchissable.
La nécessité d’exploiter les vulnérabilités des systèmes d’arme stratégiques
En premier lieu, la course aux armements se focalise sur la nécessité de pallier la vulnérabilité de la défense stratégique des puissances nucléaires de premier rang. Elle concerne les systèmes anti-missiles eux-mêmes, et les systèmes ABM en particulier. Depuis que les Etats-Unis déploient progressivement leur bouclier, la Russie gronde et promet de se mettre à niveau. Les missiles S-300 (la version améliorée S-400 est en cours déploiement) sont présentés comme un premier rideau, encore léger (atteignant officiellement 70% d’efficacité contre les missiles balistiques), ce qui indique clairement la volonté du Kremlin de réduire son retard en la matière. En mai 2012, Moscou a déclaré la mise en service opérationnelle du radar Voronej-M (utilisant des ondes métriques), à Irkoutsk, en Sibérie. Il complète le système d’alerte anti-missile composé de trois autres stations radars implantées à Saint-Pétersbourg (Voronej-M), à Armavir (territoire de Krasnodar) et dans l’enclave de Kaliningrad (ces deux dernières étant équipées de radars Voronej-DM opérationnels en ondes décimétriques). Et le réseau d’alerte avancée russe pourrait être étendu avec l’installation de nouvelles stations à Petchora, Barnaoul et Enisseïsk, de même qu’il s’appuie sur les moyens de détection spatiaux. De son côté, la Chine (RPC) développe des capacités anti-missiles dérivées de technologies russes (missile Hongqi-9, dérivé du S-300 précité, pouvant intercepter un missile à mi-course depuis une rampe mobile) et, de manière générale, Pékin investit massivement dans le domaine militaire, la communication, la surveillance, l’alerte avancée. En constante augmentation, les dépenses militaires de la RPC ne souffrent aucune comparaison avec les budgets occidentaux. En effet, l’Armée nationale populaire achète ses matériels à des entreprises d’Etat aux coûts de production peu élevés et fixant leurs prix de manière artificielle.
En deuxième lieu, considérant que la défense anti-missile est le complément de la dissuasion nucléaire, les puissances nucléaires devraient être amenées à pallier la vulnérabilité de leurs systèmes offensifs : cette fois, il s’agit de les renforcer en augmentant la qualité mais aussi la quantité des vecteurs et des ogives embarquées afin de procéder à une attaque massive saturant les capacités du bouclier anti-missile adverse. Cela induit réarment nucléaire et prolifération des technologies missiles par ceux qui sont à l’origine des instruments et mécanismes de lutte contre la prolifération.
En dernier lieu, la course aux armements devrait également concerner la vulnérabilité des systèmes ABM ou les lacunes de leurs sous-systèmes. Sans prétendre à l’exhaustivité, plusieurs pistes sont d’ores et déjà explorées et/ou exploitées. D’abord, les ingénieurs de l’armement cherchent à rendre les missiles indétectables en réduisant le temps d’utilisation des moteurs grâce à de nouveaux ergols (essai réussi du missile intercontinental russe « Avangard », tiré de 23 mai 2012 depuis le cosmodrome de Plessetsk, dont la tête unique serait autopropulsée). Ensuite, la menace électromagnétique (bombes E, armes à hyperfréquences) permet de neutraliser les composants électroniques des matériels terrestres et des instruments de bord des intercepteurs, dont les systèmes d’arme modernes sont fortement dépendants. Enfin, les armes anti-satellites (ASAT), souvent dérivées des recherches menées dans le cadre des programmes anti-missiles et développés par les Etats-Unis, la Russie et la RPC, s’attaquent au segment spatial des systèmes d’arme modernes (missiles balistiques comme bouclier ABM).
L’ire de Moscou à propos du bouclier anti-missile américain traduit avant tout un aveu de faiblesse. Les tentatives russes pour freiner son déploiement paraissent presque désespérées lorsqu’elles proposent, fin mai 2012, de réajuster la position russe au Conseil de sécurité sur la question du nucléaire iranien. Pourtant, l’Iran est un partenaire privilégié de Moscou, un pivot pour sa politique et son influence dans une région hautement stratégique. L’ours serait-il à terre ? Cela serait-il suffisant pour remettre en cause la stratégie anti-missile des Etats-Unis, avec ses implications technologiques et économiques ? Quelle que soit l’option choisie par Moscou, le déploiement de la défense ABM accélère le déséquilibre stratégique post-guerre froide : il concrétise le dépassement de l’équilibre de la terreur, définitivement rompu avec l’abrogation du traité ABM.
L’Union soviétique s’est effondrée et la Russie rêve de grandeur, de prestige, d’empire. L’animal est d’autant plus dangereux qu’il est blessé, qu’il se sait diminué. Comme une plaie mal cicatrisée, le déséquilibre stratégique se creuse, favorable à des réactions inconsidérées, à un épisode de réarmement. Pendant ce temps, la RPC assiste au spectacle et en toute fausse modestie, profite des élans bellicistes américains et russes et de l’interdépendance globalisée, pour combler discrètement son retard en matière de technologies et d’armement. L’arme nucléaire ? Pékin connaît et n’est pas tenu de désarmer. La défense anti-missile ? Pékin travaille sérieusement à améliorer la technologie de systèmes d’origine russe. Aveugler ou détruire un satellite en orbite basse ? Pékin maîtrise les techniques, illustrées par des essais réussis en 2006 et 2007. La guerre électronique ? Pékin s’intéresse de près aux armes électromagnétiques comme à la cyberguerre et dispose d’un vivier de matière grise capable de fournir de pernicieux algorithmes. En définitive, la Chine populaire répond, à sa mesure, au spectre complet de la course aux armements du XXIe siècle.
Les principaux textes cités en référence :
traité d’interdiction partielle des essais nucléaires (1963)
traité de non prolifération nucléaire (1968)
traité SALT de limitation des armements stratégiques (1972)
traité ABM de limitation des systèmes anti-missiles balistiques (1972)
traité START I de réduction des armes stratégiques (1991)
traité d’interdiction complète des essais nucléaires (1996)
traité SORT (2002)
traité START III (2010)
Hubert Fabre est chercheur associé à l’Institut Européen des Relations Internationales (IERI)
Il est l’auteur du livre:
L’usage de la force dans l’espace : réglementation et prévention d’une guerre en orbite
paru en 2012 chez Bruylant (Bruxelles).
Voir aussi du même auteur :