Alors que le sommet de l’Otan des 20 et 21 mai 2012, à Chicago, résonne encore de l’annonce du retrait anticipé des troupes françaises déployées en Afghanistan, les Etats membres ont déclaré opérationnelle la première phase du système DAMB (défense anti-missile balistique). Certes, la phase actuelle de déploiement ne concerne que la menace balistique provenant du Moyen-Orient. Le continent européen s’en trouverait protégé, le rideau devant également contenir une éventuelle frappe balistique dirigée sur le continent américain (la phase ultime de la Missile Defense (MD) consistant à verrouiller la sécurité du territoire américain contre un attaque de l’ours russe – attaque sans doute massive à laquelle devront répondre des moyens de défense en quantité supérieure).
En Europe, le bouclier ABM américain pourrait se révéler, à terme, un leurre stratégique. En effet, le continent européen sera-t-il jamais à l’abri de la menace nucléaire russe ? Ne demeure-t-il pas le théâtre d’un affrontement ou de transactions entre Washington et Moscou ? Le président Vladimir Poutine, récemment réélu, a averti de ses intentions concernant le traité START de 2010 et le traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI), qui pourraient ne pas survivre à la montée en puissance du bouclier ABM.
Surtout, le système DAMB réaffirme et matérialise le principe d’indivisibilité de la sécurité européenne, suivant la vision « otanienne ». En même temps, le sommet de Chicago a été l’occasion de lancer une vingtaine de projets dans le cadre de la Smart Defence, le nouveau concept de coopération multinationale destiné à améliorer les capacités des alliés.
Les tractations ont été longues entre les Etats-Unis et les Etats acceptant d’accueillir, en Europe centrale et orientale, les composantes du bouclier ABM. Les pressions de la part de Moscou ont été fortes, au point que le président Barack Obama, tout juste arrivé à la Maison Blanche, entendit calmer les tensions, se faisant le chantre d’un hypothétique monde sans armes nucléaires et surtout, en annonçant des coupes dans le budget militaire des Etats-Unis. Passé l’enthousiasme de l’élection à grand spectacle d’un président « nobélisé » pour ses discours pacifistes, l’Administration Obama poursuivit – sans l’avoir interrompu – le déploiement du bouclier ABM, notamment en Europe.
Les installations terrestres (mobiles) seront finalement implantées en Pologne, en Roumanie (intercepteurs) et en Turquie (radar TPY-2). Une seconde composante, maritime cette fois, embarque déjà à bord de navires équipés du système Aegis, des missiles anti-missiles balistiques SM-3. Plusieurs navires ainsi armés croisent en Méditerranée. Au nord, des frégates de type Aegis devraient être basées en Pologne. Tous ces matériels reposent sur des technologies américaines.
Après l’implosion du Pacte de Varsovie et la défection des anciens « satellites » de l’Union soviétique, le Kremlin considère le déploiement des composantes de la DAMB en Europe centrale, comme une provocation portant directement atteinte à sa propre dissuasion (vis-à-vis des Etats-Unis d’abord, et ensuite des autres Etats protégés par le bouclier). L’irritation est réelle en Russie et les discours officiels du Kremlin comme des hauts gradés de l’armée, annoncent des investissements massifs afin de mettre à niveau l’armement russe.
La mauvaise humeur manifeste du président russe s’est traduite par le refus de Vladimir Poutine de participer au G8, en mai 2012, où il délégua Dmitri Medvedev, redevenu premier ministre. Les récriminations à peine voilées dont son élection à un troisième mandat présidentiel a fait l’objet, même légitimes, ne favoriseront pas l’entente entre la Russie du président Poutine et les Etats-Unis, avec l’Otan en arrière plan. Le président russe n’a pas voulu se rendre aux Etats-Unis, estimant qu’il n’avait pas à cautionner le sommet de Chicago (dans le sillage du G8), alors que le déploiement du bouclier ABM en Europe, porté à l’ordre du jour de la « conférence atlantiste », a déjà été entériné. Et pour ne rien arranger, la France, le seul Etat européen qui se soit tenu longtemps hors des structures de l’Otan, a réintégré sa qualité de membre à part entière de l’Organisation. C’était aussi le seul Etat européen à s’inquiéter des incidences du parapluie ABM sur sa propre force de dissuasion (le Royaume-Uni ayant placé sa dissuasion sous tutelle). Ne pouvant résister à la détermination américaine, la France a préféré adopter une position résignée mais pragmatique, que le président français, François Hollande, élu en mai 2012, n’a pas modifié. C’eut été aller trop loin car contrairement aux sourires de façade, les Etats-Unis ont très peu apprécié l’annonce du retrait anticipé des troupes françaises en Afghanistan, fondée avant tout sur une promesse de campagne du nouveau président français. Outre une possible contagion vers d’autres partenaires de l’ISAF, le retrait français de Kapisa obligera le Pentagone a renforcé sa présence dans cetLe déploiement opérationnel de la défense anti-missile : un outrage à la dissuasion russete région sensible.
La résignation française vient de l’irréversible déploiement du bouclier ABM américain. La France ne peut s’y opposer. Alors elle tente de préserver sa propre dissuasion en exigeant que l’Otan considère les systèmes ABM comme le complément de la dissuasion. Il s’agit d’étouffer dans l’œuf les éventuelles critiques et pressions quant au maintien de la force de dissuasion nucléaire française dans un environnement, en théorie, protégé contre des frappes balistiques, et, dans un horizon d’une dizaine d’années, contre des missiles de portée intermédiaire. En même temps, la complémentarité entre dissuasion nucléaire et systèmes anti-missiles implique, à terme, la possibilité – si ce n’est la nécessité pour un EDAN – d’une participation pleine et entière au contrôle et au commandement du bouclier.
Car la dissuasion nucléaire ne s’efface pas avec le déploiement d’un système ABM. Tant que les performances du bouclier demeurent relatives, la protection qu’il assure ne concerne que des frappes balistiques en nombre limité. Dans ces conditions, la force nucléaire conserve son caractère dissuasif. Dans une vision utopiste, où tous les Etats dotés de l’arme nucléaire, officiellement ou pas (EDAN et ENDAN), seraient protégés par un bouclier ABM strictement hermétique, serait-il possible de s’acheminer vers un monde sans armes nucléaires ? Pareil scénario ne convient qu’aux discours présidentiels. Non seulement, les boucliers ABM ne règlent pas la question des forces nucléaires intermédiaires (les systèmes TMD devant encore prouver leur efficacité face à des frappes massives), mais en plus les systèmes ABM ne sont ni infaillibles ni invulnérables et, intégrés dans les schémas tactiques, ils deviendront eux-mêmes la cible préalable à toute attaque balistique. En outre, la dissuasion perdurerait face aux Etats non dotés de l’arme nucléaire – dans le respect du principe de non-utilisation « en premier ».
En fait, le développement de systèmes ABM répond à l’existence de vecteurs balistiques porteurs d’armes nucléaires, et plus généralement d’armes de destruction massive (ADM), alors que l’acquisition de l’arme nucléaire, ou autres ADM, relève de considérations initialement étrangères au déploiement de systèmes ABM. Quoiqu’il en soit, le déploiement d’un bouclier ABM par les Américains relance inévitablement la course aux armements : course aux armements ABM (en rendant les missiles indétectables par les capteurs d’alerte avancée), course aux armements anti-ABM (conçus pour s’attaquer aux vulnérabilités des systèmes ABM), tentation de réarmer les arsenaux nucléaires.
L’usufruit « militaro-stratégique » constitué par les Etats-Unis sur le continent européen leur permet de déployer les composantes du bouclier ABM en aval de leur forteresse nationale. Cette capacité de déploiement, qui ne se limite pas à l’Europe, laisse peu de marge à la Russie pour le déploiement d’un système ABM équivalent face aux Etats-Unis. Celle-ci devra se contenter de protéger certaines régions de son territoire, revenant à la formule des « sites » (de plus grande étendue cette fois) prévus par le traité ABM – abrogé en juillet 2002, à la suite du retrait unilatéral des Etats-Unis. C’est une des incidences de l’effondrement du bloc de l’Est et de la dislocation de l’Union soviétique : les vaincus se sont retirés d’Europe centrale et orientale, laissant le vainqueur occuper le terrain. C’est pourquoi, d’un point de vue stratégique, l’Ukraine, la Biélorussie ou l’enclave de Kaliningrad, ne peuvent échapper à l’influence et au contrôle de Moscou. Le coût de la défaite a été élevé et deviendrait insupportable en cas de nouvelles défections sur le flan ouest de la Russie.
Le déploiement d’un parapluie ABM révèle que l’Europe demeure un enjeu géostratégique majeur dans les relations entre Washington et Moscou, susceptible de raviver les tensions entre les anciens pôles de la guerre froide.
L’Europe sous la protection du bouclier ABM américain abdique de manière résolue toute défense autonome de son territoire. Malgré le redéploiement de leurs forces armées vers la zone Asie-Pacifique, les Etats-Unis n’entendent pas délaisser la défense du continent européen. La DAMB leur permet d’asseoir un peu plus la prééminence de l’Otan en étouffant les derniers espoirs d’une défense proprement européenne. Car Washington pousse ses partenaires européens à s’engager davantage dans les programmes d’armement « otanisés ». Autant d’investissements rendant superflu le développement de systèmes autonomes dans un cadre strictement européen.
C’est le rôle du concept baptisé Smart Defence dont les projets tendent à rationaliser et améliorer les capacités militaires des Etats européens membres de l’Otan : parmi les projets annoncés à Chicago, le Danemark devrait supervisé la création de dépôts communs de munitions, et le programme dit ‘interface d’armement universelle’ devrait permettre aux avions de combat d’utiliser les munitions de différents pays (l’intervention en Libye a révélé d’importantes lacunes dans ces domaines). De son côté, l’Allemagne pilotera la mise en place d’un programme de patrouille maritime mutualisant les aéronefs des Etats intéressés. D’autres projets devraient être rapidement lancés, notamment dans le domaine de la reconnaissance interarmées. A cet effet, quatorze pays de l’Alliance ont finalisé, à Chicago, l’acquisition de drones Global Hawk (RQ-4B version Block 40) dans le cadre du programme Alliance Ground Surveillance (AGS).
Le programme DAMB est d’une toute autre dimension et les Etats-Unis estiment que la protection anti-missile offerte à l’Europe implique, de la part des membres de l’Alliance, d’en partager le fardeau budgétaire. Entre résignation et pragmatisme, la France étant rentrée dans le rang s’est mise sur les rangs en acceptant de financer une partie du programme et entend être associée au fonctionnement du bouclier dans le cadre de l’Otan. La contribution française est attachée à la participation des industries françaises du secteur de la défense audit programme DAMB. S’agissant de ses propres capacités, elle devrait fournir des moyens spatiaux d’alerte avancée ainsi que des capacités radars. Or, puisqu’il ne s’agit pas de disposer d’un bouclier autonome, elle a obtenu de financer, en partie, la composante Command and Control (le centre de commandement est implanté sur la base de Ramstein, en Allemagne). Ainsi, elle ne détiendra pas les clés du système, mais elle en connaîtra les rouages, les instruments de surveillance, les dispositifs de contrôle et d’alerte, les capacités anti-missiles disponibles, leur localisation et leur couverture opérationnelle.
A plusieurs reprises, soucieux de calmer les esprits et de gagner du temps, Washington invita Moscou à négocier d’hypothétiques modalités de coopération. Les Russes n’ayant pu s’opposer au démantèlement progressif du traité ABM (1997), puis à son abrogation (2002), ils acceptèrent le dialogue en exigeant naturellement des Américains qu’ils partagent les clés du système DAMB destiné à les protéger, eux aussi, d’une menace moyen-orientale. La proposition est à l’évidence inacceptable pour Washington dont le bouclier doit assurer, à terme, la défense du territoire américain. Or, en considérant que le bouclier de la Missile Defense (MD) arrive à maturité, la Russie, qui a déjà menacé de dénoncer le traité START de 2010 et le traité de Washington de 1989 sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, pourrait mettre ses menaces à exécution – élargies à d’autres instruments – et réarmer afin de répondre à la fois au déploiement du bouclier, à l’ouest, et à la prolifération des missiles nucléaires de portée intermédiaire chinois, à l’est.
Les Etats-Unis souhaitent une plus grande autonomie d’action des alliés, davantage d’efforts de leur part. Car le bouclier américain se déploie aussi en Asie où les Etats-Unis identifient les principales sources de menace, russe, chinoise, nord-coréenne. Dès lors, l’Europe ne constitue qu’un maillon du bouclier censé renforcer la sécurité de l’Amérique du Nord, un maillon qui demeure un point de crispation avec la Russie, forte de ses hydrocarbures, de ses matières premières et de sa détermination à affirmer son rang de « superpuissance ».
Hubert Fabre est chercheur associé à l’Institut Européen des Relations Internationales (IERI) et l’auteur du livre L’usage de la force dans l’espace : réglementation et prévention d’une guerre en orbite, paru en 2012 chez Bruylant (Bruxelles).
Le calendrier des sommets internationaux - première moitié de l’année 2012 :
- Réunion du G8, à Camp David (Etats-Unis d’Amérique), 18-19 mai ;
- Sommet de l’Otan, à Chicago (Etats-Unis d’Amérique), 20-21 mai ;
- Réunion du G20, à Los Cabos (Mexique), 10-12 juin ;
- Sommet décennal sur le développement durable, Rio (Brésil), 18-19 juin ;
- Conseil européen, Bruxelles (Belgique), 28-29 juin.