Où commence le déclin d'un pays, ou encore la décadence d'un peuple et celle d'une civilisation ? Les historiens se sont souvent accordés sur le constat accablant qu'à l'origine d'une pente, faisant glisser l'évolution d'une nation ou d'une culture vers son agonie, ou son insignifiance et enfin vers sa mort, il y a eu une défaite irréparable ou un grand effondrement moral, aux causalités multiples et aux répercussions imprévisibles. Ils ont ainsi recherché les origines de la décadence dans l'esprit public, dans les blocages du système politique, dans les incertitudes des décideurs ou dans les fibres morales d'un peuple et de son identité, ou encore dans la dissolution des mœurs et de la tradition et enfin dans l'affaiblissement de la vaillance et de la vertu anciennes. L'égarement des modes de vie spartiates ou encore les divisions partisanes, donnant lieu à des troubles ininterrompus et intensifiant les crises de l'ordre public, ont été tenues comme causes du désamour et de l'abandon de « l'affectio societatis », autrement dit du relâchement du sentiment d'appartenance et de l'appétence du « bien commun ». Le pluralisme du corps social et le pouvoir corrupteur des logiques partisanes et des dissidences internes ont joué un rôle mineur par le passé, dans le déclin d'un pays, car jamais les minorités non intégrées n'ont joué un rôle si important dans la désignation des élites et des chefs, dans les délibérations des Assemblées et dans les grandes orientations des nations. Or ces aspects désagrégeants semblent affecter uniquement les sociétés modernes, démocratiques, égalitaristes et plurielles. Celles-ci laissent aux minorités intérieures un espace d'expression autrefois inconnu dans la formation du gouvernement et dans la désignation des responsables. Dans les sociétés traditionnelles, par définition organiques, inégalitaires et hiérarchiques, les minorités ont été traitées comme des dissidences étrangères au corps social et exclues du corps politique. De plus, la pensée ancienne depuis Platon a mis en valeur les modèles « purs » des régimes politiques, régis par la loi, démocratie (gouvernement de tous), aristocratie (gouvernement d'une élite), monarchie (gouvernement d'un seul), par rapport à leurs formes « corrompues », ou sans lois, démagogie, oligarchie et tyrannie, justifiant la transition des « cycles », toujours transitoires, entre régimes politiques dissemblables. Il faut ajouter que jamais la désignation d'un chef d'État ne fut le produit d'un soutien politique déterminant des minorités, étrangères à « l'esprit » d'une république, car étrangères à sa tradition, à sa culture, à sa religion et à sa morale. En revanche, le suffrage universel, propres aux républiques modernes, autorise les communautés ethniques, culturelles ou religieuses, par la fiction juridique de l'égalité et de la citoyenneté, à élire et faire accéder au pouvoir le candidat qui deviendra le chef de la Nation en paix et en guerre. Ces « minorités », faiblement intégrées et souvent hostiles, sont devenues déterminantes, voire décisives, grâce à la fiction du suffrage.
C'est ce qui est arrivé en France aux élections présidentielles du 6 mai dernier*. Il doit y avoir dans cette fiction quelque chose de dévoyant si la majorité d'un peuple ne choisit plus l'arbitre de ses destinées, telles qu'elles sont ressenties dans le droit fil des traditions, par soi-même et en son sein, et se prévaut de l'apport d'un corps politique communautaire, étranger à ses fibres profondes et à son être national. Cet épisode est une rupture et une surprise inquiétante, du point de vue historique, car il démontre que le système représentatif peut conduire dans la reforme de la société, à un danger existentiel aussi bien dans l'action intérieure que dans l'action internationale.
Sommes- nous en face d'une « forme corrompue » du régime démocratique, de l'un des modèles décrits par les classiques et du prélude au passage à une autre forme de gouvernement ou allons-nous en revanche vers une forme de déclin, culturel et civilisationnel, conduisant à des régimes d'exception ? En effet, lorsque la figure du Chef de l'État est entamée d'une « ombre d'illégitimité » en sa symbolisation de la « personne » nationale, nous sommes épris par l'inquiétude d'un déclin de la Nation, marqué par le rabaissement de l'institution qu'il incarne. N'entrons nous pas dans une période de troubles publics et de crises ininterrompues, dues à une carence de l'autorité et de la plénitude nécessaire des pouvoirs et du consensus, et donc à l'apparition d'une remise en cause de la fonction suprême, résultant de la faiblesse de sa « vraie » représentativité ? Il apparaitra alors que l'unité de la Nation ne sera plus que la fiction par laquelle la trahison du concept représente la trahison de sa substance sociale et de son corps historique, et au delà, une rupture de son unité nationale et de sa légitimité éthique. Cette rupture marque ainsi la fin d'un régime et le début d'une nouvelle aventure de la « raison » politique. En effet, la forme du pouvoir sera plus relative, plus impuissante et plus hésitante, alors même que la conjoncture historique exigera fermeté et union. Que deviendra-t-il le pays dont la devise spirituelle d'appartenance à la Nation a été celle du « choix de tous les jours » convertie par paradoxe, en celle de « désaccord de tous les jours » ? Où commence-t-elle en effet la décadence d'une Nation, sinon du déclin de son esprit public et du renoncement à son identité historique ? Les fondements a-religieux des sociétés modernes ne pourraient être que des illusions historiques, cachant ce qu'il y a d'original dans la constitution d'une théologie politique de l'âge post-démocratique, celle d'une modernité, réenchantée par le mythe du salut et du chef salvateur. Un nouveau statut de la théologie politique pourrait en effet ressurgir de la corruption des régimes libéraux.
L'auto-affirmation de la démocratie libérale et laïque ne peut résulter du seul débat occidental et européen sur la sécularisation de l'espace public national, mais de la querelle mondiale entre l'Islam et la modernité*. Il n'y a pas eu, lors des élections françaises, une « conversion de sens » des minorités musulmanes dans la direction d'une laïcité acceptée, mais une orientation politique du « sens » religieux contre le candidat sortant, donnant lieu ainsi à une figure « substantialiste » de l'identité religieuse, opposée au modèle des Lumières. La « médiation » occidentale du politique, en raison de l'altérité qu'elle postule entre les groupes politiques et sociaux, a suscité par le passé un état de tension, qui risque d'être exacerbé à l'avenir. En raison de son « particularisme » social et religieux cette tension peut s'approfondir et se retraduire en fracture idéologico-philosophique, trouvant son expression particulièrement en termes de vote sécuritaire. La médiation hégélienne du politique ne sera plus l'expression du paradigme impérial-hellénistique d'une lutte entre le « spirituel » et le « temporel », qui fut typique de la culture occidentale, mais d'une « dualité » de conceptions spirituelles, dont l'une est étrangère à l'Europe et en lutte millénaire avec sa tradition. Ce nouveau conflit se rattache également aux concepts occidentaux de « droit » et « d'humanité », au sein desquelles s'est développée la pensée européenne depuis la Renaissance. Dans la période actuelle, d'usure de la démocratie et des « modèles de régime » universalistes, la querelle sur le « meilleur gouvernement » ne peut éluder les transformations de « l'autre » et les figures multiples de l'hostilité, dans un contexte qui n'est plus celui du paradigme judéo-chrétien ou encore catholique-romain, mais celui du « polythéisme des valeurs » et de la « guerre weberienne des dieux ».
Si la réflexion historique et philosophique du passé a adopté comme référent critique le rapport entre la modernité et le christianisme, « le paradigme » du débat d'aujourd'hui sur les formes politiques de l'altérité spirituelle, se situe en dehors de la querelle abstraite sur l'humanisme libéral de la tradition bourgeoise. Il se situe, à l'âge planétaire, au cœur d'une intensification de la « guerre civile » permanente qui ressurgit de la coupure Orient-Occident et de la difficile séparation de la religion de la politique au sein de l'Islam, et encore, dans son acclimatation dans le corps exsangue de la démocratie de progrès européenne, comme idéologie résiduelle des « Droits de l'Homme », et comme interprétation de l'histoire en terme d'égalité et d'humanisme. Cette acclimatation se fait en termes d'univers moral ou d'un Etat idéal dépourvu d'ennemis et donc hors de la politique et hors de l'Histoire.
La question politique des nouvelles orientations religieuses, n'est pas seulement liée à l'installation de l'Islam (politique) en France et en Europe* mais à une évolution plus globale, agencée historiquement aux soubresauts de l'Islam dans le monde et à son rejet radical de la modernité et de l'Occident.
Or le modèle de la « laïcité », plus ouverte à l'égalisation de traitement de « l'hostilité déclarée » de l'Islam en France, appréhendée comme une « simple » expression de la diversité et de la pluralité sociale, marque la faiblesse et l'abstraction désincarnée d'un « modèle Universel » de cohabitation qui à perdu son rapport d'émancipation avec la réalité sociale. La « Liberté de conscience », le pluralisme des choix et la laïcisation de la société occidentale moderne, ne peuvent pas ignorer le caractère pernicieux de « l'intégrisme » musulman qui porte vers un compromis historique avec les forces démocratiques, sécularisées, désenchantées et profanes. Ce compromis se fait au frais de la modernité et de l'intérêt général. Il comporte une enchère électoraliste du « Bien Public » qui aliène la figure du décideur suprême, ainsi que l'essence et le symbole de la souveraineté.
L'anthropologie de la religion ne peut nous cacher l'anthropologie « de l'ennemi » et de l'hostilité. L'ubiquité de la vie quotidienne ne délivre nullement l'idolâtrie du groupe, celle de la consanguénité et de la relation ethnique ou raciale, ni l'incompatibilité de l'entendement culturel qui établit une liaison entre l'universalité des cultures et le particularisme organique d'une forme de vie (Occidentale / Nationale), menacée en son identité, si ces universalités, toutes relatives, ne sont pas hiérarchisées sous le paradigme historique de la « survie ». La vitupération de l'ethnocentrisme culturel devient ainsi le référent habituel du choix cosmopolitique, qui a rompu avec la conception de l'Histoire occidentale comme lutte et comme affirmation identitaire violente.
La « révolution civile » et la dépossession de « l'altérité intégrale » conduisent à une conception pacifiée du devenir, dont la « médiation » plus élevé est le « compromis politique ». Ce compromis ne sera qu'une pacification provisoire et une occultation de la perte d'indépendance du politique face à l'ennemi virtuel, le signe de sa dissolution conceptuelle comme garant et comme tuteur de la sécurité du corps politique national.
Les élections présidentielles du 6 mai ont fait glisser la théorie de la représentation politique vers la définition communautariste du « Peuple » qui renie son unité principielle , celle d'être « un et indivisible ».
Cette conception « communautariste/égalitariste » de la Nation et de l'État est en contradiction avec la vision universaliste/individualiste des Lumières et interdit toute conception decisionniste du pouvoir et de la souveraineté. Par ailleurs, la conception égalitariste/communautariste est incompatible avec le monocratisme de l'État, issu de la Ve République. En effet, l'identité du peuple ne peut être ramenée à sa seule Constitution et renvoie à l'hétérogénéité culturelle et sociale comme « rupture », eschatologique et morale d'avec le passé. Elle apparait comme le produit d'un ensemble de « particularismes » non soumis à l'Universel politique de l'État. Ainsi, les difficultés des démocraties post-modernes, consistant à établir un rapport entre l'humanisme philosophique et laïc des Lumières et la transcendance et l'anti-humanisme politique de l'Islam, ne peuvent trouver une conciliation dans les figures immanentes de l'État conciliateur, égalitariste et démocratique.
La conception inégalitaire de la Société et la structure hiérarchique du pouvoir constituent les écueils d'une sphère politico-publique entièrement sécularisée et totalement démocratisée. Ainsi dans le creux irréconciliable de cette fracture entre le pluralisme des éthiques et des groupes d'une part et l'individualisme et l'Universalisme libéral d'autre part, il n' y a qu'un voile subtil, que la force des nationalismes renaissants pourra franchir, en situation de crise, pour faire renaitre une autre religion séculaire, celle de l'État d'exception*. Il n'y aura plus de médiation entre l'humanité abstraite, veuve de toute incarnation imaginaire ou symbolique et l'appartenance particulière à une communauté impliquant une fraternité forcée entre les Hommes.
La condition paradoxale de cette dérive de la politique démocratique sera une nouvelle synthèse originale, imprévisible et post-démocratique. « L'altérité » ethnique, culturelle et sociale, aura besoin d'une dimension théorique nouvelle pour se reconnaitre dans la figure fictive du Peuple. Mais cette altérité ne pourra se fonder historiquement sur des épiphénomènes, la burqua, les sans-papiers, les travailleurs du dimanche, les « acteurs » de la société civile, l'économie verte, la bio-éthique ou le subjectivisme moral des minorités sexuelles, déconnectées de toutes références au social.
Face au réel, la vraie médiation pour cet émiettement culturel et social sera celle du temps historique et tragique, une temporalité conflictuelle, dépassant la séparation entre culture et politique, politique et désenchantement et politique et eschatologie. Le rendez-vous avec l'Histoire, qui a été au cœur de « l'herméneutique » occidentale, est encore une fois l'enjeu fondamental de toute figure du politique, encore une fois centrale mais non paradigmatique ni apologétique.
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*Selon une étude du Cevipof (Centre de recherches politiques de Science Po) publiée par le quotidien français Le Figaro, le 8 mai 2012, 93% des français de religion musulmane ont voté pour François Hollande à la présidentielle. Cela veut donc dire qu'il y a eu un vote communautaire. (Article du quotidien français Le Monde, du 11 mai 2012, page 19)
*L'Age post-démocratique est aussi, au plan spirituel, celui d'une difficile conversion de l'Islam au désenchentement du monde, à sa libération de la double théocratie qui l'emprisonne, la théocratie politique et la théocratie religieuse, qui a montré ses limites. En Europe ceux qui manipulent l'ignorance sacralisée sur l'Islam en ont fait une clientèle politique dans le cadre d'une conception « ouverte » et démocratique de la République. Ainsi le silence intellectuel sur les croyances dogmatiques de la religion musulmane s'est accompagné d'une association électorale avec les « gestionnaires du sacré », abandonnant la sécularisation du fait religieux pour une politique de concessions et de faveurs. Cette utilisation instrumentale du fait religieux a eu un prix. Le rejet d'une évolution critique de l'Islam et l'abandon du monopole de « l'Islam officiel » à un système dogmatique pesant sur la vie spirituelle de citoyens de la République qui vivent l'Islam comme un système de « croyances-vérités » étranger à l'Occident. Puisque « l'institution imaginaire des sociétés » (Cornelius Castoriadis, 1975), comme fondement transcendental de l'ordre social, constitue l'instance de légitimation suprême des pouvoirs humains. Cette institution ne peut comporter une conversion ni une participation démocratique des fidèles , ni un règne de la démocratie, puisqu'elle n'évoque pas l'apparition de la figure du peuple, ni celle de la raison, immanentes ou transcendantes. Ainsi, à la mystification musulmane du sacré, les tenants du multiculturalisme rajoutent le refus de servir la cause des Lumières historiques dont ils se réclament et favorisent « l'effraction » de la vérité (Alain Minc) et celle de la politique.
*La religion a-t-elle été la catégorie culturelle de l'interprétation occidentale de l'altérité ou bien une catégorie politique globale fondée sur la notion d'étranger et d'ennemi ? L'éthnocentrisme des théories de la religion ne peut occulter les rappels de la sociologie historique et l'Histoire des conflits car sous le code de la religion s'insinue la figure négatrice de l'autre. Comment appréhender d'ailleurs l'intégrisme et le radicalisme religieux en dehors de la notion de conflit et d'univers hostile ? La sécularisation de l'Islam, envisagée dans le cadre du pacte citoyen, élargi à la diversité culturelle, religieuse et sociale, ne peut faire oublier l'antinomie de la politique comme lutte pour le pouvoir ni celle de l'étranger, comme différence éthique, à « nier en sa totalité existentielle » (Wittegel). En effet, la simple différence ne rappelle-t-elle pas, depuis les origines, la guerre, la conquête et la lutte entre peuples et cultures essentialisées par des morales et des religions ?
*La phase actuelle de l'âge post-moderne est caractérisée par une crise de la légalité. Les groupes minoritaires ne respectent guère l'axiome indiqué par Hobbes comme fondement du Léviathan la « mutual relation between protection and Obedience », puisque s'ils demandent protection ils n'accordent guère obéissance. En effet, dans la conception individualiste associative de ces groupes il n'est guère question d'une doctrine unitaire de l'Etat, ni d'un quelconque centre unitaire du pouvoir ou d'un concept moniste universel mais tout simplement d'un pluralisme égalitariste où les conflits d'idées sont décidés à partir de l'individu. Le pluralisme des groupes ne peut conduire à l'unité conceptuelle du politique car il n'est pas possible de penser l'unité décisive à partir du pluralisme associatif, sauf dans un fédéralisme accompli.