Le sujet du leadership et son influence sur les relations européennes et internationales a été l'un des thèmes peu approfondis lors de la campagne électorale et du débat présidentiel du 6 mai dernier. Et pourtant, il s'agit d'un sujet essentiel, non seulement pour l'avancement politique de l'Union, mais pour le rôle que doivent y jouer la France et son Président dans le cadre du couple franco-allemand, vis à vis de l'Union Européenne et dans la scène politique mondiale.
La crise actuelle de l'Europe est une crise de Leadership, une crise de fondements et une crise de décision. Cela tient au fond à une crise plus radicale d'ordre historique, celle d'une crise du modèle d'intégration adopté, mais aussi des alternatives expérimentées en termes de rivalités historiques et traditionnelles. Il serait plus juste de parler d'une crise de fondements, d'une crise de la conscience historique influant sur les grandes orientations du futures. En effet, elle désigne l’absence d’un socle d'expériences éthiques et institutionnelles minimale sur lesquelles appuyer les axiomes de l’action de demain, car, dans un cas, elle conduit à la défiance et au désenchantement et dans l'autre, au scepticisme et au désistement. Or, la genèse des modèles est liée, dans l’histoire, à des conjonctures de changement, issues des grandes métamorphoses du monde. Changements étendus aux leçons historiques, interrogeant les faits et les idées, à défaut de pouvoir intervenir sur les variations des situations et les options structurantes de l'action aux moments forts des grandes crises époquales. Or la fin d'un cycle est-elle le début d'une autre et un autre recommencement ? Le début d'une autre démocratie et d'une autre civilisation ?
Force est de constater que dans la conjoncture actuelle, l'idée d'Europe se rétrécit, la géopolitique s'étend et l'Europe n'est plus le seul sujet de l'Histoire. Le foyer principal de la puissance demeure l'Eurasie et le centre de gravité du pouvoir mondial se déplace vers l'Extrême-Orient. Dès lors, une rupture conceptuelle s'impose en termes de « Realpolitik » et de « Balance of Power », pour penser les équilibres géopolitiques globaux et les traduire en enjeux de sécurité et en visions stratégiques du monde, bref en pouvoir fédérateur de l'Union.
Pour que l'Europe puisse accéder au rôle de partenaire d'une communauté d'intérêts partagés avec l'Amérique et d'acteur global crédible dans le monde, un Leadership est indispensable et un objectif stratégique commun doit être défini. Qui assumera dans ce cadre le Leadership de l'Europe ? Le pays et la personnalité qui tiendront dans leurs mains les trois moments essentiels de tout politique : l'unité de conception, de décision et d'action. En effet, le Leadership se définit par ses atouts stratégiques, par sa capacité d'orienter l'avenir et de transformer les objectifs de pouvoir en des options d'avant-garde et en objectifs de succès politique.
Le leader est un acteur de changement, qui retravaille l'impensé politique, en procureur d'un procès qui se dresse contre l'usure du temps et l'affaiblissement de l'esprit, contre le confort d'un "status quo", tenu pour obsolète, et en porteur d'un verdict implacable, celui d'une « surprise », d'une palingénèse et d'un ordre nouveau. En même temps et au plus haut niveau, il est un créateur imaginaire de mondes et de cités idéelles. C'est pourquoi, le vrai leader ne gouverne pas seulement son propre camp mais le camp adverse et, pour finir, la totalité de l'espace politique, car le destin du leader est de devenir un maître incontesté de la grande politique, un Dieu tout puissant de l'action globale, un nouveau « Valentino » de Machiavel. .
Pour l'heure, la pulvérisation des tâches institutionnelles et la dispersion des fonctions d'autorité sont l'expression de la carence d'un pouvoir, au besoin monocratique, identitaire et souverain. Entre-temps, nous prenons acte du désenchantement de l'idée d'Europe et de la crise de sa force structurante, qui demande à nouveau de défier l'horizon de l'espoir. Les élections françaises ont-elles été à la hauteur de cette attente à l'échelle internationale ? La réponse est vide, indéterminée, équivoque et incertaine. En France comme ailleurs, sont à l’œuvre des particularismes multiples, fournissant la démonstration de la persistance, à travers les âges, de schèmes mentaux qui influencent les motivations et les conduites, des opinions, des leaders et des masses.
Le processus de mondialisation en cours a eu pour corollaire l'irruption de nouveaux acteurs, individus et minorités, par-delà les États ou les sociétés, revendiquant la reconnaissance de leurs statuts, dans un horizon amplifié, turbulent et complexe.
En même temps et en réaction à ce mouvement, des cultures fermées, xénophobes et locales ont émergé d'un autre âge et se sont opposées au processus d'universalisation et à celui de sécularisation et de modernisation qui accompagne le premier.
En Europe, l'actuelle contestation des souverainetés étatiques, nationales ou fédérales, au nom de la reviviscence du principe d'autodétermination et d’auto-gouvernement des peuples, a abouti à la valorisation du concept de communauté (ou Gemeinschaft), par opposition à celui de société (ou Gesellschaft). Cette contestation n'a pas échappé, d'une part, à la projection des valeurs universalistes dans le processus d'analyse des relations internationales et de l'autre au travail d'érosion découlant de la découverte de nouvelles formes de solidarité, juridiques, culturelles et sociales.
Il est convenu de reconnaître que les États constituent des personnalités, d'abord juridiques, douées d'une volonté, d'un intérêt et d'une raison propre et que l'État dispose à ce titre et à plus forte raison d'une moralité et d'un sens historiques, assurés par un héritage particulier et par une volonté qui dépassent ceux des vivants et s'expriment à travers les siècles, dans une culture, une tradition et une identité spécifiques.
Dès lors, le droit et la moralité de l'État doivent-ils être considérés comme semblables ou supérieurs à ceux des individus et des groupes ? La moralité et l'évolution morale des États en résulteront. Avec cette distinction, que la morale des individus peut obéir à l'engagement personnel et à une logique explicite et généreuse des convictions privées, tandis que la moralité des États a le droit d'être égoïste, ambivalente et équivoque.
Elle reflète le comportement qui s'impose au sein d'une société internationale « sui generis » et demande à ne rien méconnaître, ni les arguments de principe, ni les considérations d'opportunité et, pour terminer, ni la morale de la loi, ni celle de la force.
La raison de l'actuel émiettement des tâches politiques et de la dispersion du pouvoir de commandement est due à l’absence d’un projet politique de la société européenne et à la carence de centralité d’un Leadership incontesté, national, binational ou fédéral.
Par ailleurs, un des éléments de la crise latente des institutions de l'UE a été d'hypostasier les valeurs « hors » de la politique, qui est fondée depuis toujours sur la logique radicale de l’ami et de l’ennemi. Sa faiblesse structurelle est de l'avoir placée dans un espace pacifié, au sein duquel règne un concept dépolitisé de gouvernement, celui de « gouvernance », ou encore dans un espace de fictions, celui de l’égalité des États et de l’existence d’une polyarchie administrative, neutralisée et aléatoire, celle de l'Union.
Dans ce contexte, la logique des valeurs, au lieu de devenir l’élément constitutif et unificateur d’une nouvelle « Gesellschaft », se transforme en idéologie de la « démocratie humanitaire » et fait l’objet d’une irruption du politique (la gestion des crises) dans des aires extérieures déstabilisées (foyers conflictuels), nécessitant une légitimation internationale (ONU) ou un bras armé au commandement extérieur (OTAN).
Ainsi, si elle maintenait sa rhétorique sur les valeurs, l'Europe n'assurerait en rien son avenir, car elle aurait oublié la science de la « souveraineté ». Sans celle-ci, l'humanité, l'universel et les droits de l'homme ne seraient que des références vides. La souveraineté a été une science vive en France, avec la constitution historique de l'État-nation et avec l'école des légistes au service du pouvoir suprême, mais aussi en Allemagne, où la nation est issue de l'Église, avec la réforme protestante, après avoir alimenté la lutte pour les investitures entre la papauté et l’Empire, puis les guerres de religion qui ont conduit au traité de Westphalie (1648).
Comment repérer aujourd'hui un équilibre entre la nation et la fédération, l'Union fédérale et la République universelle ? Comment comprendre le monde moderne ? À la manière politique des « Anciens », pour qui la cité (polis) était le lieu signifiant de l'action humaine et l'objet central de toute réflexion sur le gouvernement des hommes, ou bien à la manière dépolitisée des « Modernes », pour qui l'association humaine n'est plus gouvernée par la volonté, mais par des facteurs et des équilibres non politiques et naturels (l'économie, le climat, l'environnement, les besoins et les ressources) ? Selon cette dernière hypothèse, l'Europe et le monde d'aujourd'hui ne seraient plus déchirés par les luttes politiques factieuses et par des passions violentes ou par un équilibre de puissance, mais par des lois utilitaristes, dépolitisées et rapaces, découlant du commerce, de l'échange inégal ou de techniques de rééquilibrage et de contrôle.
Le rabaissement du concept d’État, puis encore de la majesté du droit, hérités de la tradition du « Jus Publicum Europaeum » et de la civilisation juridique du XIXe et du XXe siècle, s'est aggravé depuis 1945, puis, après la fin de la bipolarité, avec la marginalisation des concepts d’« ennemi » et de « puissance ». Au cours de cette évolution, le pouvoir et le droit ont perdu de leur substance éthique et ont égaré leurs liaisons conceptuelles avec les présupposés de la pensée théologique et les dogmes « pessimistes du péché » qui dominèrent la culture politique européenne jusqu'aux années trente. En effet, le dogme théologique fondamental du vieux monde, concernant la démonisation de la vie, conduisait à une division des hommes en « bons » et « mauvais », et de ce fait à la distinction d'« amis » et d'« ennemis ». Or, l'homme d'aujourd'hui n'est plus coupable de crimes, de blasphèmes ou d'outrages, car il n'est plus responsable, métaphysiquement, de sa propre chute et de son propre salut et vit alternativement et au quotidien entre deux hémiplégies de droite et de gauche, une atrophie permanente au cœur de l'échiquier politique. Cette hémiplégie était évidente dans la campagne électorale française.
En réaction à la vieille démonisation du monde, l’optimisme rhétorique d'aujourd'hui relève du concept universel d’homme et aboutit à une conception d'un monde « bon » au sein duquel règnent naturellement la paix, la sécurité et la bonne conscience. Le concept d’humanité n’a pas d’ennemis et comporte une obligation morale de fraternité et de solidarité qui est le vol et le viol permanent de l'homme réel par l'homme fictif. Ce même optimisme représente par ailleurs la dissolution de l’histoire de l’Occident comme histoire d'affirmations, de conquêtes et de conflits, imposés désormais du dehors, par la « loi du mouvement », « l’anima mundi » d'un système multipolaire impitoyable et d'une conjoncture de paix apparente, aux ordres politiques hétérogènes, insatisfaits et hostiles, éveillés à des prédations et des conquêtes.
Ainsi, dans le cadre d’une conception légalitaire de la vie internationale, le caractère naturel et radical de la distinction de l’ami et de l’ennemi est éclipsé par la confusion du politique et des valeurs, et il est perverti par la soumission de ces dernières aux normes instituées par la pensée dominante, celles, affaiblissantes, de l’économique, du droit ou de l'humanitaire. Suivant cette confusion, le concept politique de lutte devient, sous l’influence de la pensée mondialiste et néolibérale, « concurrence » au plan économique et « débat » au plan spirituel. Un débat qui est conforme à l'idée de démocratie, conçue comme le paradis du verbe, issu de la malédiction biblique.
Un paradis où la discussion est éternelle, la polémique permanente et la décision ostracisée, où, dans la rue et dans l'arène politique, tous les gouvernements doivent être déchus, combattus et humiliés, car tous les gouvernements sont l'expression du « mal absolu » de la modernité, l'oppression, la domination et la promesse trahie. Les vulgata gauchistes, anarchistes, antimondialistes et autres, trouvent leur bonheur langagier dans ces idées et ces mots d'ordre et les alimentent de leur désobéissance civile et d'une insoumission venant de la horde et de la barbarie de l'intérieur, du pouvoir en bandes et d'une indignation fêtarde et vide de rage.
Ainsi et de surcroît, les différends, dans les relations internationales, tendent à remplacer la clarté de la distinction entre « paix » et « guerre » par des approches d’indécision et de déséquilibre, et par des options mixtes, de légalité (manifestation typique de la coercition et de la force contraignante, celle du « nomos », de la « voluntas » et de l’« ethos » étatiques), de légitimité (fidélité formelle à une autorité ou à un consensus occasionnel dépourvus de sanction), ou encore de négociation et du refus d’engagement. Cette conception de la vie internationale est un « amas hétéroclite d’économie, de liberté, de technique, de laïcisation éthique et de parlementarisme » (C. Schmitt) et aujourd'hui de démission et de vision désarmée du monde, demeurée au passage implacable et sanglant.
Le souci de la paix qui avait été le fondement en Europe de l'intégrationnisme fédéraliste dans l'après-guerre s'est commué lentement en trois grands courants de pensée, dans lesquels il s'est finalement dissous : le pacifisme, l'utopisme légaliste et l'idéologisation de la démocratie et des droits de l'homme. L'ensemble de ces courants intellectuels et de ces formes de conscience se situe aujourd'hui en dehors des critères d'explication de l'histoire économique. Or, le retour au concept d'histoire mondiale, celle de la World History, remet en cause tous les fondements et les paradigmes qui ont façonné la connaissance du monde de la part de l'univers européen depuis la Renaissance et qui sont centrés sur la « valeur » de l'homme, comme critère premier et ultime de l'histoire universelle. Un écho étouffé de ces doctrines a pris la forme, dans les élections françaises, conduites par le gagnant, d'une revendication lénifiante, celle d'une présidence « normale », exercée dans la simplicité et avec pragmatisme, apparue comme une stratégie de communication ou un populisme « soft », ou encore comme simplicité « purement ostentatoire », ce qui exclut l'anticipation et la réactivité aux événements. Une revendication qui exclut a priori le réalisme, le charisme, l'exception, le leadership, la vision, la logique de puissance et un noyau directeur de l'Union, revendiquant l'existence de l'Europe dans le monde.
Or l'absence de Leadership au plan géopolitique affaiblit l'Europe, dans un système multipolaire où l'unité du commandement relève de la plus haute fonction stratégique. Celle-ci a pour tâche de concevoir et de mettre en œuvre une architecture de systèmes défensifs, hiérarchisés et intégrés à un seul pôle de décision. Planifier les seuils de la dissuasion ou les niveaux de la stabilité ou encore les priorités des engagements et de la logique de préemption aux deux grandes échelles du monde, le système planétaire et les aires régionales plus menaçantes, cela relève du Leadership comme porteur d'atouts stratégiques.
Cette unité de conception, de décision et d'action est politique, car elle définit les stratégies, les coalitions et les acteurs hostiles. Ce sont les perturbateurs qui portent atteinte à la stabilité mondiale, en utilisant la force et la menace, directe et indirecte, dans le but d'obtenir des gains par l'utilisation de revendications autrement impossibles à accepter, car assorties de risques démesurés et apocalyptiques.
On appelle « Leadership », dans le cadre du dispositif constitutionnel de l'Union, la capacité d'un État membre de fédérer autour de lui une majorité de volontés et d'actions, en vue d'un projet, d'un objectif ou d'une politique. Cette capacité, de vision et de manœuvre, interne et internationale, est d'autant plus forte si elle est partagée par l'alliance étroite d'un ou de plusieurs acteurs, en mesure de dissoudre à l'avance des coalitions hostiles et de constituer une référence et un « moteur » pour les acteurs hésitants, récalcitrants ou conservateurs. Une référence de progrès dans la stabilité, une responsabilité politique particulière dans la désunion, une garantie de suprématie dans la distinction, permanente, entre l'essentiel et le contingent, et, pour finir, un impératif existentiel face au danger extérieur et au risque intérieur de désarticulation du système institutionnel.
L'histoire de cette exigence capitale de l'action politique, consistant à pouvoir compter de manière stable sur un partenaire préférentiel et de décider à la majorité, avec lui, mais conforté par le soutien d'un nombre ouvert d'autres membres, est ce que l'on a voulu présenter par le passé comme le « noyau dur » ou le « couple franco-allemand ». Un noyau fédérateur essentiel, sans lequel il ne peut y avoir d'« exécutif » réel, ni d'apparence de responsabilité et de légitimité institutionnelle.
L'émergence de ce concept et de ce principe d'action se fit sentir dès 1994, après l'effondrement du bloc soviétique, lors de la réunification allemande, et à la signature du Traité de Maastricht (1992), qui consacra l'Union économique et monétaire, mais refusa l'Union politique. En sa signification profonde, il remonte à l'entente de 1958 entre De Gaulle et Adenauer suscitée au lendemain du Traité de Rome et consista à éviter que la personnalité des deux peuples disparaisse, à l'intérieur d'une structure égalitariste et dépolitisée. Ce concept, si souvent évoqué, a-t-il encore un avenir dans une Europe à Vingt-Sept ? L'histoire de ce concept, n'est pas seulement symbolique, mais géopolitique et stratégique, et elle est là pour illustrer le passé et plus encore pour éclairer le futur. Pour assurer à l'Europe un dessein durable à l'échelle du monde et dans la dimension de l'avenir.
Au sein de l'Union le noyau franco-allemand devrait jouer un rôle d'unité et de synthèse, entre « communauté d'action » et « communauté de valeurs ». On a voulu voir, dans ce noyau, une surdétermination de l'économique et on a fait semblant de croire, restrictivement, que l'appartenance au « noyau dur » se soit faite par le passé sur des bases et avec des critères de référence économiques. En revanche ce noyau fédérateur et fondateur a été et demeure un concept politique et pas le substitut de ce concept.
Sur le plan d'une réflexion plus générale, l'Europe, qui s'est réalisée dans l'Histoire, au gré des circonstances, répond-elle encore aujourd'hui à un projet, ou à un destin propre ? Entre les trois Europes, qui se découpent, an plan culturel, civilisationnel et identitaire, l'Europe anglo-saxonne, l'Europe germano-latine et l'Europe slave, y a-t-il un lien qui sert de référence et d'unité à l'objectif de dessiner les contours géopolitiques et les équilibres de pouvoir, dans la poursuite et l'approfondissement de l'unité politique ? Le retour du politique, dont on clame la nécessité, se fera-t-il à l'avenir par une relance du processus d'intégration ou par voie intergouvernementale ? Et avec quels scénarios ou alternatives en cas d'échec.
Dans ce dilemme, certaines idées reviennent de loin, tels l'avenir et le contenu de la souveraineté, ou l'impossible européanisation des nations, d'autres apparaissent avec force, les intérêts européens communs, exigeant qu'un nouveau linkage se mette en place entre communauté d'action et communauté de valeurs, qui ont été les deux vecteurs conceptuels et les deux clivages des deux modèles d'intégration : l'approfondissement et l'élargissement, modèles qui déterminent aujourd'hui le degré d'ouverture sur le monde dans le choix entre multilatéralisme sans ententes et une multipolarité aux ambitions cachées. Qu'en est-il de cette unité, qui s'était mutuellement renforcée jusqu'aux derniers élargissements ? La communauté d'action visait explicitement l'organisation d'un leadership européen et elle était fondée, pour l'essentiel, sur l'exercice des « souverainetés partagées ». Rien de surprenant qu'un « nouveau contrat fondateur » fut mis à l'ordre du jour des travaux en 1994, visant à identifier « qui », dans un contexte de changement du décor international « veut et peut » organiser le leadership, capable d'orienter le cadre institutionnel unique, et « qui peut et veut » favoriser l'essor du « pouvoir puissance» porté par une utopie d'avenir dans le délicat équilibre des pouvoirs au sein des institutions. Tels étaient les termes du débat dans les années 1990. En ce sens, la communauté d'action, rétrécie mais ouverte à tous les pays qui voulaient la rejoindre, se donna pour but d'organiser le leadership nécessaire au renforcement des institutions, au sein d'une vaste communauté de valeurs, s'identifiant à son groupe de tête. Ce dernier, jouerait un rôle politique moteur au plan institutionnel. Dans la politique extérieure et dans la logique de l'époque, le noyau franco-allemand devait fonctionner comme stabilisateur en matière d'apaisement de conflits et de gestion de crise. Or l'exigence de faire prévaloir la primauté du politique perdure et s’accroît, depuis l'adoption de l'euro et la mise en place d'une zone monétaire commune. Cette exigence est encore plus forte en matière de politique étrangère et de sécurité et appelle à une unité politique renforcée dans tous les domaines de la conjoncture , dans toutes les décisions de politique internationale et dans les grandes options historiques. Or, en matière de gestion ou de bonne gouvernance de la zone euro, la monnaie unique suppose une politique budgétaire unique, bref une banque centrale, un Trésor commun et une souveraineté budgétaire. Or, cette gestion ne nécessite pas, selon Mme Merkel*, une Fédération d’États, ni une nouvelle délégation de pouvoirs, mais simplement une institution, la Commission, élue au suffrage universel, assurant une saine gestion de l'euro. En aucun cas une communautarisation de la dette, dont l'autre face de la médaille selon Jens Weidman, Président de la Bundesbank, est le fédéralisme. Un mécanisme de stabilisation budgétaire (MES) est déjà prévu comme dispositif de secours financier permanent. Il s'agit là d'une « intégration renforcée », davantage éclairée par l'étoile morte du « fonctionnalisme » un empire administratif sans âme, une bureaucratie sans symboles ni passions, ni pathos. Il s'agit là d'une conception administrative à l'esprit ottoman mais revue par Harvard, du Léninisme amendé par Staline, et du Gorbatchovisme corrigé par le Friedman et aboutissant in fine à une forme tempérée de Poutinisme géopolitique et stratégique (cf. élargissements). A l'heure des tempêtes, du côté de Paris et du côté de Berlin, nous sommes loin d'une nouvelle utopie.
Puisque toute politique internationale se déploie dans un système instable, la nature du système actuel est d'être caractérisé par une multitude d’asymétries. Dans le cadre de ce système, où il faut réagir de manière précoce, les conceptions géopolitiques et stratégiques des puissances globales, auxquelles l’Europe a le droit d’appartenir, conçoivent leur comportement de deux manières distinctes, réactive et proactive. Or, l’UE ne sera une puissance complète que si elle intègre la dimension anticipatrice et proactive dans sa philosophie et dans sa diplomatie, celle qui convient à sa survie dans le monde de demain.
Le Leadership, doué d'une moralité et d'une conscience historique, et l'unité politico-stratégique de conception, de décision et d'action qui y sont connectées, y apparaissent essentiels. En effet, un choix s'impose entre ces deux modèles d’intervention « réalistes » sur l’échiquier international. Ils qui se définissent et se précisent comme deux divers soutiens à la logique de l’intérêt européen. Ces deux modèles se ramènent à l’égoïsme, au calcul des forces et à un mélange variable d’hypocrisie et de cynisme et sont les seuls régulateurs du désordre international et les seuls vecteurs d’un équilibre et d’une stabilité stratégiques. Il s'agit de deux formes de prévention des conflits prévisibles et de grande intensité, modelant le système et anticipant l’engagement extérieur. Ce sont les modèles de Palmerston-Disraeli et de Bismarck, différents l’un de l’autre, pour leurs combinaisons respectives de consensus et de force. Le premier, attentiste, fondé sur une parfaite indifférence morale par rapport aux enjeux et aux acteurs, tient la responsabilité du décideur pour réactive et jamais pour proactive. Ce modèle prend en compte, mais après coup, le constat que l’équilibre de la balance est rompu et que cette rupture menace directement les puissances non belligérantes qui se tiennent à l’écart de querelles intestines et des régimes politiques des puissances hostiles. L’isolement calculateur et bienveillant de la Grande-Bretagne à partir de David Hume et d’Adam Smith qui en ont formulé les principes, a caractérisé ce modèle dit de la « main invisible ». En revanche, le modèle de Bismarck, fondé sur la recherche de consensus, et tendant à une prévention active des affrontements, ne refusait pas une conservation de l’ordre, par une attitude interventionniste, mais visait à un rapprochement des intérêts et à un déséquilibrage du camp adverse. Bismarck opérait « en réseau » par le biais de structures mixtes, liant légitimité et équilibre des forces, à la manière moderne, et ce modèle apparaît souhaitable au XXIe siècle pour l’UE. Cependant il nécessite un accord franco-allemand et don un leadership. De même, et par une large analogie, le système multipolaire et la poudrière régionale méditerranéenne, moyen-orientale et du Golfe qui constituent des ensembles où toutes les options sont ouvertes, y compris aux forces hostiles, la stratégie de la prévention active ou de l’action de rééquilibrage permanente sont une nécessité pour l’Europe et pour toute stratégie multipolaire. Il faut rappeler en effet que tout système international est fondé sur la symétrie et sur un équilibre de principes et de forces qui vivent dans une grande précarité politique et stratégique. Cela interdit de penser à la stabilité même relative du monde, et à une stratégie de seules solidarités ou de gouvernance multilatérale, qui emblématisent l’approche diplomatique de l’Union. Pourquoi ne pas rappeler que toute option coopérative et à caractère multilatéral cache un multipolarisme sous-jacent, aux confrontations innombrables et à caractère systémique ? Or cette option se calque sur un ordre international inégalitaire, sur des rythmes de développement différenciés et sur des antinomies criantes de régimes politiques et de structures sociales, qui rendent de pure forme tout exercice de rhétorique démocratique. En réalité, l’UE est appelée à mener sa politique étrangère en l’appuyant sur des options qui intègrent les dimensions antagoniques d’un multipolarisme, virtuellement conflictuel, d’un globalisme par sa nature désordonnée et d’une dérive politique des continents, déstabilisés par des forces centrifuges. Cela exige des partenariats permanents, des alliances en réseaux et des liens inter-théâtres, car un contraste perdure sur le fond entre les conceptions de la puissance « hard » et les conceptions « soft » ou « smart », démocratiques et coopératives, ou encore entre l’Histoire réelle qui demeure violente et l’idéal de l’Humanité qui se veut pacifique.
En termes d’actualité, il faudra répondre à la question : Quelle place pour la Méditerranée, le Moyen-Orient et le monde arabo-musulman dans une vision régionale remodelée, compte tenu du fait que la Méditerranée apparaît comme un concentré de fractures aux portes de l’Europe, où se jouent désormais une déstabilisation générale, une escalade militaire et une guerre ouverte ?
En perspective et à l'échelle planétaire, l’ordre qui convient davantage à l’Union européenne est un type d'équilibre construit sur un partenariat de nations, sans excès missionnaires ou idéologiques, retenu par la prudence, mais engagé dans une « diplomatie de réseaux » et d’alliances multiples, privilégiant les régimes mixtes, ainsi que la superposition et la conciliation d’intérêts et de principes, associé à la toile d’une mondialisation fortement hétérogène. Cet ordre ne peut être tenu ensemble que par l’unité d’une stratégie globale intégrée de type unilatéraliste, audacieuse et douée d’auto-limitation, pacificatrice mais prête au combat.
Tout ordre qui tend à la stabilité est à l’opposé d’un ordre de revendications. Par conséquent, la scène diplomatique d'aujourd'hui ne peut être accepter la prépondérance d’un seul acteur qui veuille remodeler la réalité à son image. Un ordre stable est un ensemble de relations générales partagées, basées sur un équilibre de conservation et sur une puissance diffuse. C’est le type d’équilibre qui règne dans l’hémisphère nord de la planète, allant de Vancouver à Vladivostock. Il dessine un jeu fondamentalement coopératif et à caractère multilatéral. Se superposant à une multipolarité sous-jacente, aux enjeux et confrontations innombrables, cet ordre, perpétuellement en mouvement, est proche des intérêts de l’Union et non contradictoire par rapport à ceux-ci. Mais c’est un ordre virtuellement hégémonique, plein de tensions en Eurasie, qui résultent de la dissolution d’un ancien empire, l’Union soviétique, tiraillé entre son centre et sa périphérie, autour des notions d’indépendance et d’ancienne autorité. Un ordre nécessairement inégalitaire, aux autonomies géopolitiques incertaines et aux rythmes de développement différenciés. Un débat de politique étrangère ne rapporte pas de suffrages dans les campagnes électorales et ce débat aurait pu être soulevé pour introduire à la conscience des enjeux, à la nécessité de l'Europe politique, à l'affirmation d'un leadership européen appuyé sur la logique des nations et cela d'autant plus que la France, et guère l'Allemagne, est le pays de Richelieu, de la logique de puissance et de la raison historique.
On aurait pu rappeler lors de cette campagne que le monde asiatique n’est pas réfractaire aux intérêts égoïstes de « la raison d’État », car c’est un univers culturel qui privilégie l’indépendance à la communauté d’intérêts. D'où la question du sort qui est réservé en démocratie au pluralisme politique, imposant des limites à l’esprit de parti, aux droits individuels et aux revendications des minorités internes, face aux exigences de la cohésion nationale ? L’avenir des relations euro-américaines à peine évoqué, n'a pas été saisi dans toute son importance et comme décisif pour la projection de la relation euro-atlantique en Asie et dans la zone Pacifique. On a guère rappelé qu'ici les rapports entre les pays sont fondamentalement différents des relations entre les pays européens, que personne ne croit à la sécurité collective et que la stabilité est la résultante d’un équilibre de contrepoids, constamment ajusté, puisqu’il n’existe ni valeurs communes ni « communauté de destin » au sens occidental. L’absence d’une stratégie générale de l’UE vis-à-vis des grands géants de l’Asie est aujourd’hui criante et doit constituer l’examen d’un débat urgent, y compris électoral.
Par ailleurs, l’avenir des relations euro-atlantiques dont les élections françaises auraient pu être la plateforme et l'occasion de discussions publiques n'est pas apparue en Europe, dans le face à face entre l’Union et la Fédération de Russie et dans la redéfinition des rapports euro-méditerranéens, mais dans les problèmes, qui deviendront les vecteurs des rapports de l’UE avec l’OTAN et de la dualité géopolitique et stratégique entre la zone Atlantique et la zone Pacifique. La résolution de cette dualité décidera de l'UE de l’avenir du monde, car elle tranchera sur le centre de gravité des rapports mondiaux, d’équilibre, de stabilité, de développement et de civilisation. Les rapports que les États-Unis sont en mesure d’entretenir à long terme avec la Russie en Asie et avec l’Allemagne en Europe constituent la condition préalable des bonnes relations futures avec l’Europe. Si ces relations générales seront de type bismarckien, les États-Unis et avec eux l’Europe, réussiront à créer un cadre stable, durable et intégrateur, dont dépendront leurs acquis et le « status quo » actuel des puissances conservatrices ou puissances du « statuts quo ». Cela exigera qu’ils manœuvrent de manière prudente et préventive, et parfois proactive, à travers le système des alliances. En revanche, si leurs options seront attentistes, isolationnistes et non interventionnistes (au sens historique), sur la base du modèle Palmerston-Disraeli, le monde sera mis dans les mains de perturbateurs sans scrupules et pas seulement financiers et tout rattrapage tardif portera à des confrontations sanglantes qui sonneront le glas du système international actuel. Le refus de l’Amérique d’être déterminée par l’histoire au nom d’une mission ou d’une cause universelle et vivant des concepts universels, devra être tempéré par une Realpolitik européenne calculatrice, malgré les dérives idéologiques dont se sont réclamées les modes intellectuelles des dernières décennies, enivrées par des formules du style post-historique ou post-moderne et cette Realpolitik ne pourra résulter que d'un leadership franco-allemand reformulé, asymétrique, bismarkien et fort.
Le monde tel qu’il est et l'Histoire telle que nous la connaissons apparaissent comme les vrais demandeurs de « plus d’Europe », et ce monde dangereux et cette Histoire cruelle restent les forces dynamisantes les plus probables de la « volonté » unitaire du continent, les « vrais » fédérateurs de l'Europe. Cependant, le poids du « Hasard » ou celui de la machiavélienne « Fortuna » ne pourront rien, sans un projet, un rêve unitaire, un éveil de la conscience ou une volonté de renaissance, qui demeurent les énergies vitales nécessaires et inconditionnelles de l'unité politique de l’Union, les ferments de l'utopie européenne du XXIème siècle, qui sera marquée par une « autre utopie ». Le grand théâtre de l'Histoire ne demande pas de concessions, de marchandages ou d'hésitations. Il ne supprime pas la liberté ni le salut. Il en délimite le choix et les conditions mais elle ne les impose pas. L'Europe et les européens sont et resteront les seuls maîtres de leur destin et de leur renaissance, de leurs drames et de leur future civilisation. « Hic Rodus, hic salta ».
*Voir son interview du 07 Juin 2012 publié dans le quotidien français Le Monde du 08 Juin 2012
**Cette dernière partie est extraite pour l'essentiel de l'article « Le traité de Lisbonne, le Service européen pour l’action extérieure et la politique globale de l’Union européenne - Le monde de demain et les vrais choix » de I. Seminatore, publié dans la Revue Études internationales, volume XLIII, no 2, juin 2012