L'intervalle entre l’élection du nouveau Président de la République et celle de la nouvelle Assemblée Nationale, laisse à l’observateur européen un temps de réflexion voire de spéculation intellectuelle sur les orientations stratégiques que François Hollande pourrait donner à la France en tant que Puissance en Europe et dans le Monde, en partant de l’hypothèse de travail que l’électeur donnera à M. Hollande la majorité de gauche lui permettant de mettre en œuvre sa politique. A ce moment la Vème République connaitra une situation historique inédite : la Présidence, le Gouvernement, les Assemblées et la majorité (20 sur 22) des Conseils régionaux et des grandes villes seront aux mains de la Gauche. De par la prééminence constitutionnelle et politique du Chef de l'État, François Hollande disposera en matière de politique intérieure d’une large liberté de manœuvre, qui ne sera limitée en matière économique et financière que par les contraintes du consensus européen d’une part, et les réactions positives ou négatives des marchés financiers d’autre part.
En termes plus politiques, il s’agira de déterminer quelle part de la souveraineté française peut encore être cédée à l’une au nom du fédéralisme européen et aux autres au nom du libéralisme financier. Nicolas Sarkozy avait raison de souligner que cette fonction relève plus de l’exceptionnel que de la normalité invoquée par son adversaire. Louis XIV disait : « Je ne serais point Roi si j’avais les sentiments des particuliers ».
L’histoire politique de la France est faite de grands courants dont la permanence se fait encore sentir aujourd’hui. En 1945, après le séisme de l’Armistice imposé et du régime de Vichy qui représente la réaction idéologique aux Lumières et un nationalisme xénophobe aligné sur la collaboration, l’aspiration est puissante vers une République démocratique et sociale. Le manifeste du Conseil National de la Résistance en sera la traduction politique, en quelque sorte le compromis social démocrate à la française. A travers la France Libre et la Résistance, le peuple a payé l'impôt du sang qui justifie le renouvellement des relations sociales, et partant économiques qui se traduira par la fondation de la Sécurité Sociale, le suffrage féminin, la nationalisation des banques (donc du crédit), des transports et de l’énergie, c'est-à-dire des grands moyens de production et de redistribution de la richesse nationale aux mains de l'État. Les grandes entreprises publiques devront être le laboratoire des relations sociales (P. Mauroy, 1981). François Mitterand sera élu sur un programme de rupture avec le capitalisme, à contre-courant de la « vague » du libéralisme friedmannien qui, à travers le Royaume-Uni, s’impose en Europe par les privatisations. Cette évolution vers le capitalisme libéral mondialisé est refusée par une large part de l’électorat qui reste attachée aux principes et aux valeurs d’un système social dans lequel le citoyen détient une créance sur l'État, de la naissance à la mort (ayant-droit) et dont le Président doit être le garant.
Cette inquiétude n’a pas échappé à F. Hollande qui a placé la justice au centre de son discours électoral et présidentiel – la justice dans la production des richesses – et les premières mesures annoncées vont dans ce sens. Comment faut-il entendre cette volonté et comment mener une politique juste tout en revenant à un équilibre budgétaire dont les règles sont fixées ailleurs (UE, FMI etc.) ? La politique économique du nouvel élu sera-t-elle celle des 60 propositions du candidat d’avril 2012, auquel cas on aurait une politique socialiste qui entrerait en conflit avec le consensus de Washington et son succédané libéral de la Commission, ou celle évoquée par le Professeur Hollande en 1991 dans « L’heure des choix – Pour une économie politique12 » écrit avec Pierre Moscovici et dont Mediapart cite l’extrait suivant : « Le marché est le mode de régulation privilégié de l’activité économique :il ne connait pas en tant que système d’alternative. C’est la leçon des pays de l’Est, celle aussi de l’échec ou de la non-application des programmes de transition vers le socialisme. Mais il n’est pas de marché sans imperfections. Celles-ci appellent au niveau national, une action de l'État pour freiner les dérives et contribuer à moderniser l’économie et la société » (Nous soulignons).
Ce texte bien balancé comme un exposé de l’ENA ou une motion de congrès du PS appelle quelques réflexions :
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le sous-titre rappelle que l’économie est politique et qu’une bonne politique doit produire une bonne économie et de bonnes finances
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le premier passage reflète le TINA des libéraux thatchériens ! (There Is No Alternative)
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le second prend acte du décès du projet mitterandien en 1983, durement sanctionné par les marchés. Aussi regrettable que cela puisse être, on n’y reviendra pas.
Certes ce texte ne peut être pris à la lettre comme un programme politique, mais nous indique que Hollande n’est pas un doctrinaire, ni un réformateur libéral mais plutôt un social-démocrate pragmatique, style SPD. En fait,on peut penser que l’application du programme dépendra en partie de l’orientation plus ou moins à gauche de la nouvelle Assemblée. D’autre part le score des droites et des centres montrera si l’élection de F. Hollande est due plus au rejet de N. Sarkozy qu’au programme des partis qui le soutenaient, lesquels espèrent transformer l'élection législative en troisième tour. Une analyse fine de l’électorat permettra de vérifier si le poids des électeurs issus de l’immigration récente, devenu une donnée permanente, sachant que ceux-ci votent à plus de 85% à gauche, accélèrera l’introduction du suffrage des étrangers non–UE à des degrés divers, avec toutes ses conséquences sur l’évolution sociologique et culturelle de la société française et sur l’avenir en Europe du multiculturalisme en tant que paradigme politique de la citoyenneté, par rapport à celui de la nationalité dans l’exercice de la souveraineté des États et de la cohésion des sociétés qui les composent.
François Hollande représentera-t-il une rupture dans la politique européenne de la France et plus particulièrement par rapport à celle de Nicolas Sarkozy parce qu’il jugerait celle-ci particulièrement néfaste et anti-sociale ? Le nouveau Président arrive à un moment où l’Union Européenne est dans un chaos total et en état d’immobilisme politique sur fond de faillite financière, de récession économique et de chomage récurrent. Les remèdes appliqués ont été ceux de l’assainissement budgétaire à marche forcée, thérapie et stratégie de choc qui ont abouti, notamment en Europe du Sud, à laminer les revenus des classes populaires et moyennes qui consomment et donc à aggraver la pauvreté jusqu’à la désaffiliation sociale et le désespoir et demain la colère des peuples. On n’ aura pas la cruauté de rappeler la stratégie de Lisbonne qui devait aboutir en 2010 à l’Europe de la connaissance et de la prospérité, ni l’échec de la méthode ouverte de coordination en matière sociale, ainsi que l’impuissance diplomatique et militaire de l’Union en tant que corps et acteur politique sur la scène mondiale.
Depuis près de deux ans, les Institutions, de Sommet décisif en Sommet décisif, alternent entre atermoiements funestes et précipitations inconsidérées laissant l’initiative au monde anarchique (au sens hobbesien du terme) de la Haute Banque, des marchés et des agences de notation, jusqu’à consentir des abandons de souveraineté aux mains du FMI.
Cette absence de vision stratégique a conduit à ce que l’Euro, créé pour être un puissant facteur d’intégration économique dans un marché unique, mène celui-ci au bord de la désintégration ET DONT LA TRADUCTION POLITIQUE EST UNE EUROPE DIVERGENTE ET MULTIPOLAIRE.
Derrière la façade de l’égalité formelle des Etats – nécessaire toutefois à la paix et à la coopération pour bâtir l’intégration politique – se dessine un paysage politique différent fait de deux duopôles : d’une part la France et l’Allemagne, dit le couple franco-allemand, qui se sont arrogés avec la BCE et le FMI le pilotage économico-financier et le droit régalien sur la monnaie de l’Union par l’émission de monnaie non-productive en violation du statut de la BCE. Le quatuor Merkel Sarkozy Lagarde Draghi a abouti à la création d’une tierce-Europe composée d’un Etat sous tutelle technocratique (la Grèce), et de trois Etats sous haute surveillance. Certes, l’on peut invoquer une situation exceptionnelle et l’urgence, il n’en demeure pas moins qu’au niveau du fonctionnement des institutions de l’Union on peut craindre une dérive vers une pratique autoritaire du Conseil Européen marginalisant la Commission et le Parlement. M. Sarkozy a donné l’impression d’un certain suivisme à l’égard de Mme Merkel, bien qu’en réalité il ait pu assouplir ses positions initiales. Le poids politique et les atouts de la France en Europe devraient permettre à M. Hollande (et il semble que ses débuts vont dans ce sens) de peser en faveur d’une politique de croissance. Le débat présidentiel est malheureusement resté trop général, les candidats se contentant de solutions techniques telles que les eurobons qui à notre sens sont une fausse bonne solution, même en mutualisant un pourcentage de l’ensemble des emprunts européens. Cette solution est inacceptable pour l’Allemagne étant donné que celle-ci emprunte à ce jour à 0,07 % et que l’écart avec les taux du Sud est devenu intenable, créant UNE FRACTURE DANGEREUSE dans une zone monétaire unique. Le danger est là, que selon la loi de Gresham la mauvaise monnaie chasse la bonne.
Pour rester une bonne monnaie, et pas seulement une monnaie forte, l’euro doit s’insérer dans le cadre d’une politique des finances publiques européennes dont les lignes de force seraient communes :
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un cadre budgétaire commun pour les lois nationales de finances pluri-annuelles (entre 3 à 5 ans)
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des règles communes de comptabilité publique
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une vérification du respect de ces règles par la Commission
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l’approbation des comptes européens consolidés par le Parlement européen car la maîtrise des finances et de la fiscalité est au cœur de la démocratie représentative
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de nouveaux gardes-fous en matière de déficit public et de dette, remplaçant les critères de Maastricht, votés par le Parlement sur proposition de la Commission et du Conseil, qui idéalement devraient co-nommer « un ministre européen du budget » à la tête d’un service du budget et de la dette.
La France apporterait à l’Union une contribution décisive si elle se faisait le porte-parole de ces pistes, ce qui réduirait l’écart entre le duumvirat franco-allemand et les 15 autres membres. François Hollande a dit le 25 mai: « Chaque pays compte ». Cela mérite d’être entendu. L’Europe joue dans les prochaines semaines son avenir en tant qu’entité géopolitique et première puissance économique, parce que l’euro est une intention politique et que la « Real OEkonomie » et donc la « Real Politik » commandent de prendre acte de ce qu’une monnaie unique dans un marché unique aux économies divergentes ne peut subsister qu’au prix de transferts compensatoires organisés par une autorité commune et dont le coût pourrait atteindre celui de la réunification allemande. Certes, nous sommes conscients de la tonalité fédéralisante de telles propositions et que la France y est par nature peu encline, mais l’enjeu est là.
Le second duopôle, plus informel, est franco-britannique en matière de défense, inauguré en 1998 par MM. Blair et Chirac en vue d’une relance de la « défense européenne », dont les résultats, à part quelques succès opérationnels, se sont révelés décevants. Néanmoins, dans le cas lybien, « l’Entente Cordiale » a réussi à constituer une Coalition (en termes de G.W. Bush « coalition of the willings ») qui a atteint son objectif. Peut-on pour autant parler d’opération européenne ? M. Hollande a dit qu’il n’excluait pas une opération de ce type en Syrie (il s’en est entretenu avec M. Cameron), compte tenu de la position que pourraient prendre la Russie et la Chine. Au-delà, il y a peu de chances que M. Hollande fasse avancer le dossier d’une défense européenne plus extensive et plus intégrée, compte tenu du contexte de crise. Ce thème et celui de la politique étrangère commune ont d’ailleurs été les grands absents de la campagne présidentielle.
1989, 2001: deux dates qui marquent par deux fractures l’évolution du système-monde tel qu’il s’était organisé à Yalta et à Potsdam autour de deux Puissances, qui non seulement aspirent à l’Hegemon mondial mais portent chacune un projet politique et idéologique antagoniste. L’hypothèque communiste sera levée en 1989, malgré rappelons-le les réticences de François Mitterand quant à la réunification allemande. 2001 sera la concrétisation de la nouvelle menace annoncée par Ben Laden en 1996, l’islamisme radical qui frappe aussi bien à l’intérieur de l’Islam qu’au dehors. Durant ce quart de siècle le système international s’est caractérisé par une grande fluidité et une difficile lisibilité. Les Etats-Unis, après une phase d’expansion militaire en Asie Centrale, se sont confrontés à deux guerres longues et coûteuses et à une crise financière qui ont largement entamé leur crédit international. La Russie, avec le second mandat de W. Poutine et après une décennie de remise en ordre intérieure, aspire à recouvrer son influence sur les Républiques d’Asie centrale et à peser à nouveau sur la scène internationale, fût-ce par des « niet » catégoriques sur la Syrie et l’Iran, derniers clients et protégés de la Russie dans la zone du Proche-Orient. La Russie a des intérêts géo-économiques à l’Ouest en tant que fournisseur énergétique et partenaire du marché unique, et donc elle a besoin de stabilité politique chez ses voisins immédiats. Au Nord les intérêts sont économiques en ce qui concerne les richesses minérales du continent arctique, et stratégiques en ce qui concerne les routes maritimes. A l’Est, il s’agit de contenir la pression démographique chinoise. Au Sud, la Russie a besoin de stabilité dans la zone indo-pakistano-afghane. La Russie possède un atout majeur: sa flotte présente dans les Océans indiens et Pacifique (Vladivostok), en Mer Noire et en Méditerranée (Crimée et Bosphore) et dans l’Atlantique Nord (Mourmansk). L’immensité du territoire est en soi un atout géostratégique capital, que l’Histoire a validé par trois fois. Les points faibles de la Russie: une démographie déclinante et un recul de la durée moyenne de vie qui posent de sérieux problèmes quant à la population active et la pression migratoire venue des anciennes Républiques musulmanes et de Chine. La France devrait se doter d’une Ost politique coordonnée avec l’Allemagne et les voisins européens de la Fédération de Russie visant la sécurité des frontières communes, la mise en œuvre d’une architecture de sécurité européenne que la Russie demande avec insistance. La Chine sous la houlette du PC s’est concentrée depuis Deng Xiao Ping sur les réformes de l’économie pour développer un capitalisme mixte Etat-privé, de caractère autoritaire. Un des traits caractéristiques de cette Puissance est l’accumulation capitalistique sous toutes sortes de forme: obligations souveraines, devises, matières premières, terres rares et terres arables, métaux précieux, immobilier, et plus stratégiques la reprises d’activités portuaires en Europe et aux Etats-Unis. Le développement et la modernisation des forces navales et de la balistique montre clairement la volonté de la Chine de se poser en challengeur des Etats-Unis dans le Pacifique et l’Océan indien. La France qui est présente dans ces deux régions se doit donc de développer une « politique asiatique », et en direct et avec l’UE de défendre ses intérêts et aussi les valeurs qu’elle promeut.
Par rapport aux Etats-Unis et à l’Otan, M. Hollande a eu une double attitude: gaulienne lorsqu’il présente le retrait de ses soldats d’Afghanistan comme une décision souveraine non négociable, miterrandienne (donc atlantiste) lorsqu’il accepte le bouclier de missiles et la gestion de celui-ci par des officiers états-uniens de la base de Ramstein (Francfort), tout en réaffirmant l’indépendance et la souveraineté de décision de la force de frappe française, marquant ainsi une position diplomatique claire vis-à-vis des Etats-Unis et de l’Otan.
La France de M. Hollande ne manque pas d’atouts: première puissance nucléaire et militaire en Europe et cinquième mondiale, cinquième puissance économique mondiale, cinquième pour les prix Nobel, seconde pour les médailles Field de mathématiques, dotée des meilleures industrice du luxe et d’industries de pointe performantes (TGV, aéronautique, pétrole, agriculture, médicaments, armements, énergie etc), d’un service public de qualité et première destination touristique mondiale (65 millions de visiteurs par an). Malgré le problème de l’emploi, le déficit du commerce extérieur, la croissance languide, la France peut encore emprunter autour des 3%. Enfin, la France est présente avec ses DOM-TOM, sa force de frappe embarquée et sa flotte sur tous les continents et toute les mers. Si la France en a la volonté elle peut mener une politique extérieure, notamment vis-à-vis de la Russie, de la Chine et de la Turquie, plus réaliste et cohérente qu’à l’époque de MM. Sarkozy et Kouchner. L’avenir dira si M. Hollande saura adapter la France à la mondialisation de l’économie en s’appuyant sur ses atouts sans sacrifier le compromis social-démocrate, comme l’a réussi le SPD en Allemagne, réequilibrer le duopôle franco-allemand au service de l’Union et relancer une politique méditerranéenne, malheureusement totalement abandonnée par M. Sarkozy.
En conclusion, on se posera une dernière question: l’élection de M. Hollande a-t-elle une signification géo-politique ? Vue du point de vue du parti qui l’a proposé comme candidat (c'est-à-dire des militants) et de ceux qui l’ont élu, les considérations géopolitiques n’étaient certainement pas au premier plan des motivations. Mais il y a consciemment ou inconsciemment le fait que l’élu en tant que Président aura à assumer la conduite de la diplomatie et en tant que Chef des armées à garantir la paix civile au sein de la Nation et à la protéger des agressions extérieures, fût-ce au prix de la guerre. La signification géopolique se dégagera de l’interprétation par F. Hollande de ses prérogatives dans un champ qui peut aller du domaine réservé jusqu’à un partage avec le Premier Ministre et le Ministre des Affaires Etrangères, et la personnalité de M. Fabius aura un poids non-négligeable dans les choix qui seront faits dans un paysage politique où le PS devrait disposer de tous les leviers du pouvoir. La Présidence a aussi une dimension pédagogique de recherche d’adhésion au travers des médias vis-à-vis d’une opinion qui a du mal à concevoir que la Grande Nation est devenue une « grande-moyenne » Puissance agissant dans le cadre contraignant de traités et de pactes, dont un bon tiers des électeurs souhaiteraient s’affranchir (FN et Front de gauche).
L’homme « normal » devra assumer la stature du Président géopolitique.
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1HOLLANDE F., MOSCOVICI P., L’heure des choix – Pour une économie politique, Paris, Ed. Odile Jacob, 1991
2HOLLANDE F., MOSCOVICI P., L’heure des choix – Pour une économie politique, Paris, Ed. Odile Jacob, 1991