Cet article a été envoyé en IERI News en date du 22.08.12
À l'âge planétaire, l'unité de l'Histoire se disperse en une multiplicité de conjonctures particulières et en une pluralité de formes de conscience qui interdisent toute forme d'universalité et toute théorie de la connaissance aspirant à appréhender le devenir collectif de l'humanité comme un tout doué d'un sens. Les logiques signifiantes et les philosophies de l'histoire se superposent aux dialectiques contradictoires des intérêts et des ambitions, pour dessiner une scène multipolaire unique et des équilibres de puissance virtuellement conflictuels autour d'enjeux et de sens disparates. Par ailleurs une multitude de causalités efficientes bouleversent les vérités héritées et la pluralité de l'expérience humaine. Ainsi s'il est difficile d'agir dans un univers sans répèrers et aux paradigmes changeants, Il est problématique de le penser ou de le saisir autrement que comme un ensemble d'inconnues, embrassant l'immense série des phénomènes en mouvement.
Par ailleurs la philosophie de l'Histoire et le devenir des civilisations éclairent d'une lumière intense la contemporanéité philosophique de l'Histoire et cela sous le mode abrupte d'Arnold Toynbee découvrant chez Thucydides que les grandes crises de notre temps avaient été déjà vécues. Or la conscience du présent procède de la conscience du passé et donc d'un ordre temporel qui imprime son sceau à la dimension propre de l'Histoire.
La reconstitution du passé est pour les vivants, individus ou peuples, le moyen de triompher des épreuves de l'histoire, la manière la plus élévée de ne pas précipiter dans la ruine et dans la mort. Or le retour au passé est une leçon ou un enrichissement de l'esprit pour dialoguer avec les grands exemples sous l'initiative de la contemporanéité et du présent, à condition qu'il y ai un sens pour éclairer les choix de ce dernier. Or les grandes questions avec lesquelles nous interrogeons le passé sont inspirées par des centres d'intérêts constitués par les contingences de notre vie, l'aléa de notre appartenance culturelle et la contrainte de notre condition politique.
L'objectif ultime est la saisie du devenir général des sociétés et, en son sein, de l'avenir de notre civilisation, de notre continent et de nos institutions politiques, comme questionnement et signification de notre recherche et de notre perspective de vie, car la précarité de cette perspective est devenue évidente pour l'Europe, menacée à l'Est par l'émergence de l'Asie et bloquée au Sud par le réveil de l'Islam.
En effet l'émergence de l'Asie et le réveil de l'Islam portent en soi virtuellement deux incertitudes et deux bouleversements, liés aux passions humaines inévitables, le désir de regner et la volonté de dominer, imposées par la force ou consécutives à la puissance, remettant en cause l'hégémonie de l'Occident et le rationalisme moderne. Il est historiquement évident que la logique de la force et les effets de la puissance constituent des causalités « naturelles » de l'Histoire, des orientations incontournables de la « raison » historique et une irruption de la « surprise » venant d'une altérité hostile à notre expérience humaine.
L'esquisse de perspective sur le rapport entre l'Europe et la scène planétaire, du point de vue de la relation entre l'universel et le particulier, fait apparaître cruellement les «limites spirituelles » de l'Europe d'aujourd'hui et met en exergue le concept d'Histoire comme pluralité de l'expérience humaine. Plus en particulier, elle attire l'attention sur la « révolte de la tradition » et donc sur les multiples formes sociétales, individualisées par le processus historique, qui constituent d'autres voies de la modernité, d'autres formes d'historicité, indifférentes à l'idée de « progrès » et à celle de « démocratie ».
La révolte de la « Tradition » ou la vengeance de « l'Histoire »
L'esquisse de perspective sur le rapport entre l'Europe et la scène planétaire, du point de vue de la relation entre l'universel et le particulier fait apparaître cruellement les «limites spirituelles » de l'Europe d'aujourd'hui et met en exergue le concept d'Histoire comme pluralité de l'expérience humaine. Plus en particulier, elle attire l'attention sur la « révolte de la tradition » et donc sur les multiples formes sociétales, individualisées par le processus historique, qui constituent d'autres voies de la modernité, d'autres formes d'historicité, indifférentes à l'idée de « progrès » et à celle de « démocratie ».
La résistance et l'étrangeté des ces sociétés aux greffes étrangères est dictée par la vocation du rationalisme occidental à imprimer un cours « critique » et « réformateur » aux ensembles sociaux traditionnels, à exporter d'autres principes de gouvernement et de légitimité, imposant des régimes et modèles d'autorité et de pouvoir antithétiques par rapport aux sources de ces individualités historiques. En effet ce nouveau cours est porteuses d'une vision « problématique » et laïcisante de l'Histoire. Ainsi les « particularismes » du monde à l'âge planétaire heurterons à une impossible synthèse entre « l'Universel » Européen et les particularismes locaux. Cette antinomie engendrera une nouvelle approche intellectuelle qui comporte l'abandon progressif des aspirations universalistes des Lumières qui apparaissent désincarnées et abstraites. Les convictions de l'Universel avaient fait croire, aux XIXème et XXème siècles, que l'on pourrait surmonter les obstacles de la différenciation inégalitaire de la société et l'hétérogénéité naturelle du monde, par l'arbitraire homogénéité des concepts. Cette vengeance de « l'Histoire » attisera des conflits prolongés qui comporteront l'émergence d'un “nouveau cycle”, relativiste, organiciste et anti-rationaliste. Ce Nouveau Cycle intellectuel l'opposera aux généralisations arbitraires et aux certitudes rationalisantes et cela au nom du monde historique, comme totalité des formes d'existence de la condition humaine et surtout comme polythéisme de valeurs incompatibles, ou pour le dire avec Max Weber, comme opposition irréductible des croyances et “guerre des dieux”.
De l'Europe à l'Eurasie
Un changement dans les paradigmes géopolitiques
L’effondrement de l’empire soviétique a engendré une cause de tension entre les efforts mis en œuvre par les États de proximité d’affaiblir le centre impérial et la réaction du centre impérial pour maintenir ou reprendre son autorité à la périphérie. L’Iran, la Turquie et la Chine cherchent à accroître leur influence dans les républiques d’Asie centrale à populations musulmanes. Les perspectives de paix à long terme dans cette région resteront influencées par la réorganisation du pouvoir russe et par le retour éventuel de sa politique de pression et d’influence.
La Russie et l’ensemble des pays d’Asie Centrale jusqu’aux pays du Golfe, du Moyen Orient et du Maghreb manquent de leaders ayant fait l’expérience de la démocratie et l’Union Européenne n’a pas conceptualisé jusqu’ici une limite stratégique globale entre l’Atlantique et l’Asie Centrale passant par la bordure de la Méditerranée, et remontant l’Asie mineure et le Caucase, pour parvenir au pivot des terres, le Heartland, dans un but de pacification, d’influence et de maîtrise des tensions. C’est l’adoption par l’Alliance Atlantique de cet important défi qui opère la soudure de l’intérêt géopolitique dans cette immense étendue entre l’Amérique et l’Europe. L’existence de l’OTAN et son adaptation permanente ont rempli la double mission de gérer la résurgence des tentations impériales de la Russie et d’interdire à l’Allemagne réunifiée de devenir le partenaire principal des maîtres du Kremlin ou de convertir ce partenariat, en cas de crise, en adversité et en inimitié existentielles.
Par ailleurs l’identification des États de l’Est européens aux institutions et aux méthodes de gouvernement de l’Union Européenne offre un contrepoids à la résorption de ceux-ci dans l’aire d’influence de la Russie post-soviétique et assure à ces pays la stabilité économique et politique nécessaire. Cependant, la sécurité de cette marche de l’empire européen est assurée par l’Alliance Atlantique et par une PESC/PESD en gestation. Dans le cadre plus générale des relations mondiales l’hostilité historique des idées wilsoniennes pour la logique des alliances et pour l’équilibre des forces étaient fondées sur l’idée que celles-ci mènent insensiblement à des affrontements futurs, tandis que l’adhésion européenne à la sécurité collective et au multilatéralisme onusien est présentée comme la recherche ou le maintien d’une paix ayant pour but de décourager les agressions potentielles.
Compte tenu de ces considérations sur les équilibres internes de l’Union Européenne, assurés jusqu’ici par la légitimité d’un système de valeurs communes mais dépolitisées et sur les équilibres extérieurs, garantis par le poids des institutions de sécurité collective, l’Europe ne peut établir une logique maîtrisable de freins et de contrepoids semblable à celle du Congrès de Vienne, dans le cadre des relations euro-atlantiques remodelées, puisque la stabilité est le produit d’équilibres multiples. La logique de ces équilibres change de nature en Europe et en Asie au sein de l’Union élargie, au Moyen et en Extrême Orient, où prévalent des équilibres de sécurité fondés sur la politique traditionnelle des alliances, semblables aux équilibres des forces du XIXéme siècle européen. Si l’Europe se considère une communauté de traditions et de principes communs, rien de semblable n’existe en Asie où le jeu de la Realpolitik est une réalité d’évidence et où des cadres de paix, stables et durables, ne sont possibles que sur la base de la « Balance of Power ».
Dans cette vision eurasienne de la paix et de la sécurité, toute coopération de l’Europe avec l’Amérique ne pourra se faire que sur la base d’un rééquilibrage des poids et des responsabilités, portant sur les mêmes principes de légitimité et sur les mêmes valeurs morales et historiques. Un système planétaire proche du système du Congrès de Vienne sera un système politique viable à deux conditions ; que l’unité morale s’inspire d’un consensus retrouvé entre l’Europe et l’Amérique et que, à défaut de l’existence de formes de démocratie solidement ancrées dans des valeurs universelles, la paix et la sécurité soient assurées par des structures mixtes, économiques, politiques et stratégiques. Et cela dans le cadre d’un système planétaire de sécurité où se reconnaissent et se retrouvent les pôles de puissances de demain.
Si aucun principe organisateur ne semble structurer le système international actuel, ce dernier peut faire penser à l’ordre européen du XVIIème siècle, antérieure à la paix de Westphalie (1648). Un ordre ravagé par les guerres de religion et les conflits entre les Princes des principales puissances. Les valeurs universelles semblaient l’emporter à l’époque sur la logique de l’intérêt national, sur lequel s’appuiera le Cardinal Richelieu pour redéfinir le paradigme essentiel de toute politique étrangère et en particulier celle de la France. Ce paradigme s’imposa au cours du XVIIème siècle, jusqu’aux bouleversements des principes et des équilibres de la Révolution française et des guerres napoléoniennes. Le concert des nations issu du Congrès de Vienne, s’opposait par règle de prudence, à ce qu’une puissance puisse devenir assez forte pour menacer l’équilibre de l’ensemble et se dressa contre la prétention qu’aucune d’entre elles n’incarne à elle seule l’affirmation de valeurs universelles.
A la différence de l’époque de la bipolarité, la difficulté majeure du système international d’aujourd’hui repose sur l’impossibilité de négocier es issues de crises internationales sérieuses à cause de la double dispersion, de la puissance et des acteurs engagés. Il est ainsi impossible d’inscrire les formes de compromis acceptables dans une négociation avec les puissances globales intéressées à la stabilité. Si tel est le cas de l’Europe dans son environnement de proximité, les Balkans, la Méditerrané, le Moyen-Orient ou le Golfe, qu’en est-il des États-Unis, qui restent l’acteur global le plus engagé et le plus influent dans la dialectique éternelle de la paix et de la guerre ? L’analogie historique est-elle éclairante pour décrire le monde du XXIème siècle et pour en dégager le sens ? En quelle valeur tenir les propos de Kissinger, suggérés au Forum international de Bertelsman à Berlin selon lequel « le monde ressemble à l’Europe du XVIIème, il faudra qu’elle devienne l’Europe du XIXème », celle du Congrès de Vienne, de l’équilibre des pouvoirs et d’un principe de légitimité partagée. En quel compte tenir ces propos qui renvoient d’une part à la théorie des relations internationales et de l’autre à la praxéologie et aux décisions de la « high politics »?
Photo : The XXII World Congress of Philosophy, 2008, Séoul (Source : http://koreana.kf.or.kr/viewPdf.asp?filename=2008_WINTER_F032.pdf)