INTRODUCTION
La délivrance du Prix Nobel à l'Union Européenne est l'occasion de revisiter les présupposés théoriques de la construction européenne et de dresser un bilan de ses paradigmes fondateurs en vue d'une évaluation de leur pertinence actuelle. C'est aussi l'occasion de remettre en discussion les postulats de la pensée politique qui ont été à l'origine des institutions européennes, pour en évaluer la précarité historique et la réversibilité politique.
Les transformations des sociétés et des institutions du monde contemporain, ne recouvrent plus le même espace juridique, économique, social et politique de jadis. Toute nouvelle réalité doit être affrontée avec des nouvelles théories et une remise en cause des concepts anciens.
Ainsi les trois Working Papers, qui seront publiés dans les prochains jours, jettent les bases d'une rétrospective historique et d'une analyse cognitive à caractère heuristique.
Ces trois documents font partie de l'introduction du livre L'Europe entre Utopie et Realpolitik, Éditions L'Harmattan, Paris, Avril 2009 .
SOMMAIRE
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WORKING PAPER 1
1945 - EUROPE ANNÉE ZERO. L'IDÉE D'EUROPE ET L'UTOPIE DESARMÉE, REJET DU RÉALISME, DE LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE ET DE LA POLITIQUE DE PUISSANCE
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WORKING PAPER 2
LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE. PRINCIPES ET RÉALITÉS
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WORKING PAPER 3
EUROPE - « COME BACK ! ». LE RETOUR DU RÉALISME
WORKING PAPER N°1
1945 - EUROPE ANNÉE ZERO
L'IDÉE D'EUROPE ET L'UTOPIE DESARMÉE. REJET DU RÉALISME, DE LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE ET DE LA POLITIQUE DE PUISSANCE
TABLE DES MATIÈRES
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NÉOKANTISME ET INTÉGRATIONNISME
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DOCTRINES DE LA PAIX : PACIFISME ET UTOPISME LÉGALISTE
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NÉOKANTISME ET INTÉGRATIONNISME
La catastrophe européenne de 1945 a jeté les bases de la tentative de surmonter les dérives de la realpolitik, accusée d’avoir été à l’origine de la tragédie de l’Europe. Le point de départ de ce défi immense a été identifié dans la conception politique de Kant, selon laquelle l’anarchie internationale reste le fondement de toute recherche de la paix et de toute construction intellectuelle. Cependant, celle-ci a été considérée dans son caractère relatif et historiquement contingent. En effet, la construction d’une autorité supérieure aux États, une « fédération universelle », imposerait une limitation au caractère absolu de la souveraineté, dont la définition fut donnée par Jean Bodin aux États généraux de Blois en 1576, celle d’Auctoritas Superiorem non recognoscens.
La loi de la force et le rapport de forces pures ne seraient plus les régulateurs suprêmes des controverses internationales, supplantées désormais par la domination universelle du droit. À la dure réalité de la puissance se substituerait ainsi l’utopie légaliste d’un ordonnancement juridique, qui, partant d’une base théorique prescriptive, se développerait sur le modèle des enseignements des pères de la Constitution fédéraliste américaine et de Hamilton en particulier.
Le dépassement de la realpolitik a été la résultante d’une réorientation des valeurs européennes depuis 1945, allant dans le sens d’un rejet de la philosophie de l’histoire à forte empreinte romantique, élaborée au XIXe et XXe siècle par les théoriciens allemands de l’État-puissance. Cet État perdrait les connotations de moyen d’expression d’un peuple d’histoire universelle et par là d’instrument de conquête et de progrès civil et culturel au service de l’humanité. L’abandon d’une pareille conception, héritée des courants nationalistes du XIXe siècle, était lié à la conviction que l’État-nation correspondait à un modèle supérieur d’organisation politique. Ainsi, les indications théoriques du philosophe de Königsberg avaient pour but de poser « autrement » le problème de la souveraineté nationale absolue, surmontant, au moins en théorie, l’obstacle conceptuel de l’anarchie internationale. La sous-estimation de l’enracinement mental de l’idée-force de la nation au profit d’un cosmopolitisme abstrait et de l’idéal de l’unification progressive de l’humanité a représenté les points faibles de la pensée fédéraliste, qui s’est appuyée sur l’autonomie de la raison et sur la poussée impérieuse de la loi morale.
À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il fallait sortir du réalisme de la politique internationale, de la Balance of Power, de la logique contradictoire des intérêts nationaux concurrents, de l’utilisation de la violence, de la peur et de l’animosité réciproques. Il fallait s’engager sur la voie inédite de la conciliation des intérêts, au lieu et à la place de leur dissymétrie, des jeux d’influences compensatoires, et donc d’une sorte d’interdépendance complexe et imprévisible. Le processus d’intégration européenne a voulu substituer ainsi aux déterminismes traditionnels de l’intérêt national et de la sécurité, ceux de la paix et du bien-être, et l’intégration poursuivie s’est dessinée comme une première étape vers une vision des relations internationales remodelées par l’harmonie. Cette intégration a cru obéir, d’autre part, au critère de la nécessité et de l’irréversibilité plus qu’à celui d’une vision volontariste de l’histoire. Il en est découlé l’égarement de la finalité, fondée à l’origine sur la centralité des oppositions et sur les aléas du politique.
Par ailleurs, cette centralité originelle de la politique reposait sur une lecture de la vie internationale qui affichait la volonté d’en transformer les objectifs, en permettant aux nations et d’abord aux sociétés européennes de poursuivre des buts de coopération dans des secteurs qui étaient aussitôt exclus du domaine de la politique et confiés à des autorités administratives ou techniques. À la conception réversible de la politique et donc aux contrastes entre structures d’intérêts aux finalités divergentes, qui sont le propre de toute œuvre humaine, l’intégration remplaça l’idée d’un processus irréversible qui permettrait de passer graduellement à l’intégration politique. Cette conception idéaliste de l’harmonisation des sociétés européennes a non seulement exclu du processus d’intégration la volonté mais la politique comme telle (sécurité – diplomatie – défense), restée du ressort des États. En effet, la dissociation des aspects coopératifs, à base socio-économique, et des aspects conflictuels, à fondement politico-diplomatico-stratégique, autorisait à confier la gestion des politiques intégrées ou communautarisées à des « élites administratives de pouvoir », « l’Eurocratie ». Or, puisque la progression de l’intégration est pragmatique et graduelle, les intérêts et les objectifs ne peuvent être pensés d’avance (incrementalism). Ceux-ci ne sont que des effets indirects. Dans ces conditions, l’exclusion de l’anticipation et celle de la politique interdisent de faire jaillir un débat et de donner une signification à la participation des citoyens qui reste perpétuellement éloignée et intellectuellement distante, même si dans les démocraties, comme oligarchies modernes, l’évocation de la souveraineté populaire est la fiction par laquelle l’origine du pouvoir et l’autorité des lois dérivent des citoyens.
PACIFISME ET UTOPISME LÉGALISTE
Mais ce fut le souci de la paix qui demeura le fondement de l’idéalisme intégrationniste et des premières formes du pouvoir fédératif, justifiant la quête permanente de nouveaux horizons de sécurité. Ce fut par l’idéalisation militante du combat pour la « non-guerre », que se constituèrent deux grands courants de pensée, se réclamant de la négation de la realpolitik, le pacifisme et l’utopisme légaliste.
Le premier résulta d’une sorte d’évidence, le sentiment et souvent la volonté obstinée d’imposer une conversion historique au cours de l’aventure humaine et à la nature profonde des relations de puissance entre les États. En se battant pour cette conversion historique, les différentes formes de pacifisme, idéologique, juridique, religieux et individuel, portèrent à la conscience du monde la disproportion entre les moyens de destruction apocalyptique et les enjeux des rivalités de puissance. Disproportion face à laquelle toute résignation ou impuissance apparaissaient moralement coupables. Le moralisme des convictions influença également l’autre forme de militantisme pour la paix, l’idéologie juridique ou l’utopisme du droit.
Toute doctrine de la paix qui veuille surmonter les raisons poussant les États à recourir à la force en pratiquant une politique de puissance devrait s’attaquer à la racine profonde de la société hobbesienne, à son caractère naturel, mi-social, mi-asocial. Cette doctrine devrait aller au-delà de la logique des acteurs, de leurs intentions et de leurs enjeux, pour prendre en considération le point essentiel de la politique internationale, à savoir que les États se reconnaissent réciproquement le droit du recours à la force, car ce droit constitue le fondement même de leur souveraineté.