AU-DELÀ DU RETRAIT D'AFGHANISTAN : LE DÉFI DE LA PÉRENNITÉ DU RÉGIME DE KABOUL

Auteur: 
Hubert Fabre, chercheur associé
Date de publication: 
11/10/2012

Le retrait des troupes de l’Otan, qui devrait s’achever fin 2014 en Afghanistan, a d’ores et déjà jeté l’économie afghane dans la morosité. Afin d’éviter que le pays ne s’écroule, les Occidentaux se sont engagés, à la Conférence de Bonn, en décembre 2011, à prolonger l’aide financière internationale sur dix ans (2014-2024), puis ont affiné leur offre lors de la Conférence de Tokyo, en juillet 2012.

Cependant, l’aide financière internationale, concédée sans enthousiasme et revue à la baisse, sera sans doute conditionnée par l’évolution du régime en place à Kaboul, celui issu de la transition post-taliban et de la Constitution de 2004. Les Occidentaux se satisfont du président Karzaï, réélu en 2009, et dont le mandat arrive à échéance en 2014. Pourtant, les faiblesses de l’Etat central les incitent à annoncer le possible maintien d’une force de dix à vingt milles hommes de la coalition sur le territoire afghan.

Malgré la corruption galopante, il s’agit d’adoucir les conséquences du retrait de l’Otan et de la contraction de l’assistance civile sur le terrain. Car les Américains et leurs alliés voudraient éviter de répéter les errements de l’histoire récente de l’Afghanistan. Ils gardent en mémoire l’effondrement, en 1992, du régime communiste de Mahammed Najibullah, trois ans après le départ des troupes russes, et l’assèchement concomitant des crédits alloués par Moscou, auxquels succédèrent la guerre civile puis la prise de pouvoir des talibans, en 1996.

La motivation des Occidentaux et leurs craintes ont été exprimées par le ministre des Affaires étrangères allemand, Guido Westerwelle, lors de la Conférence de Bonn de 2011 : « Si les talibans reviennent à Kaboul, nous aurons fait tout ça pour rien »i.

La mise en garde de la première conférence de Bonn post-taliban, en 2001, sur l’ampleur de la reconstruction et de développement du pays, demeure d’une brûlante actualité. Le soutien, tant financier que militaire, devra s’installer durablement après le retrait de la majorité des forces de l’Otan et le passage de témoin aux forces nationales afghanes. C’est le défi qui se pose et se posera avec d’autant plus d’acuité que le retrait s’accélèrera : le régime issu de la période de transition post-taliban sera-t-il capable de maintenir l’illusion d’une unité nationale et de la préserver longtemps ?

Le pouvoir central afghan aura à apaiser les tensions internes entre frères ennemis, à lutter contre le retour des insurgés talibans, tout en déjouant – ou en jouant – des influences extérieures, tant l’Afghanistan constitue le théâtre d’enjeux entre puissances régionales et d’autres mondiales.

 

LA NÉCESSITÉ D'UN SOUTIEN ÉCONOMIQUE ET MILITAIRE DURABLE

L’économie afghane vit sous perfusion internationale. Le retrait des forces de l’Otan a déjà amorcé une dégradation des indicateurs économiques, à commencer par le secteur tertiaire, fortement dépendant de la présence étrangère.

Depuis 2001, l’aide internationale au secteur civil atteint en moyenne 2,5 milliards de dollars par an. Mais la distribution de cette manne pourrait se tarir en cas de dégradation de la sécurité après la passation complète de pouvoirs aux forces de sécurité afghanes (mi-2013). Les projets économiques, les programmes humanitaires et les liens culturels, requièrent la stabilité et la sécurité pour les personnels locaux comme étrangers.

Le secteur agricole souffre de carences importantes, tant en termes de rendements qu’à cause de la « rente » de l’opium. Malgré les opérations de destruction de champs, les compensations offertes aux paysans et les programmes de cultures alternatives, le pavot demeure endémique en Afghanistan, au point de représenter un quart du PIB national et 90% de la production mondiale. Près de 10% de la population afghane vivrait de cette culture et du narcotraficii.

L’espoir viendrait des ressources minières du pays. Mais celles-ci sont loin d’être exploitées dans des conditions viables. Des concessions ont été accordées, notamment aux Indiens et aux Chinois, mais les infrastructures défaillantes et le climat de tension permanente nuisent à la perspective d’un rendement satisfaisant pour les investisseurs.

Et la sécurité, indispensable à la pérennité du régime, demeure sous la tutelle de l’Otan. Les projections du Pentagone misaient dans un premier temps sur le recrutement et la formation de 352.000 militaires et policiers afghans, censés être opérationnels en octobre 2012. Les réalités devaient tempérer les ardeurs des stratèges américains : d’une part, la forte infiltration d’insurgés au sein des forces gouvernementales afghanes mena à durcir les critères de recrutement et à se séparer d’éléments suspects, et, d’autre part, le budget annuel de la sécurité en Afghanistan (4,1 milliards de dollars (3,1 Mds €) pendant 10 ans) permettrait de financer, au plus, une force de 228.000 hommes.

En termes de quotes-parts, les Etats-Unis se sont engagés à verser 2,3 milliards de dollars par an, de 2015 à 2024. La Grande-Bretagne a accepté sans sourciller de participer à hauteur de 100 millions de dollars annuels, somme équivalente au montant réclamé annuellement à la France, tandis que Berlin apportera une contribution de 110 millions de dollars, chaque année, pendant 10 ans.

Les contributions ne s’arrêtent pas là : le retrait des troupes de l’Otan, annoncé par Barack Obama comme promis par François Hollande, ne sera que partiel. Certes, la plus grande partie des unités engagées aura quitté le territoire afghan à la fin de 2014, tel que cela avait été décidé au sommet de l’Otan, à Lisbonne, en 2010. A ce titre, 33.000 soldats que le président américain avait dépêché en renfort, ont déjà été rapatriés, de même que Français et Britanniques ont commencé leur repli graduel. Seulement, les Etats-Unis ne comptent pas partager les réseaux qu’ils ont acquis dans ce pays stratégique. Ils avaient déjà délaissé leurs anciens alliés de la guérilla anti-soviétique, laissant le champ libre à l’ambition et à l’avidité des « seigneurs de guerre », puis à l’obscurantisme taliban hospitalier à l’égard d’Al-Qaïda.

Cette fois, les Etats-Unis conserveront des bases militaires en Afghanistan, au moins jusqu’en 2024, et si la décision est encore en négociation, le chef de la défense de l’armée belge (présente sur le terrain afghan), le général d’aviation Gérard Van Caelengerge, a révélé que 10 à 20.000 soldats de l’Otan pourraient demeurer stationnés en Afghanistan après 2014iii. Il ne s’agira pas simplement de former les forces gouvernementales afghanes ou de soutien technique, mais aussi de moyens aériens et de forces spéciales, qui, par définition, pourront agir dans la profondeur.

Considérant comme probante l’hypothèse d’un retour des talibans au pouvoir à Kaboul, celle d’un retrait anticipé des troupes de l’Otan qui stationneront encore sur le territoire afghan, ne peut être écartée a priori. Les plans d’exfiltration des troupes et du matériel seront cruciaux, de manière à ce que la chute de Kaboul ne ressemble à la chute d’Hanoi – une nouvelle intervention massive paraissant peu crédible – et que les insurgés ne récupèrent armes et munitions abandonnées dans la précipitation.

 

LE RÉGIME DE KABOUL : L'UNITÉ NATIONALE, ILLUSIONS ET DÉSILLUSIONS AFGHANES

Une période de transition a suivi la chute du régime taliban. L’Afghanistan s’est alors dotée de nouvelles institutions affirmant l’unité nationale et la prééminence de l’Etat central. Ainsi, la Constitution adoptée le 4 janvier 2004 (an 1382 du calendrier persan) par la Loya Jirga constitutionnelleiv, entremêle inspiration libérale et emprise théocratique caractéristique du constitutionnalisme afghan. Certes, elle met en place un régime en apparence parlementaire, accordant tout de même de vastes pouvoirs au président élu au suffrage universel. Aussi, elle détaille et proclame la protection des droits fondamentaux, individuels et collectifs, des citoyens afghans. Mais, en Afghanistan, depuis sa création en 1747, l’Etat moderne n’a jamais été séparé de l’Islam. Et la révision de la Constitution de 1987, voulue par le parti communiste en 1989-1990, a accentué l’emprise de la religion sur les institutions politiques du paysv. Puis, en 1992 et 1993, alors que la guerre civile fait rage, les moudjahiddins instaurent une république islamique qui se durcit sous le régime taliban à partir de 1996. Jusqu’en novembre 2001, la soumission à la loi religieuse la plus rigoureuse est totale.

La Constitution de 2004 ne déroge pas à la tradition juridique en conférant une valeur au moins constitutionnelle à « la loi sacrée de l’Islam », voire supérieure à celle-ci en consacrant la loi religieuse comme source originelle de la législation dont les valeurs perpétuelles sont supérieures à toute autre normevi.

Dès lors, le contrôle de la constitutionnalité des lois, décrets et engagements internationaux, s’entend de veiller à la conformité de toute norme inférieure à la loi constitutionnelle et à la loi religieuse, suivant ainsi la prescription de l’article 3 de la Constitution. En matière de droits fondamentaux, la Cour suprême (Stera Mahkama) composée de neuf juges, sous l’influence des oulémas, se prononce sur les textes d’application relatifs à des principes libéraux et sur leur conformité, leur compatibilité avec les préceptes et prescriptions religieuses. Or, même si les juges cherchent à concilier des principes relevant de systèmes différents, leurs décisions ne peuvent éviter de donner une primauté à l’un ou l’autre systèmevii. Concernant la nature, l’étendue et l’exercice de droits fondamentaux d’origine libérale, la défiguration de leur étendue, si ce n’est de leur valeur, paraît inévitable.

En pratique, la portée des lois nationales comme celle des décisions de la Cour suprême doit être sérieusement relativisée. Non seulement les valeurs perpétuelles de l’Islam ne peuvent s’effacer subitement en Afghanistan, mais aussi, le pouvoir réel de l’Etat ne dépassant pas les environs de Kaboul, les citoyens préfèrent s’en remettre aux coutumes locales qui gouvernent leur collectivité, celle où ils vivent et qui leur assure sécurité et solidarité. Ainsi, les conseils traditionnels locaux (jirga, maraka et chourâ), très respectés, plus proches, moins dispendieux que les administrations corrompues d’un Etat lointain et abstrait, ont la faveur de la population : les parties en conflit acceptent leurs décisions qui s’imposent à tous les membres la communautéviii. Cette prééminence des coutumes locales sur la loi nationale, cette concurrence entre l’autorité des conseils traditionnels et la justice d’Etat, s’opposent à l’unification du droit afghan et réduisent d’autant la portée du texte constitutionnelix.

Ainsi, la Constitution du 4 janvier 2004 se heurte aux difficultés structurelles considérables de l’Etat afghan et aux coutumes profondément ancrées dans une société où la cohésion des collectivités locales l’emporte sur le sentiment d’unité nationalex. Elle apparaît davantage comme un programme formel que le gouvernement est chargé d’appliquer sans obligations de résultat.

Et le président Hamid Karzaï, au pouvoir depuis le 13 juin 2002, élu en 2004 et reconduit en 2009, peine à construire un Etat efficace. Habile tacticien politique, il se maintient au pouvoir. Dans le pays, sa popularité a été écornée dès 2002-2003, quand il accepta le retour des « seigneurs de guerre », promit l’amnistie des combattants talibans repentis et la réconciliation avec les chefs fondamentalistes. Son image est ensuite entachée par les scandales de corruption qui visent son entourage. Malgré erreurs et échecs, point positif, le président Karzaï a laissé prospérer la société civile, principalement à Kaboul.

Le ralliement plus ou moins loyal des « seigneurs de guerre » au pouvoir central, aurait pu étouffer l’insurrection en la privant de ses solidarités locales. Mais à partir de 2005-2006, l’unité s’étant fissurée entre les grands notables afghans, la population étant dépitée par les promesses de paix et de reconstruction, la guérilla taliban prend à nouveau de l’ampleur à partir de la frontière pakistanaise. Certes, les offensives lancées en 2010-2011 par les forces de l’Otan et les renforts américains, ont permis de contenir les combattants talibans. Pourtant, l’insurrection comme la contre-insurrection se fonde sur une stratégie à long terme, très différente du temps politique imposant un retraitxi.

En matière de fonctionnement institutionnel et concernant la protection des droits fondamentaux, le retrait des forces et des moyens de l’ISAF annonce le véritable défi après dix années de stationnement et d’intervention en Afghanistan, un défi pour le pouvoir en place à Kaboul et ses alliés actuels, celui du maintien du régime issu de la transition post-taliban.

En 2014, le président Karzaï devra quitter le pouvoir, organiser des élections au suffrage universel dans un pays où l’Etat ne contrôle qu’une partie du territoire, ou, comme cela a été évoqué, il convoquera une Loya Jirga pour assurer sa succession. Seulement les Etats-Unis, qui ont placé Hamid Karzaï à la tête de l’exécutif afghan, n’ont pas obtenu d’avancées significatives de la part du pouvoir de Kaboul, notamment à propos de la contre-insurrection à la frontière pakistanaise ou de la culture et du trafic d’opium. Certains s’interrogent déjà sur l’intérêt de maintenir en place le régime actuel, à grands frais, alors que seuls les talibans semblent capables d’instaurer un pouvoir fort et de régner sur le pays. Ainsi, une voie se dessine, privilégiant les négociations et la coopération avec les talibans considérés comme les futurs maîtres de Kaboulxii.

Au-delà du retrait des troupes de l’Otan, le pouvoir afghan – sous le régime actuel ou un nouveau régime – ne pourra échapper aux influences extérieures.

 

LES OGRES EN EMBUSCADE : ÉTATS-UNIS-CHINE, INDE-PAKISTAN, IRAN ET LE JEU DES ALLIANCES

Sur le plan régional, plusieurs voisins lorgnent sur l’Afghanistan, entretenant la fracture ethnique interne entre les Pachtouns, au pouvoir depuis une vingtaine d’années, et les ethnies minoritairesxiii. L’Afghanistan compte 30 millions d’habitants, dont 42% de Pachtouns, 27% de Tadjiks, 9% de Hazaras, 9% d’Ouzbeks, et des communautés aimaks (4%), turkmènes (3%), baloutches (2%). L’Islam est la religion partagée par 99% de la population, majoritairement sunnites (80%).

Les pays voisins, proches sur le plan ethnique ou religieux, se surveillent les uns les autres (Iran, Ouzbékistan, Tadjikistan, Chine, Pakistan). Ils n’hésitent pas à s’immiscer dans les affaires intérieures afghanes, dès qu’ils perçoivent la nécessité de protéger leurs intérêts ou ceux de leurs alliés afghans.

Le Pakistan se méfie de son encerclement, à l’Est comme à l’Ouest, par un axe Kaboul-New Delhi. L’Inde ayant tissé des liens avec les ethnies minoritaires et raflé la concession de la mine de fer d’Hajigak, Islamabad accorde son soutien aux insurgés talibans, en particulier chez les Pachtouns. En outre, les relations avec les Etats-Unis se sont dégradées et le Pakistan s’est rapproché de la République populaire de Chine (RPC).

L’Iran s’inquiète aussi de l’avenir afghan. D’abord, Téhéran fut opposé au régime taliban installé à Kaboul (1996-2001), sunnite et viscéralement anti-chiite. Ensuite, les Iraniens tenant à endiguer l’influence de puissances hostiles à leurs frontières, dont les Américains, ils soutiennent des groupes d’insurgés dans les provinces occidentales de l’Afghanistan.

La Chine (RPC) a profité de l’enlisement de l’Otan en Afghanistan et des soubresauts dans les relations américano-pakistanaises, pour accroître sa connivence avec Islamabad… sous l’œil inquiet de l’Inde. En 2002, Pékin n’ayant pu empêcher l’intervention et le déploiement otaniens en Afghanistan, transforme un petit village de pêcheurs, Gwadar, au Sud-Ouest du Pakistan (à 100 km de la frontière iranienne), en un port en eau profonde. Les travaux sont achevés en 2007. Le port est destiné à sécuriser l’approvisionnement en pétrole depuis le détroit d’Ormuz vers la province occidentale du Xinjiang. La voie terrestre à travers le Pakistan – peut-être un futur oléoduc – est un trajet idéal en même temps qu’une épine dans le pied des Américains.

Le port de Gwadar serait devenu un nid d’espions, où se jouent des guerres secrètes entre grandes puissances. Et les insurgés locaux, notamment la rébellion baloutche, enlèvent et assassinent régulièrement ouvriers et techniciens chinois affectés au fonctionnement du portxiv.

Sur le territoire afghan, la Chine s’intéresse aux ressources minières. Elle a obtenu, en 2007, la concession de la mine de cuivre d’Aynak, dans le Logar. Mais comme cela a été évoqué précédemment, les conditions générales de sécurité ne permettent pas de démarrer une exploitation viable du site. En outre, la CNPC (China National Petroleum Corporation) a signé, en 2011, un accord d’exploitation de trois blocs pétroliers situés dans le bassin du fleuve Amou Daria, dans le nord de l’Afghanistan.

Le 23 septembre, Zhou Yongkang, membre du Comité permanent du bureau politique du PCC (Parti communiste chinois), ancien ministre de la sécurité publique, c’est-à-dire de la police, et ancien directeur de la CNPC précitée, a effectué une visite à Kaboul, traduisant en termes concrets les ambitions de Pékin en Afghanistan. Il s’agit de la première visite officielle d’un membre du PCC à Kaboul depuis 46 ans, qui fait suite au séjour du président Karzai à Pékin, en juin 2012xv. A l’occasion de ce voyage à Kaboul, Zhou Yongkang a conclu un accord de coopération visant à financer l’équipement et l’entraînement de la police afghane, en concurrence/complément donc, de la formation et de l’assistance provenant des forces de l’Otanxvi. Cela témoigne d’une inquiétude grandissante de la part de Pékin, qui entend éviter que l’Afghanistan ne devienne la base arrière de mouvements jihadistes soutenant la rébellion des musulmans ouïgours qui sème régulièrement le trouble dans la province du Xinjiang.

La Chine peut aisément surveiller la frontière de 80 kilomètres qu’elle partage avec l’Afghanistan mais elle craint le retour d’un régime islamiste de type taliban qui pourrait déstabiliser la région et, par contagion, atteindre ses provinces occidentales. Ainsi, si la Chine, et la Russie aussi, sont officiellement opposées au maintien de bases américaines au-delà d’un délai de retrait raisonnable, Pékin et Moscou ne protestent que mollement contre une présence stabilisatrice qui leur évite d’avoir à intervenir directement sur le terrain.

Face aux nouvelles ambitions de Pékin, en Afghanistan et au Pakistan, Washington a multiplié les déclarations de convergence d’intérêts avec l’Inde. A terme, cela ne va pas dans le sens de l’apaisement des tensions régionales. D’autant que l’Inde semble prête à soutenir le régime Karzai et se satisferait d’une guerre civile en Afghanistan, obligeant son voisin pakistanais à dégarnir son front Estxvii.

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Les faiblesses structurelles de l’Etat afghan, l’ampleur « pharaonique » de la reconstruction d’un pays plongé vingt ans dans la guerre civile, puis dans l’archaïsme théocratique taliban, la fragilité d’une unité nationale plus symbolique que réelle, n’incitent pas à l’optimisme concernant la stabilité et la pérennité du régime en place depuis 2004.

L’évasion des capitaux, à commencer par les subventions versées au titre de l’aide internationale, la versatilité de la notabilité locale, dont les « seigneurs de guerre », la lutte ardue contre la culture du pavot, n’inspirent pas la confiance nécessaire au développement du pays à court terme. L’aide et l’assistance à l’Afghanistan devront être durables, et, au regard des circonstances, les progrès seront probablement laborieux.

Aussi, le jeu de puissances extérieures autour et à l’intérieur de l’Afghanistan, les antagonismes entre l’Islam sunnite et l’Islam chiite, les divergences et les rivalités entre les ethnies constituant le peuple afghan, ne laissent pas entrevoir un environnement salutaire ni pour le régime en place ni pour le développement du pays.

 

Une initiative positive, qui pourtant n’échappe pas à la situation délicate décrite auparavant, a été publiée dans le quotidien Le Monde, sous la forme d’une tribune collective de consultants et de chercheurs. Celle-ci rappelle, pour la France en particulier, et pour les Etats partenaires de l’Afghanistan en général, les principales orientations permettant de promouvoir et d’accompagner le développement du pays et de ses institutions : pragmatique, elle consent à l’indispensable maintien de l’effort de formation des forces de sécurité, auquel elle ajoute la formation des agents de l’Etat à la planification urbaine et fiscale, et le soutien à l’investissement privé, notamment dans le domaine minier. Enfin, elle insiste justement sur la jeunesse et l’éducation, qu’elle illustre par les initiatives culturelles lancées depuis 1992 par la délégation française d’archéologie, le lycée français Istiqlal, ainsi que par l’Institut français de Kaboul (IFA)xviii. En effet, les relations entre les pays européens et l’Afghanistan n’ont pas toujours été conflictuelles. La présence française s’y était épanouie sur le plan culturel et archéologique, puis sur le plan humanitaire, après l’invasion soviétique de 1979 (baptisée opération Bourrasque 333).

Mais les recommandations d’autres spécialistes de l’Afghanistan sont souvent plus pressantes eu égard à une situation considérée comme alarmante (reprise probable de l’insurrection au printemps 2013 dans les régions de l’Est et à Kaboul ; risque de morcellement des forces de sécurité afghanes, à terme, en milices et armées au service de « seigneurs de guerre » et autres chefs locaux qui pourrait se traduire par la résurgence d’une guerre civile ; incapacité américaine à négocier avec les talibans et conclure des accords dans un avenir proche). En effet, les chances de réussite de la stratégie américaine semblent faibles : le renforcement de la sécurité à Kaboul et dans les provinces de l’Est laisseront les autres régions aux insurgés. Quant aux négociations avec les talibans, notamment le réseau Haqqani, elles plongeraient la population afghane dans un désarroi naturel et compréhensif. Enfin, les Etats-Unis sont encouragés à redéfinir une véritable vision stratégique régionale à long terme, impliquant une nouvelle approche des relations avec l’Afghanistan, le Pakistan et l’Indexix.

Depuis plus d’une décennie l’Afghanistan cohabite avec les troupes étrangères de l’Otan. Le prochain passage de témoin aux forces de sécurité afghanes soit apportera une improbable stabilité soit signera l’échec de la stratégie de Nation Building des Etats-Unis et de leurs alliés. Au profit de qui ?

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Hubert Fabre est chercheur associé à l’IERI. Il a suivi la période de transition post-taliban ainsi que l’avènement du régime institué en 2004, publiant notamment en 2002-2003, des entretiens avec Mohammad Ismail Qassimyar, président de la Loya Jirga d’urgence.

i « Afghanistan : les Occidentaux en ordre dispersé », Le Monde, 7 décembre 2011.

ii Cf. « Hamid Karzaï et le bourbier afghan », Le Monde, 3-4 juin 2012.

iii Cf. « Afghanistan. L’Otan garderait 10 à 20 000 soldats », La Libre Belgique, 27 septembre 2012.

iv A propos des différentes assemblées de la transition post-taliban, et en particulier de la Loya Girga constituante, cf. Afsah, Ebrahim, et Hilal Guhr, Alexandra, « Afghanistan : Building a State to Keep the Peace », in A. von Bogdandy and R. Wolfrum (eds.), Max Plank Yearbook of United Nations Law, vol. 9, 2005, p. 413.

v A propos de la fondation de l’Etat afghan et de l’histoire constitutionnelle de l’Afghanistan, cf. Bachardoust, Ramazan, Afghanistan. Droit constitutionnel. Histoire, régimes politiques et relations diplomatiques depuis 1747, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 29 et s.

vi Cf. Vinçon, Serge, Rohan, Josselin (de), Boulaud, Didier, Gautier, Gisèle, et Luc, Hélène, Rapport d’information de la mission effectuée du 16 au 24 avril 2005 par une délégation en Afghanistan, Commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées, n°339, Sénat, République française, mai 2005, p. 22.

vii Cf. Fazelly, Kacem, « La politique des Etats-Unis en Afghanistan », Géostratégiques, n°9, octobre 2005, p. 53.

viii Les jirga ou djirga rassemblent tous les hommes d’un groupe, les maraka et les chourâ tous les religieux de la collectivité et sont « le siège de la prise de décision collective […]. Par exemple, des décisions en matière agricole (cultiver du pavot, ou autre chose ?), sociétale (autoriser l’inscription électorale des femmes ?), structurelle (construire un dispensaire, restaurer une route ?), politique (choisir un représentant pour une assemblée provinciale ou nationale, les loya djirga), ont été, et sont encore, du ressort des assemblées locales et engagent la communauté ». Archambeaud, Gaït, Le principe d’Egalité et la constitution de l’Afghanistan de janvier 2004, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 89.

ix Une tentative de codification du système juridique afghan a été entreprise par l’association des oulémas (djam’yat oul-oulamâ) fondée en 1931 par le roi Nader Châh, par une adaptation de la jurisprudence hanafite à la société afghane. Elle fut contrariée par l’histoire chaotique de l’Etat afghan. Cf. ibid., p. 80.

x A propos de l’inexistence de l’unité nationale comparée à une forme d’anarchie organisée, cf. ibid., p. 90.

xi Cf., op. cit., « Hamid Karzaï et le bourbier afghan ».

xii Cf. Dorronsoro, Gilles, Waiting for the Taliban in Afghanistan, Carnegie Endowment for International Peace, Washington D.C., September 2012, p. 18.

xiii A propos de l’effet pervers de l’ethnicisation de la société afghane, cf. Dorronsoro, Gilles, La révolution afghane, Paris, Karthala, 2001, pp. 291-292.

xiv Cf. « Autour de l’Iran, le nouveau grand jeu », Le Monde, 5-6 août 2012.

xv Cf. « La Chine prend pied en Afghanistan », Le Monde, 7-8 octobre 2012.

xvi Cf. ibid.

xvii Cf. Dorronsoro, Gilles, Waiting for the Taliban in Afghanistan, op. cit., pp. 18-19.

xviii Cf. Dany, Fabien, Plane, Alice, et Sorkhabi, Kanechka, « Il faut que la France reste en Afghanistan », Le Monde, 22 mai 2012.

xix Cf. Dorronsoro, Gilles, Waiting for the Taliban in Afghanistan, op. cit., p. 2.