Introduction : Pourquoi Raymond Aron ?
Une figure se détache parmi toutes les autres dans le panorama des analyses stratégiques et politiques contemporaines, depuis 1930, par la hauteur prise au sujet de la réflexion sur la société, la philosophie de l’histoire, la théorie stratégique et la science de la politique comparée.
Comme peu d’autres, Raymond Aron a épousé son siècle et a été un antidote de premier plan au despotisme de la pensée totalitaire dominante, alors au zénith de son triomphe, universitaire, intellectuel et de masse. Penseur du temps des crises et du tragique de l’Histoire, Raymond Aron fut au sens plein un philosophe du temps présent, la figure repoussoir d’une conception de l’Histoire de « longue durée », l’école des « Annales », qui, en rupture avec « l’Histoire-bataille » cultivait une méfiance doctrinale pour la colère des événements, au moment même où dans l’Europe socialiste la révolte des esprits libres était poussée aux frontières du désespoir.
Malgré ces multiples registres, Raymond Aron ne cacha jamais sa filiation et sa dette envers Max Weber, et notamment à propos de l’illusion spéculative d’atteindre une intelligibilité intégrale du devenir humain et de sa destinée ultime. En effet, par delà la succession des formes contingentes de l’action au sein d’une société internationale anarchique, la préoccupation permanente de Raymond Aron a été de faire correspondre intimement les concepts et les réalités et de donner corps à une relation étroite entre stratégie et politique, sujets historiques et rationalité abstraite.
Aron et Thucydide - Conflits hyperboliques et conflits limites
Comme Thucydide à l’aube de notre histoire occidentale, Aron défendit la thèse, sobre et raisonnée, que la politique n’est jamais réductible à l’économie et que de tout temps l’histoire est politique. Avec la même profondeur que Thucydide, auquel il a été si proche sur le plan intellectuel et moral, et qui avait élaboré la conception de l’équilibre bipolaire des cités grecques. Aron comprit que les luttes civiles pouvaient être souvent des luttes mortelles. Il avait découvert, suivant A. Toynbee, que, ce qui avait été vrai au quatrième siècle avant Jésus-Christ, à l’époque des guerres du Péloponnèse et de la lutte fratricide entre la puissance de la terre, incarné par Sparte et la puissance de la mer, symbolisée par Athènes, pouvait se répéter. Il en avait conclut que des similitudes et des irrationalités très proches des deux guerres européennes de 1914 et 1945 résultèrent de la subordination anti–clausewitzienne de la politique à la guerre et des visées d’équilibre aux buts de prépondérance continentale. Dans ces deux cas, il en déduit que l’enivrement pour des finalités de victoire à tout prix, était sans aucun rapport avec les bénéfices de la paix à venir. Ce fut là son interprétation des deux guerres mondiales, qui détruisirent l’Europe et la primauté de l’Europe dans le monde, débouchant sur la montée des États périphériques, le partage de l’Europe entre deux géants concurrents et l’effondrement des empires coloniaux d’outre–mer.
Face aux dangers de la bipolarité, issue en 1945, d’une conjoncture planétaire unique, et caractérisée par la division du monde et l’apocalypse nucléaire immanente, depuis que l’Homme, comme le dit jadis Jean-Paul Sartre, avait été mis en possession de sa mort, Raymond Aron réfléchit à un demain d’action, la stratégie de dissuasion ou d’anéantissement mutuel assuré, à partir du concept de « guerre absolue » de Clausewitz. Et cela dans le but de déduire la diversité singulière des formes de violence et d’affermir l’exigence de conflits limités. C’est donc à partir d’une vision de la politique qui doit commander à la stratégie et d’un « concept limité », celui de violence apocalyptique, qu’il élabora une conception de la « politique raisonnable » ou de la « politique mesurée ». Au fil de cette réflexion, il élabora les principes fondamentaux pouvant servir à la compréhension de la scène internationale, devenue planétaire, et des relations conflictuelles entre les nations et les communautés politiques, aux répercussions imprévisibles. Ces concepts, sur lesquels nous reviendrons en permanence peuvent être ainsi présentés :
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unité de la politique étrangère, comme champ d’action privilégié des souverainetés étatiques. C’est l’unité du « verbe diplomatique » et de « l’action militaire », emblématisée par les deux figures institutionnelles, du «diplomate » et du « soldat ».
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distinction et différenciation des moyens de la politique extérieure, la « puissance » et la « force », sujettes au poids de déterminismes et de régularités multiples, tels l’espace, le nombre, les ressources, les régimes politiques etc.
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puis, la pluralité des finalités ou des buts de la politique étrangère dans un monde fini, et donc la sécurité, la gloire, ou l’idée ; objectifs classifiés en deux catégories, objectifs éternels et objectifs historiques.
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enfin, la dialectique de la paix et de la guerre et, de ce fait, les enjeux des conflits et les principes de coexistence.
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pour terminer, et au sein d’un système international hétérogène, l’indétermination de la conduite diplomatico–stratégique, dominée par la figure du Hasard, la « Fortuna » de Machiavel, par sa nature aventureuse et projetée au sein d’une vie historique, toujours existentielle et aux expressions toujours extrêmes.
Histoire moderne et Histoire traditionelle
Quant à la vie historique, R. Aron a eu le sentiment de vivre dans un âge sans précédent, pendant lequel l’humanité a été le témoin et l’acteur d’une mutation profonde. Une mutation dont l’allure s’est accélérée au cours des dernières décennies du XXème siècle. A la différence des penseurs qui se sont efforcés de définir la nature de la société, « industrielle » pour Saint- Simon et Auguste Comte, « démocratique » pour Alexis de Tocqueville, « capitaliste » pour Karl Marx, R. Aron a constamment essayé d’approfondir l’originalité de la modernité, en respectant la complexité des phénomènes humains, mais en mettant en évidence l’influence déterminante de la politique sur les événements du présent et du passé.
Par ailleurs, Aron se démarque du scientisme et du nihilisme, en plaçant au cœur des grandes décisions historiques, la liberté du choix, dont le mode d’intelligibilité repose sur un « déterminisme probabiliste et aléatoire ». Quant au monde moderne, l’accumulation apparemment sans fin « de savoir et de pouvoir », produite par les « forces profondes » du procès historique et donc par l’interaction incessante de la science, de la technologie et de la révolution industrielle, n’efface en rien la persistance de l’histoire traditionnelle, « history as usual », avec sa gangue de sang, de drames, de rivalités et de conflits. Ainsi, d’une part, nous mesurons la force puissante du progrès et de l’autre nous nous effrayons avec de la ruine des empires, des nations et des peuples. Or, la leçon fondamentale du XXème siècle est que celle –ci peut être interprétée à l’aide des catégories de l’histoire traditionnelle et de la dimension constamment tragique de l’histoire de l’humanité. Cette composante tragique interdit la « grande illusion », selon laquelle des Européens peuvent à présent abandonner la Grande Histoire et se bercer dans une sorte de désengagement, ou d’idée de Raison, ignorant l’hétérogénéité des valeurs et des faits de vie et la persistance prométhéenne et toujours immanente de l’épos et du pathos.
La lecture aronienne de Clausewitz
Venons aux idées politiques de Raymond Aron, à sa lecture de Clausewitz et à sa postérité stratégique. Venons aux parallélismes entre l’époque de sa « formation intellectuelle », précédant la Deuxième Guerre Mondiale, et la nôtre, celle de notre temps planétaire et de notre conjoncture de conflits diffus et de paix belliqueuse. Dans les années trente, face à la montée de l’irrationalisme et de ses excès violents, ayant pour objectif la remise en cause des Lumières et des idéaux révolutionnaires de 1789, le projet intellectuel de Raymond Aron fut de défendre la démocratie libérale contre ses détracteurs, de droite et de gauche. En empruntant l’appareil intellectuel de Clausewitz, sous l’égide duquel il plaça ses réflexions, il parvint d’une part à percevoir la fragilité de l’idéalisme pacifiste de l’Occident et de l’autre le pouvoir mobilisateur de l’utopisme belliciste du bolchevisme. Ainsi, et dans le même temps, il interpréta les guerres en chaînes du XXème siècle, comme un rapport de subordination des buts politiques aux visées militaires.
Dans la période du deuxième après–guerre et au plus haut de la tension Est–Ouest, la question la plus importante qu’il met au cœur de ses œuvres majeures, « Paix et Guerre entre les Nations » de 1962 et « Penser la Guerre » de 1976, fut celle du rapport entre guerre et délibération politique, un rapport de moyens à fins, qu’il plaça résolument sous le primat de la politique. Il situa cette relation dans le cadre d’une continuité des rapports inter-étatiques, caractérisés par l’alternance de la paix et de la guerre, et par le principe rationnel du calcul des bénéfices espérés du conflit. « Les relations entre les États sont toujours des preuves de volonté qui demeurent, selon les moments, pacifiques ou sanglants ». Ainsi, le but politique, le « Zweg », impose une limite au but de la stratégie, le « Ziel », à sa modalité violente, par le primat de la raison pratique, celle de la politique modérée, dont le but fondamental est la paix. Le but de la politique consiste, dans chaque situation, à maintenir une relation de proportionnalité et donc un sens de la mesure, entre l’effort militaire et l’espoir de gain; ou encore entre les intérêts en conflit et la volonté de l’emporter.
La conception de la guerre comme « étrange trinité », de passion (le peuple), de libre activité de l’âme (Chef de guerre) et d’entendement politique (Chef d’État ou « intelligence politique personnifiée »), doit être comprise, selon la lecture aronienne de Clausewitz, par référence à une finalité d’ordre général qui est politique, et qui repose sur l’idée d’une meilleure paix ; celle-ci se spécifiant à son tour en calculs rationnels des enjeux et en intérêts politiques d’État. La tendance à inverser la formule et à comprendre la politique par rapport à la guerre, sous le primat d’une politique de « puissance » et de violence, appartient à la catégorie du bellicisme, à l’exaltation des valeurs martiales, l’héroïsme et l’esprit de sacrifice, qui doivent appartenir en revanche à des situations d’exception.
Le libéralisme de Raymond Aron est épistémologiquement un probabilisme. Autrement dit un anti-déterminisme, historique, idéologique, de société ou de nature, car les grandes causes entrent toujours en interaction de manière imprévisible avec les causes particulières, personnelles ou accidentelles. Le libéralisme politique que Raymond Aron oppose, dans les année trente, au libéralisme économique et au progressisme pacifiste, qui prétendent dépolitiser l’existence, (en oubliant les situations de chaos et d’exception) au nom d’un universalisme abstrait, est fondé sur l’idée que la rationalité politique est indispensable pour contenir la violence anarchique, maintenir des marges de liberté d’action et renouer le dialogue en situation de crise extrême. En effet, la violence pure, abandonnée à sa dynamique propre, n’a pas de limite intrinsèque et conduit, par une spiralisation implacable, aux extrêmes, au paroxysme apocalyptique, à la destruction des duellistes ou à l’anéantissement de la communauté des nations.
Aron et Schmitt
Raymond Aron considère que le choix politique est l’élément le plus significatif de la détermination humaine et que ce choix est un choix de régime et de condition politiques. En ce sens, il s’oppose à Carl Schmitt, selon lequel il ne peut y avoir une conception libérale de la politique, mais seulement une « critique libérale » de celle–ci. Selon Schmitt, il est impossible d’émettre un jugement qui transcende l’opposition radicale de l’ami et de l’ennemi.
Pour ce classique de la pensée politique, ce jugement supérieur et abstrait n’existe tout simplement pas, car il n’y a pas de point de vue universel au–delà de la cité politique. Il n’y a pas un concept universel du « juste », ou de « justice », qui puisse transcender les positions partisanes et radicales. Il n’y a que la force et la volonté de l’emporter. Et cette dernière subordonne toujours la raison, l’entendement et l’esprit de compromis. Or, le problème de la politique postmoderne, celle que nous vivons, est justement de ne pouvoir se définir en toute sa radicalité, comme expression de la lutte existentielle de l’ami et de l’ennemi; et son avilissement et sa corruption conduisent à la dépolitisation de l’existence, à une conception de la politique comme administration et technique de gestion inanimée.
Raymond Aron et le Réalisme politique
Par son message, de portée permanente, Raymond Aron est notre contemporain. Réaliste, il n’idolâtra aucun des deux présupposés du réalisme, le paradigme de « l’intérêt national » et celui de « la puissance ». A aucun moment, la puissance ne peut devenir pour lui le but de la politique étrangère, ni comme norme de pensée, ni comme règle d’action. Quant à « l’intérêt national », sa détermination est dictée par la nature de la menace et par la perception qui en est tirée dans chaque conjoncture et par chaque régime politique. Les traits communs à toutes les conduites diplomatico-stratégiques sont formels ; ils dépendent tous de l’anarchie et de l’ambiguïté de la société internationale, ainsi que de la signification humaine de ces actions et donc de « phénomènes aussi essentiels que l’honneur, la dignité, l’amour de la liberté et la défaite glorieuse ».
Raymond Aron révéla et critiqua les limites de l’opposition entre idéalisme et réalisme. De l’idéalisme, il mit en exergue l’illusion consistant à vouloir transformer la nature de l’homme et de la société. Du réalisme, la réduction de l’action à des calculs de pure force et la négation de l’idée qu’il existe des valeurs supérieures aux intérêts des États.
Raymond Aron avait la conscience pleine que la théorie est réductive, qu’elle est un artifice indispensable pour atteindre la globalité. Aussi la définition du système international permettait tout simplement de rendre intelligible la complexité et de définir les marges de liberté d’action des acteurs politiques. La connaissance du système international apparaissait en conclusion comme la science du monde, la science de la globalité. Quant à la centralité de l’État dans les relations internationales, sa doctrine de la souveraineté reposait sur l’idée que seul l’État peut contrôler les excès de la violence, en la soumettant à un principe d’arbitrage unitaire et rationnel. L’affaiblissement des souverainetés s’accompagne irrévocablement, selon cette logique, d’une augmentation et d’une diffusion de la violence.
Sur l'affaiblissement des souverainetés : Questions ouvertes
Ainsi, de nombreuses questions se posent suite à l’effondrement de la bipolarité. Elles peuvent se résumer ainsi :
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Une conciliation des intérêts des États, comme l’affirment les fonctionna listes, sous forme d’« intérêts et de souverainetés partagés », engendre-t-elle, si elle est universellement vérifiée, une transformation de l’action internationale ?
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Le processus de mondialisation et l’affirmation d’une république des échanges à la taille de l’Europe est-elle susceptible de créer une fusion des intérêts en mesure de dépasser les rivalités de puissance et la « balance of power » classiques ?
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Les notions de sécurité, de vulnérabilité et d’intérêt national, peuvent–elles être remplacées par celles de paix, de bien-être et de participation, comme s’il s’agissait de nouveaux buts de l’action internationale ?
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Les formes d’intégration historiquement réalisées jusqu’ici dans le monde, et spécifiquement en Europe, peuvent-elles être considérées comme irréversibles ou ne sont-elles pas précaires et totalement conjoncturelles ?
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L’absence de volonté politique peut-elle permettre une participation des citoyens et un ciment pour l’action collective en s’appuyant uniquement sur des valeurs partagées ?
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Les variables les plus instables du système international, les normes, les valeurs et les identités sont-elles des sources de contrôle de la violence internationale, ou en revanche des facteurs supplémentaires de son accroissement et de son intensification ?
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L’expansion de la société internationale est–elle la manifestation d’une diffusion des désordres internes à la société des États, sans gouvernabilité possible, et la paix démocratique ou la diffusion de la démocratie dans le monde ne sont-elles autre chose que la forme politique provisoire du seul régime légitime, consécutif à la victoire des USA, à l’issue d’une longue conjoncture de guerre froide ?
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L’interdépendance des menaces crée-t-elle une interdépendance accrue de la sécurité, qui exige une gestion équilibrée des alliances et l’exercice souple d’une hégémonie, qui, en tant que phénomène permanent de la vie historique, est de ce fait irremplaçable ?
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Pour terminer et abordant la question centrale de Schmitt, selon laquelle l’ennemi est la « différence éthique » comme telle et en tant que telle, l’ouverture généralisée des frontières est–elle synonyme d’universalisation culturelle, ou, au contraire, l’expression d’une hétérogénéité irréductible et d’un choc de civilisations à nos portes et à l'intérieur de la cité politique ?
L'Europe et la politique postmoderne
L’âge idéologique et celle du totalitarisme est révolu, et avec lui toute sorte de fatalisme rétrospectif. Quant aux « religions séculières », a disparu également le rêve de créer une société et un Homme nouveaux et libres. Or, accepter le monde tel qu’il est, est-ce un signe de médiocrité intellectuelle et de résignation nihiliste, à l’heure où les courants libertaires identifient engagement et alter-mondialisme, politique immodérée et droits de l’homme ? Le trans-nationalisme et le néolibéralisme peuvent–ils guérir les peuples du machiavélisme et de la « morale du combat » ?
L’objectif fondamental de Raymond Aron demeura en définitive celui de l’école réaliste, dont il fut un des représentants les plus marquants du siècle écoulé. Cet objectif, irremplaçable et permanent, repose sur le contrôle de la violence inter-étatique et sur la préservation d’une paix toujours fragilisée par les aspirations concurrentes de la puissance. Aujourd’hui, par l’instabilité du monde postmoderne, caractérisé par l’émergence d’acteurs transnationaux et anonymes et par l’absence d’un système organisé, le fait que ce système soit marqué par des solidarités floues et par la contestation grandissante de la centralité de l’Occident, n’enlève rien à la pertinence et à la grandeur de l’analyse aronienne, dont la morale a été celle de transcender, comme tous les grands classiques, les antinomies et les passions d’un siècle tragique et tumultueux. Raymond Aron avait compris qu’il faut toujours partir de ce qui est premier. Mais ce qui est premier, pour nous et pour tous, c’est la liberté et le combat pour la liberté.
L'Europe, les démocraties libérales et la disparition de la rivalité
Or, la disparition de la radicalité dans le contexte des démocraties libérales se traduit, dans le cas de l’Europe, en une difficulté, voire en une incapacité à se définir comme une communauté politique spécifique, ou une communauté de destin, par rapport au reste du monde. Cette incapacité vient de la nouvelle conception européenne de la vie internationale, dictée par le fait que les Européens voudraient sortir de l’Histoire, de la grande Histoire, celle qui s’écrit toujours en lettres de sang. La persistance de la politique et de la guerre dans le monde contemporain prouve que la radicalité de la politique mondiale est à peine déguisée, et qu’on ne peut impunément laisser l’Histoire derrière soi. Par ailleurs, cette perte de radicalité n’est visible que dans les démocraties occidentales et elle implique la réduction de la politique à un moyen pour satisfaire des besoins purement économiques.
Cependant, les tâches qui attendent les démocraties sont loin d’être épuisées, car cette radicalité réapparaît dans les relations inter-civilisationnelles du monde actuel comme une nouvelle pathologie du totalitarisme, inspirée et presque dictée par la « guerre wébérienne des dieux » et par la persistance de l’histoire traditionnelle au sein de la modernité. En effet, dans cette radicalité nouvelle, l’identité, la culture, les valeurs, la tradition, la métaphysique et l’avenir sont vécus comme totalement antinomiques, puisque la survie de ces valeurs se joue désormais dans une société planétaire, qui se veut insatisfaite et qui vit en permanence aux abords des conflits.
Les antinomies du monde historique et le problème du choix entre les trois morales, "de la sagesse", "du combat" et "de la loi"
« Libéral », Raymond Aron appartient au courant du réalisme politique en matière de relations internationales, car il reconnaît le fondement de l’anarchie planétaire, et l’interprétation des intérêts nationaux, liés aux caractères des régimes politiques. Comme tous les réalistes, il part de l’ambiguïté de la conduite diplomatico–stratégique et de l’existence des rivalités et du drame dans les relations entre les communautés politiques.
Quant au monde contemporain et aux antinomies de l’action humaine, un passage contenu dans « Paix et Guerre entre les Nations » exprime mieux que tout autre la nature du « réalisme politique » de Raymond Aron : « Ce qui est vrai à toutes les époques, c’est que la référence nécessaire aux calculs des forces et la diversité indéfinie des conjonctures commandent aux hommes d’État d’être prudents ». « Mais la prudence ne commande toujours ni la modération, ni la paix de compromis, ni les négociations, ni l’indifférence aux régimes intérieurs des États ennemis ou alliés ».
« Être prudents », voilà le fond de la « morale de la sagesse », qui doit guider les hommes d’État face au problème central de la sécurité internationale et du recours toujours possible à l’emploi de la force. Raymond Aron recommande une morale de sagesse, qui ne néglige ni les arguments de principe, ni ceux de l’opportunité, ni les rapports de force, ni la volonté des peuples. Il la considère supérieure aux autres types de morale qui prévalent en matière de relations internationales, la « morale du combat » comme résolution du problème machiavélien, calqué sur la loi de la jungle, et la « morale de la loi » comme réponse au problème kantien, qui néglige les changements révolutionnaires et le calcul des forces. La « morale de la loi » n’étant rien d’autre, à ses yeux, que la tentation cosmopolite et moralisante de surmonter l’immoralité du machiavélisme et de la « morale du combat » face à l’anarchie internationale. L’impossibilité d’éliminer la politique, la guerre et l’ambiguïté de la société internationale interdit de rêver à l’aube d’une « histoire universelle » ou à la « paix par la loi », qui sont incapables de surmonter l’hétérogénéité du système diplomatique et les différences de culture et de régimes politiques. L’émergence d’une Histoire vraiment universelle suppose une conversion radicale des États qui confine à l’utopie, et le déracinement psychologique et social de l’hostilité, de l’esprit belliqueux et de la lutte violente.
Or, dans le monde actuel, la « dissémination » des armes de destruction massive et la violence indiscriminée qui s’y accompagnent prouvent plutôt le contraire. Cette « dissémination », et le « terrorisme » qui lui sert de relais, tendent à confirmer la dislocation de l’unité du système inter-étatique et la possibilité que l’équilibre de dissuasion qui a garanti la paix entre les Grands, pourrait être ébranlé par les acteurs du sous-système international portant désormais la responsabilité, non pas de l’aube de l’Histoire Universelle mais de la paix et de la guerre de demain.
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