Par allusion à l'époque de mutations que fut le féodalisme, pris comme système politique de transition et comme référence de la vie contemporaine, l'essai qui suit formule des hypothèses de ressemblance du système européen et international actuel par rapport à la période de troubles du Haut Moyen-Age marquée par la quête du concept impérial de souveraineté et par la grande dispersion des pouvoirs. Le long parcours d'ajustement et de crise que fut celui du féodalisme proprement dit et qui alla de la chute de l'Empire romain d'Occident à l'époque de la Renaissance jusqu'à l'aube du monde moderne et à la paix de Westphalie, fait ressembler ce passé historique à la conjoncture présente.
L'essai qui suit fait appel à une série de concepts-clés, celui de souveraineté (ou de leadership), de système féodal (ou d'époque de mutation et de crise) et d'invasion (ou d'altérité hostile et de société autochtone). En termes de méthode, l'analogie historique y est constante et son recours y est dialectique, rétrospectif et prospectif. Le but en est de dégager une vue d'ensemble de la période, d'en saisir la structure, la tendance et la logique du mouvement.
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Le concept de souveraineté est un concept limite, « idéal type » par définition. Il se situe à la frontière de la norme et de l'exception, du droit constitué et de la phénoménologie du monde en devenir, du réversible et du décisif. Au-delà de la souveraineté nous quittons le domaine de l'autorité et nous entrons dans l'aventure de la politique comme utopie ou désordre créatif. En sa version opérationnelle moderne le concept de souveraineté se transforme et devient celui distinct et relatif de « Leadership ». Dans le contexte européen, ce concept doit être entendu comme celui de fédérateur, de « Prince » machiavélien, bref de porteur d'un dessein, exigeant un sujet historique activateur et directeur.
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Le concept de système définit un cadre d'action qui peut être saisi par recours à l'analogie historique.
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Les concepts d'« d'invasion » et de société autochtone incarne la loi historique du mouvement, « l'altérité hostile », la coexistence de force et de loi, l'opposition de nature et de mœurs policées. « L'étranger » est ici saisi comme « différence éthique », car tout exode de masse se signale par une lutte des dieux ou par un clash de civilisations et désigne le phénomène qui aboutit aujourd'hui aux idéologies du « multiculturalisme » et à des formes d'intégration différenciées et aux résistances des sociétés autochtones.
Une esquisse d'analogie historique
L’Histoire du Féodalisme contemporain, symbolisé par le système institutionnel de l'Union, se signale par l'affaiblissement de la souveraineté, la dispersion des pouvoirs et le partage de l'autorité décisionnelle entre le centre et le cercle articulé des institutions continentales. A l'Est et au Sud-Est de l'Europe la dégradation de l'autorité du noyau impérial soviétique, allant du Grand Duché de Moscou à Tbilissi, puis à Tashkent, et de la Voivodine de Belgrade au Kosovo, a dissous dans les années 1990 les vieilles unités multinationales pour donner naissance à des États vulnérables, aux mains d'oligarques et de boyards rapaces, affranchis de la cohésion coercitive des Empires. A partir de la fin des années 1950 et au cœur de l'Ouest, s'est structuré progressivement un concept indéterminé d'unité politique, qui deviendra un modèle normatif lâche pour toutes les institutions gouvernementales, supranationales, régionales et sociétales du continent jusqu'aux frontières post-impériales slaves et varègues, reliées entre elles sous la notion de gouvernance et dépourvues de capacités de modelage de l'ordre international global.
La fédéralisation macro-économique des marchés prévue par le « Zollverein » des Six pays fondateurs, ne se traduira pas en pouvoir politique unitaire, mais donnera lieu à un système féodal inédit, constitué par l’îlot des institutions centrales (UE), par le cercle de l'Europe des États, par l'espace de l'Europe des Régions, des localismes et des provinces, puis par celle des « sociétés civiles », comme sociétés hégéliennes des revendications et des besoins, et enfin de « l'Europe des citoyens » et des mouvements sociaux, distincte de celle des opinions. Au cœur d'un système de pouvoir à la hiérarchie dépolitisée, la souveraineté y sera fictive, contestée et dispersée. Or le monde moderne qui exige d'une part décision, anticipation et initiative, bref leadership, requiert d'autre part un contre-pouvoir spirituel et missionnaire de cohésion morale qui y est absent. Rien d'étonnant, dans cette crise élargie et sans chef, sans vrai fédérateur, que le système débouche sur l'apparition de féodalités internes et transnationales gérant l'économie, la politique et le social, de manière distincte et selon ses règles propres, déliées entre elles mais justifiées par la seule doctrine dominante et plate, le néo-libéralisme et par la mythologie des sociétés civiles qui ne créent pas du pouvoir mais leur contraire. Il doit être clair, historiquement, que tout pouvoir requiert une autorité et demande un chef, en charge de l'essentiel et qu'un corps politique nouveau ne peut exister que par un fédérateur et jamais par la seule idée de fédération. En effet, l'Histoire exige subjectivité, identité politique et stature personnelle.
Sur le servage actuel
Si le caractère supplétif de l'aristocratie militaire est marqué par son inféodation à Hegemon, le caractère dépendant et servile de la « société civile », sans unité morale, idéologique ou doctrinale, est constitué par le retard, l’assistanat et le chômage, aux perspectives professionnelles diversifiées, selon les espoirs de réinsertion sociale. De nouveaux fléaux, l'immigration illégale, les trafics, la drogue, le crime, la pollution, etc. produisent en permanence un appauvrissement moral et un sentiment de vide et d'absence de repères. L'effort du centre d'impulsion et d'avant-garde continental pour adapter l'ensemble du système européen à l'économie et à la société monde mouvante ainsi qu'aux pouvoirs multipolaires plus intégrés, exige fermeté mais suscite en même temps hostilité.
L'institution de deux marchés, formel et informel, ainsi que les servitudes qu'elle engendre pose une limite à la liberté individuelle et s'inscrit comme une nouvelle frontière dans le parcours de l'affranchissement social de l'homme. Au niveau inter-étatique, la force de résistance des États périphériques se rajoute à l'ingouvernabilité interne des zones grises et sans loi, à forte urbanisation-multiraciale, les périphéries ou les banlieues, où sont parqués les caravanes et les clans des nouvelles invasions barbares. Celles-ci n'ayant pas conquis les territoires ni combattu pour les fonder, ne se sentent plus liées au culte des Césars, ni aux inquiétudes des vieilles religions normatives, ni encore aux structures sociales et nationales autochtones. Ce sont des populations dont la seule présence métamorphose la démographie et la culture de l'Europe encore plus que les anciennes invasions mongoles et altaïques car elles restent liées, à des subcultures tribales et à une résistance où prolifèrent des doctrines subversives et hostiles. La vieille unité politique et culturelle de la communitas christiana d'antan cède le pas ici à la rupture entre grands monothéismes et à la lutte entre croyances dissemblables sans idée impériale et sans oeucumenismes séculaires.
Par ailleurs, dans chaque région ou province, le poids de bureaucraties innombrables, locales, nationales et supranationales, déconnectées des réalités et aux immunités fiscales et juridiques, douées de privilèges exorbitants, resserre l'initiative des individus et des classes entrepreneuriales dans le corset d'une série de réglementations et de freins. En effet, la rente spéculative a remplacé la fraîcheur active de l'épargne familiale dans le but de promouvoir de nouvelles initiatives. À cette pression interne parasitaire se rajoutent les incursions revendicatives et non conquérantes de migrants orientaux, sarrasins, barbaresques et maures qui débarquent par vagues, portées par une géopolitique de déséquilibres et de conflits extérieurs, entourant la Méditerranée et le Moyen-Orient. Ces poussées désagrègent l'unité et la cohésion sociétale et redoublent la crise de l'Occident de la crise existentielle de l'Islam, inversant pèlerinages et croisades.
Par ailleurs, sur la pensée fonctionnelle de l'Europe occidentale et sa politique étrangère se greffent des courants idéologiques rousseauistes et néoplatoniciens venant des nouvelles confréries de purification et de réforme (ONG) qui font de ce nouveau Moyen-Age le règne idéalisé de la démocratie, comme royaume exsangue du verbe millénariste, issu de la prédication biblique.
Le présent essai décrit le déclin du féodalisme occidental actuel en sa crise majeure, celle qui secoue l'Europe sociale de l'intérieur et fragilise l'Europe politique à l'extérieur. Il la compare à la féodalité ancienne, à laquelle elle ressemble si profondément, comme système de transformation au cœur du continent et dans une partie de la planète, la Méditerranée, le Moyen-Orient, l'Asie Centrale, Orientale et Méridionale, en éveil et en mutation. La crise de cette forme de féodalisme projette l'Europe dans un système international ouvert et l’insère dans les dynamiques de crises civilisationnelles turbulentes et imprévisibles du XXIème siècle, où se dessine, en perspective de fond, le « duel du siècle » entre l'Empire d'Occident et l'Empire Céleste.
Invasions et peuplement hostile
Dans un contraste saisissant entre le droit des États d'accueil et la coutume primitive des nouveaux barbares, le sens de l'identité de ces derniers et leur sentiment d'insoumission tribale se joignent dans les espaces de culte, où se forge l'esprit de préservation du groupe et se serrent les solidarités et les racines des multiples révoltes futures. En effet, la laïcité n'accorde pas la liberté de conscience aux fous de Dieu, car les réalités profanes excluent toute sorte d'intolérance et de tyrannie et laissent libre cours au fanatisme et à l'appétit de destruction et de chaos originels ainsi qu'aux désirs de sédition et d'usurpation modernes. La structure juridique et sociale de l'Union et celle des Pays-membres ont subi des modifications de principe et de fond pour codifier des pratiques coutumières anciennes (burqa, halal, voile, ordalies, fatwa, duels, ahattage rituel, circoncision, turbans) qui délaissent le terrain de la responsabilité individuelle, pour tenir compte de l'appartenance à un groupe, à une tradition étrangère et à des codes religieux multiples. Pire ! Qui ouvrent le terrain de la représentation politique et du parasitarisme structurel par la fiction abstraite de l'égalité, nivelant les héritages et les cultures. A la vieille hiérarchie des fonctions du Haut Moyen-Age qui distribuait les ordres du bas vers le haut entre « laboratores » (agents de l'activité économique), « bellatores » (personnel des armées et des milices ) et « oratores » (prêtres et corps religieux), s'ajoutaient ceux qui travaillaient au service du prince ou de la société, « ministeriales », et qui constituent aujourd'hui une masse dense et considérable. Or cette répartition s'est confondue avec le féodalisme administratif moderne. Comme dans l'Empire céleste, les bases sociales des ordres anciens se sont inversées et les dignitaires ministériels improductifs et à charge de la société ont accru leur poids et leur privilèges grâce à une solidarité de classe, directe (cabinets ministériels élargis) ou indirecte (clientèles) locales, constituant autant d'éléments de conservatisme social. S'y rajoutent le système des aristocraties bureaucratiques civiles, difficilement révocables et séparées des aristocraties militaires soumises à Hegemon, dont la mission est mitigée par les contraintes de trois facteurs, les principes (idéologiques), les intérêts (de caste) et la dépolitisation (des fonctions).
Dans un contexte général où aucune institution n'exerce de monopole exclusif dans les affaires publiques ni celui du magistère de l'art de gouverner, de l'enseignement ou de la vérité et où il n'y a ni Dieu ni Seigneur, ni Roy, l'absence de succession lignagère complique la poursuite d'un modèle du féodalisme exsangue. La laïcité avancée ou l'athéisme militant excluent toute idée d'évangélisation des barbares et les modèles de conversion à un culte universel vont plutôt vers le djiad, le dogmatisme et vers l'autocratie sans limites, que vers le pouvoir tolérant et modéré. L'unité de tous sous l'empire d'un seul est donc exclue par l'absence d'une alliance de nature entre l'Église (ou l'idéologie officielle) et l'État (ou le pouvoir de commandement et d'ordre).
Par ailleurs, l’État qui est le dépositaire naturel de l'esprit laïc n'est rien d'autre, pour le barbare, qu'une administration corporative d'assistance, à utiliser à titre familial pour une ponction sociale dans la gestion des biens publics avec une différence notable de pays à pays. L'Union européenne est appréhendée comme dualisme manichéen de l’État national, sans aucun intérêt idéologique, spirituel ou politique, car la capitale fédérale, comme siège séculaire de l'impérium (sans souveraineté) ne s'oppose pas à la capitale papale, comme chaire sacerdotale sans métaphysique et la « pax romana » ne se mobilise plus contre « Dar al Islam », « la maison de la paix et de la vraie religion », ni par les armes, ni par la milice de la foi. Européens, américains, australiens, africains, chinois, indiens, japonais et asiatiques s'empressent d'établir des contacts et des légations avec la capitale fédérale et ses institutions pour en obtenir des subsides et des faveurs, tandis que musulmans, orthodoxes, schismatiques et uniates portent leur attention sur la Ville des Pontifes pour en affaiblir la doctrine afin de mieux régner sur le désordre des idées et sur l'aversion conjointe et réciproque du laïcisme et de la foi. Or la capitale fédérale et ses féodataires ont magnifié leur présomption et leur auto-satisfaction pour l'instauration illusoire d'un monde gargantuesque de pure coopération et une société avide, matérialiste et cruelle irréversiblement post-moderne. Ces féodataires sont les fils illégitimes du pouvoir démocratique car ils sont des usurpateurs de la souveraineté populaire.
En ce qui concerne la citoyenneté, celle-ci n'est associée par le barbare et la horde modernes ni à la notion de patrie (ou de terre des pères et d'esprit public), ni à celle de supranationalité ou d'idéal universel, ni à celle de religion de l'Histoire, comme siège du perfectionnement de l'homme, car l'Islam ne s'inscrit pas dans le registre de l'historicisation de Dieu et donc dans une « quelconque idée de progrès », projetée vers l'élévation spirituelle de l'homme, vers sa renaissance et son renouveau. La citoyenneté n'est qu'un moyen particulariste et local de bénéfices, de concessions et de prébendes, politiquement utiles aux partis porteurs de la fiction de l'égalité, en contrepartie de l'aliénation publique du suffrage et d'un gage électoral plébéien, populiste et permanent.
Autorité et paysage spirituel
Ce qui rend plus vide le paysage spirituel du féodalisme européen contemporain est :
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l'absence conjointe d'Empire et d’Église et donc l'absence d'« affectio societatis » ou de foi qui caractériseraient le sentiment d'appartenance à la communauté féodale du XIIème siècle, même dans sa phase déclinante, où jouaient à fond la filiation spirituelle à la chrétienté et l'évangélisation religieuse par des idées œcuméniques
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le dépaysement social et sociétal provoqué par les migrations de masse et le déracinement intellectuel engendré par le phénomène global de la mondialisation et de la mixité ethno-culturelle (multiculturalisme)
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l'absence d'un ordre de succession défini entre l’ordre démocratique agonisant des sociétés autochtones à stabilité relative et l'empire post-démocratique montant des sociétés mondialisées et instables
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la stagnation de la vie intellectuelle autour de la nouvelle orthodoxie du « politiquement correct » qui correspond à la prédominance idéologique et sectaire du régime politique dominant et le rejet du renouvellement des paradigmes de la connaissance. C'est la philosophie et la science politique qui demeurent les plus attachées au platonisme et à l'idéalisme néo-kantien et cherchent leurs sources d'inspiration dans les modèles anglo-saxons. L'Occident attend passivement comme en 1453 au siège de Constantinople que le nouveau sultan Mehemet III isole l'Europe du Nord, des mers du Sud, le long de la Méditerranée pour donner l'assaut final, à l'aide d'Al Quaida et des Frères Musulmans, à cette féodalité byzantine terne et incapable de s'unir.
Or la vulnérabilité et le danger majeurs pour la survie et la cohésion de l'Union sont représentés par le processus de rupture et de dérive institutionnelle. Comme toute unité, le divorce ou l'exclusion voient le jour quand le leader, luthérien et saxe, rappelle à ses associés, byzantins, catholiques romains et goths, leurs devoirs d'obéissance ou leurs obligations d'avenir et ceux-ci réclament du temps, des dérogations et des droits pour leur insolvabilité et oisiveté morales. Autant de menaces qui gravent sur l'état actuel de l'Union qui commence à pâtir des replis et de négligences des États, des monothéismes intolérants et hostiles, des soulèvements subversifs et de l'anarchie générale d'une époque de pénurie, d'insatisfaction et de transformations géopolitiques profondes. Se rajoutent des malaises et des inadaptations sous lesquelles couve la fureur inassouvie et vitale du tyrannicide et de la révolte.
Au cœur de la mondialisation et en réaction à celle-ci se reformule le concept d'Europe, jadis idéalisé par l'abstraction constitutionnelle du Fédéralisme et ce nouveau concept est désormais subordonné à l'identité particulariste des nations <!-- @page { margin: 2cm } P { margin-bottom: 0.21cm } --> et soumis à une réification de la souveraineté, à une forme de fédéralisme post-démocratique de l'exécutif, qui constitutionnalise progressivement le droit public international. Or si le Féodalisme historique prépara la Renaissance, le Féodalisme européen moderne a pour mission de préparer une nouvelle Réforme de l'Europe avec un « Basileus » reconnu par les Principautés jusqu'ici séparées et par l'Archevêque, argentier de Francfort (BCE). La culture sera le fer de lance de cette Réforme et la stratégie sa politique en acte mais l'élément déterminant reste le « Prince », le fédérateur, le porteur de l'utopie unitaire. Cette réforme ne devra recourir à la protection extérieure d'Hegemon mais devra résister à la pression du Tsar du Grand Duché de Moscovie et à l'ambition du Sultanat ottoman des Seljukides qui a été depuis sept siècles le centre de convergence des coalitions musulmanes contre les chrétiens infidèles.
Les parlements, les "guildes" et les plèbes
Après la période des empires et celles des sécessions étatiques, et après le moment des nouvelles démocraties présidentielles n'est pas encore venue la stabilité promise par les bureaucraties supranationales. En quoi la Féodalité post-impériale de Moscou annonce-t-elle les régimes politiques de demain ? La transformation féodale de jadis qui se fit par les armes mit à la tête des seigneuries des condottieres et des chefs militaires et guère des grands électeurs aux affaires financières, agissant par opposition au prince. Toute transition de régime et toute transition de système semble obéir aujourd'hui aux mêmes expériences et aux mêmes règles du passé, qui excluent la tranquillité et la paix et acceptent l'accaparement des fonctions et la violence.
En ce présent au futur démocratique incertain, les Parlements, les Assemblées, les Diètes et les Douma, plus semblables à des chambres d'enregistrement qu'à des palais communaux indépendants, feront reposer l'arbitrage des pouvoirs sur les Chancelleries et les Présidences qui seront les seules en mesure d'instituer des coalitions pour contenir les pressions d'une crise étendue et profonde ? Ces Présidences autocratiques pourront-elles concilier les résistances conservatrices des Guildes (corporations et classes intermédiaires) et les furieuses revendications des plèbes en révolte, se traduisant en oscillations permanentes des loyautés électorales et sociales ?
Dans ce nouveau féodalisme européen sans souveraineté, le centre de gravité du continent se déplacera vers le Land der Mitte, au cœur de l'Europe des Hohenstaufen, au juste milieu de la Scandinavie des Vikings et des Varègues et de la Sicile du Royaume d'Aragon, sur l'axe de la Baltique et de la Méditerranée, en parfaite équidistance entre la faiblesse laïque de l'Ile carolingienne des Francs et l’orthodoxie sévère de Vladimir, Tsar de toutes les Russies.
Ainsi, la tendance à l'élargissement de la démocratie verra un retour de la centralisation du pouvoir car le souverain aura besoin de s'appuyer sur des organes intermédiaires pour régner. Il lui faudra des assemblées pour débattre et des tribunaux pour punir. De toute façon l'héritier de Constantinople et de Byzance ne peut être qu'un autocrate aux droits illimités, comme chef de la double orthodoxie, métropolite et impériale, celle de la force sans nuance et celle de l'autorité cléricale aux règlements de comptes sanglants.
Les "rigoristes" et les "laxistes", les réformateurs, les bénédictins et les "ordres mendiants"
Qui conduira les nouvelles croisades ou les conflits globaux contre l'Islam montant et les envahisseurs irredents et insoumis ? Seront-ils les héritiers des rois carolingiens ou les souverains du Saint Empire Romain Germanique ? Qui sera en mesure d'atténuer la pression qui menace l'Europe de l'intérieur et de l'extérieur depuis la mort de Mahomet en 632 et qui exprime la poussée de l'Islam par l'artifice électoral de la démocratie. Seront-ils les « rigoristes » ou les « laxistes » et sous quelle égide se mènera ce combat, sous celle de l'ordre européen traditionaliste et conservateur ou sous celle de l'altermondialisme bruyant, héritier de l'hérésie iconoclaste ?
Et enfin, sous quelle bannière militeront les « ordres » réformateurs et franciscains des églises humanistes et universalistes de l'Occident (ONG et intellectuels engagés) ? Sous les drapeaux défensifs du militantisme réaliste-averroiste européen, ou sous celui du rachat millénariste et piétiste des vaincus et des eunuques de l'Histoire ?
La chute de la Grèce et le "Great Game" orthodoxe et slave
L'assaut final contre l'Europe laïco-chrétienne partagée entre les Rois Francs, Carolingiens et Anjou et les successeurs des Hohenstaufen, Wittelsbach, Hoenzollern et Absbourg, sera consommé quand et si la partie méridionale du continent et la tête de pont hellène sur le Bosphore et le plateau turco-anatolien quittera l'euro-zone. Alors l'espace de stabilité de l'Europe centrale sera rompu et mis aux mains des musulmans et des nouvelles crises du monde méditerranéen et moyen-oriental, qui traîneront avec elles les slaves des Balkans, occidentaux et orientaux et les anciens royaumes de Serbie, de Bulgarie, Roumanie, Moldavie et Ukraine.
La porte sera à nouveau ouverte à un double schisme, celui de la chrétienté germano-latine au cœur de l'Europe et celui de l'Empire de Byzance et des héritiers du Grand-Duché de la Moscovie. Ceux-ci, qui revendiquent avec une fermeté exemplaire une ligne d'arrêt pour le monde musulman et ottoman en Syrie, pourraient gagner un grand pari historique venant de la désagrégation de l'Union Européenne et tenir sous leur contrôle et influence l'Europe Scandinave et Balte le long du Danube jusqu'à la Mer Noire et au Caucase. Se réaliserait ainsi, par l'éclatement de l'Europe occidentale et par la corruption et l'intrigue « Byzantin » des Grecs modernes, le rêve séculaire du Tsars de toutes les Russies, depuis la chute de Constantinople, la deuxième Rome, de devenir l'empereur et le patriarche de la « troisième Rome », un rêve caressé par les Romanov et les Soviets et à nouveau plausible sous la couronne présidentielle orthodoxe du Tsar Vladimir. Ce rêve, caressé depuis le XV° siècle par Moscou, coupée alors du reste de la Chrétienté par la domination Mongole, pourrait devenir le « Great Game » du XXI° siècle. En effet Moscou cherche à développer les institutions démocratiques post-soviétiques et à maintenir le prestige de grande puissance impériale, en restaurant le souvenir de la splendeur de Byzance à son avantage, en mettant un terme à l'intrigue Ottoman et à son ambition de conquête du Moyen-Orient jusqu'à Bagdad et à la Mésopotamie. Il serait souhaitable que l'héritier de Luther et de l'Empire Saxe médite attentivement les recommandations des conseillers ecclésiastiques des Princes russes du XVIème siècle et principalement ce passage éclairant : « Depuis que l'antique Rome est tombée par la faute de l'hérésie... et depuis que la deuxième Rome, Constantinople, se trouve désormais dans les mais des Turcs sans Dieu, ton Royaume, oh pieux Tsar, est la troisième Rome. Tu es le seul souverain chrétien du monde, le seigneur de tous les fidèles chrétiens. Tous les empires chrétiens sont tombés et à leur place est resté seulement l'Empire de notre souverain, selon la parole des livres des prophètes. Deux Rome sont tombées et la troisième perdurera. Il n'y en aura pas une quatrième ! ».
Le féodalisme moderne, le terrorisme et les conflits métapolitiques
La dissolution de l'ordre européen et de l'organisation néoféodale de la société soumise aux équilibres multipolaires du monde ne pourra se passer par ailleurs des formes de déstabilisation des autocraties arabes et du fanatisme de leurs sujets épris par leurs haines anti-occidentales et anti-sionistes, ni des incursions terroristes internes, et maghrébines ou abassides et des invasions musulmanes chiites, sunnites ou shéljukides extérieures, à la religion ou au droit coutumier incompatibles avec la tradition et la structure juridique et morale de l'Occident. Cette incompatibilité et cette différence sont éthiques et le terrorisme international en est l'expression flagrante et radicale. En effet, cette différence caractérise les conflits métapolitiques qui constituent le terreau critique de cette attrition violente des cultures et de ce choc sanglant des civilisations, en cours depuis quatorze siècle et particulièrement virulent, menaçant et meurtrier.
Est conflit métapolitique en somme celui qui transcende à la fois la sphère du pouvoir et celle du présent et qui s’étend bien au-delà des limites d’une frontière mémorielle. Ce type de conflit appartient à la catégorie des défis non conventionnels. Opposant des morales différentes et des formes de spiritualités exacerbées, le sens de ces conflits et celui de la violence qui s’y inspire, est de nature théologique, car il nourrit l’histoire des communautés aux prises. Il s’agit du « sens » assigné par les forces en lutte au prix du sang et à la valeur salvatrice d’un message et d'un « destin », transmis par la mémoire des peuples, sous forme d’interprétations ritualisées ou vécues, et cependant à contact et identité politiques.
En termes de compréhension historique et d’approfondissements analogique, si la distinction des conflits métapolitiques par rapport aux conflits conventionnels réside dans les fins et dans les objectifs poursuivis, leurs buts transcendent la sphère proprement occidentales de l’autorité, du pouvoir et de la légitimité et embrassent des systèmes de croyances, des conceptions du monde et des systèmes de forces, issues de configurations civilisationnelles hétérogènes.
Par la dynamique de ses répercussions générales, la violence terroriste impose la révision d’une certaine conception de la globalisation, interprétée de manière trompeuse en sa seule dimension économique et sociale, voire technologique ou communicationnelle et qui a eu des effets géopolitiques différents de région à région.
Puisque l’idée de la mondialisation a été assimilée à celle d’économie de marché et de libéralisme économique, induisant par ricochet le phénomène de désétatisation croissante des sociétés, l’affaiblissement des États souverains a engendré trois conséquences d’ordre général :
• un relâchement de la cohésion sociale ;
• l’éclatement du concept d’intérêt, crédité au monopole du politique ;
• la prolifération des stratégies d’acteurs, trans- et subétatiques.
Ainsi, la société féodale moderne est apparue très vite dépourvue d’une instance de régulation sécuritaire, instance qui ne peut être remplie par la gouvernance, soit-elle régionale ou mondiale.
Le nouveau système international est le creuset de mondes hétérogènes,, signalés par des rivalités croissantes et par la prolifération des zones de non-droit. C’est un monde sans papes ni empereurs, autrement dit, sans légitimé respectée et sans hiérarchies exclusives, dépourvu d’une souveraineté universelle ayant des capacités de contrainte ou de persuasion efficaces et crédibles.
La place de l'Europe : In the heart of the world
Plusieurs conséquences, générales et locales, découlent de ces présupposés et premièrement celle de la place qu’occupera l’UE dans le système international de demain. L’influence qu’elle pourra y exercer et le type d’institutions qui pourront lui assurer des options plus affermies, en particulier en matière de capacités indépendantes et autonomes de conception, de décision et d’action. Plus loin, quelles relations, bilatérales ou multilatérales, pourra-t-elle entretenir, selon le cas et les situations, en Europe avec la Russie et dans le monde multipolaire de demain, avec les USA ? Quel rôle devra-t-elle jouer au Proche-Orient entre l'Iran, la Syrie et la Turquie et entre Israël et l’Autorité palestinienne, et, dans la Méditerranée, en Mésopotamie, au Moyen-Orient jusqu’au Pakistan, l’Inde et La Chine, vis-à-vis du monde arabo-musulman ? Cette évolution exige de la part de l’UE une véritable existence souveraine et, en corrélat, un leadership affermi et une stratégie globale. Autrement dit des institutions cohérentes, des procédures simplifiées et des moyens militaires adéquats et une volonté d’ordonnancement de la puissance en fonction d’une influence politique effective. Cet élément d’ordonnancement ou d’unification des stratégies locales, nationales ou partielles appelle à une « stratégie globale » offensive et doit se déployer à l’échelle planétaire.
Dans ce cadre, l’Europe a un besoin urgent d’accomplir sa révolution conceptuelle et institutionnelle : conceptuelle, pour ce qui est des grandes affaires politico-stratégiques institutionnelles, pour ce qui relève des exigences de souveraineté et de décision en matière de délibération et d’action. Une révolution qui la fasse sortir du féodalisme moderne et des archaïsmes, anachronismes et errements divers du passé, afin qu’elle puisse tirer profit de l’évolution de l’environnement stratégique mondial, comme balance planétaire et comme hétérogénéité irréductible et antagoniste des cultures, des sociétés et des civilisations.