Intervention
SÉMINAIRE D'initiation à la réflexion géopolitique et géostratégique,
à la philosophie de la guerre et à la sociologie des conflits
Mesdames, Messieurs,
L’ambition de ce séminaire est de vous inviter à la réflexion géopolitique et stratégique au regard de la théorie des relations internationales et d’une approche réaliste de celles-ci. C’est l’unique et éternel débat de la vie entre les nations: la guerre ou la paix, choisir entre l’anarchie ou la hiérarchie,accepter ou refuser l’Hegemon.
Ce choix, s’il n’est fait de façon opportune et adéquate dans le cadre des relations inter-étatiques peut signifier pour une nation, la mort au lieu de la survie. Choisir l’alliance, la coopération ou l’antagonisme, discriminer entre amis et ennemis signifie pour toute la communauté nationale : répondre à la question fondamentale d’Hamlet : "to be or not to be". Car il en va de la vie des nations, comme de celle de toute communauté humaine – famille, clan, tribu, ethnie, entreprise, États. Naître, croître, s’épanouir, se pérenniser ou disparaître par la décadence ou par l’épée. Il n’y a plus eu de Pologne entre 1792 et 1919. Les Empires naissent et disparaissent, et leur succède une ère de décomposition ou de recomposition sociale et politique dont l’Allemagne contemporaine nous en offre un exemple réussi.
PERSPECTIVE HISTORIQUE
Admettons avec Arnaud Blin, qu’il n’existe en pratique que trois systèmes pour gérer les rapports de force: l’hégémonie impériale, l’équilibre des grandes puissances ou la sécurité collective. Ainsi, des dates marquent les rythmes de l’Histoire de l’humanité selon les choix faits à chaque étape cruciale. Tenons-nous en à la période moderne et contemporaine.
En 1648, l’Europe sort des guerres dites de religion qui l’ont épuisée. Le Traité de Westphalie, complété plus tard par les Traités d’Utrecht et de la Barrière, est le modèle de la « Balance of Power » et permet l’émergence à la fois des Pays-Bas, laboratoire des idées modernes, et d’États souverains de droit divin. L’ère westphalienne vivra jusqu’en 1914, malgré la tentative de constitution d’un modèle hégémonique impérial basé sur l’exportation des idées républicaines codifiées par Napoléon, éphémère Europe française.
En 1918, l’échec du Reich wilhelminien entraîne la chute des empires austro-hongrois, russe et ottoman et la recherche d’une nouvelle forme d’organisation internationale sur les ruines du Concert des Nations.Woodrow Wilson propose une idée novatrice: une société des nations destinée à assurer la sécurité collective, et donc, la paix universelle, basée sur le principe des nationalités, sur l’égalité des nations et la promotion de la démocratie libérale parlementaire. Le Congrès des États Unis refusera de s’y associer et le wilsonisme disparaîtra en tant que pensée et pratique politique, pour laisser place en 1933 à une nouvelle ère d’instabilité et à l’expansion de l’Hegemon national-socialiste.
Lors des conférences de Téhéran, de Yalta et de Potstdam, les deux puissances anglo-saxonnes et l’Union Soviétique se partagèrent deux zones d’influence sur le continent eurasien sur une base idéologique. A ce moment – juillet 1945 – aucun parti communiste ne détient encore la totalité du pouvoir dans les pays européens à l’Est comme à l’Ouest. Les États Unis rapatrient massivement leurs soldats et désarment en même temps qu’ils s’efforcent de réorganiser la Communauté internationale en vue de la Paix. Nations Unies, FMI, Banque Mondiale, accords de Bretton Woods, proposition du Plan Marshall. À partir de 1948, la crise de Berlin, la prise du pouvoir par les partis communistes à l’Est et les activités de ces mêmes partis à l’Ouest,ainsi que l’avènement de la Chine communiste et de l’arme atomique en URSS amènent les États Unis à définir une nouvelle doctrine proposée par le diplomate Georges Kennan, le « containment » ou endiguement.
Le monde bipolaire rigide était né, nouvel avatar de l’équilibre des puissances, basé sur la dissuasion nucléaire et la constitution progressive de systèmes de sécurité collective antagonistes : l’Otan en 1949 et le pacte de Varsovie en 1955, au travers desquels deux hégémonies et deux modèles de société s’opposent. Sous la pression idéologique du marxisme, le capitalisme ouest-européen se ralliera au compromis social-démocrate. Ce monde bipolaire rigide se transformera en monde bipolaire flexible, et ceci en raison de divers événements se produisant à l’intérieur de chaque camp.
1° Le titisme: la Yougoslavie recherche à l’intérieur du système communiste son indépendance diplomatique et sa voie propre vers le socialisme, l’autogestion, et ce dès 1948. Le titisme conduira à partir de 1955 lors de la conférence de Bandoeng à la notion de pays non-alignés,moteurs de la décolonisation qui scelle en 1960 la fin de l’Europe comme puissance mondiale.
2° La Chine rompra au début des années ‘50 avec l’Union Soviétique, se posant en rivale, en tant que chef de file du communisme, aspirant au statut de puissance régionale, puis mondiale à partir de 1972.
3° Enfin la France gaullienne tout en restant membre politique de l’Alliance Atlantique, se retirera de l’organe militaire intégré de l’Alliance. De la même manière, la Roumanie de Ceaușescu revendiquera une relative autonomie diplomatique.
Les événements qui se produiront entre l’été 1989 et décembre 1991, conséquences des réformes de Mikhaïl Gorbatchev aboutiront à l’abolition du Mur de Berlin et ont mis fin dans tous les pays d’Europe Centrale et Orientale au rôle directeur du Parti Communiste et au retour à la démocratie élective parlementaire,suite à un mouvement populaire irrésistible en RDA (Wir sind das Volk) et à la dissolution, le 31 décembre 1991, de l’Union Soviétique et partant du Pacte de Varsovie et du Comecon, entraînant aussi l’accession de nombreuses républiques d’Asie Centrale et du Caucase au statut d’États indépendants. Dès lors, les États Unis se retrouvent dans la posture de "primus inter pares" c’est-à-dire de première et unique puissance globale, et la doctrine du "containment" n’a plus d’objet, l’OTAN ayant absorbé le glacis soviétique.
L’administration, par la voix de M. William Jefferson Clinton devant l’Assemblée Générale des Nations Unies le 27 septembre 1993, reviendra à une conception wilsonienne-rooseveltienne du rôle des États Unis dans le monde (U.S. committed to make the UN vision a reality).
L’approche idéaliste et multi-latéraliste de William Clinton pouvait-elle fonder un nouvel ordre international ? Les États Unis ne devaient-ils pas au contraire assumer l’hégémonie impériale sans états d’âme, alors qu’en 1996 Ben Laden appelle au Jihad contre l’Occident et Israël ? Le marxisme-léninisme avait postulé le sens de l’Histoire, aboutissant inéluctablement à la société sans classes par la dictature du prolétariat sous la conduite du Parti Communiste, et "in fine" le dépérissement de l’État. Mais Vaclav Havel et André Glucksmann disent en 1991 : « Sortir du communisme, c’est rentrer dans l’Histoire ». Celle-ci est-elle alors « finie », comme le pense Francis Fukuyama ? Malgré son grand retentissement, cet ouvrage n’est pas une réflexion géostratégique, car il évacue celle-ci, au profit d’une vision sociologique - économique de l’Histoire où l’économie de marché et la démocratie élective tiendraient la place qu’aurait dû tenir la société sans classes après le Grand Soir. Gérard Chaliand estime, à juste titre, qu’il s’agit là d’une vision triomphaliste et eschatologique, qui ne correspond pas à la réalité du système international.
APPROCHE SYSTÉMIQUE ET CRITIQUE
Le moment unipolaire qui s’était ouvert en 1991,la parenthèse du soviétisme close, aurait du permettre aux États-Unis d’être, selon le vœu de George H. Bush, à l’origine d’un nouvel ordre international. Or, nous sommes aujourd’hui dans un monde multipolaire mouvant ,imprévisible et dangereux où des mouvements anarchiques issus de l’Islam prétendent à la domination mondiale et où des pays émergents défient l’Occident sur fond de crise de la puissance globale.
Les trois auteurs dont nous allons analyser, comparer et critiquer la pensée géopolitique nous proposent une lecture de ce monde post-bipolaire.
Une première proposition
l’approche civilisationnelle socio-politique
Samuel P. Huntington, professeur à Princeton, publie un article retentissant dans Foreign Affairs en 1994, suivi d’un ouvrage développant ses thèses, avec un grand succès de lectorat. Huntington rompt avec le paradigme réaliste. La question existentielle n’est plus entre les Nations, mais bien entre les civilisations dont les Nations sont des sous-ensembles. A ses yeux, les théories des relations internationales élaborées jusqu’à là, sont obsolètes. De plus la thèse de Francis Fukuyama, se trouve totalement invalidée : si les civilisations sont des superstructures des États et des systèmes politiques, si elles sont destinées à s’affronter au 21ème siècle, c’est donc que l’histoire n’est pas finie. Selon Huntington, pour comprendre le monde, il faut le répartir entre huit civilisations. Citons-les schématiquement en nous souvenant que cette analyse a 20 ans :
1° Occidentale : l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Australie. Elle est blanche, démocratique, libérale, chrétienne et a un passé d’expansion coloniale. Elle pense qu’elle est à vocation universelle, et prétend exporter ses valeurs à travers le « droit de l’hommisme » militant ,auquel les relations économiques devraient théoriquement être subordonnées. Il adjoint Israël à ce monde.
2° Latino-américaine : Elle est à base amérindienne, fortement métissée, chrétienne, mais sa culture politique est autoritaire. Elle a été colonisée par l’Europe. Elle reste toujours, malgré les progrès économiques et démocratiques tentée par le péronisme, le bolivarisme, voire le socialisme autoritaire à la Chavez.
3° Chinoise : la Chine, le Vietnam, la Corée. Elle est confucéenne. Elle a subi un système semi-colonial (protectorats, concessions) et vit aujourd’hui un système politique de capitalisme autoritaire contrôlé par une superstructure communiste qui dose l’espace de liberté des citoyens comme moyen de contrôle des tensions sociales.
4° Japonaise : Sa culture est militaire. Elle a réussi à éviter la colonisation, mais aussi à combiner tradition et technologie en adaptant le capitalisme et la démocratie à son mode de pensée ,après une phase impérialiste désastreuse.
5° Hindoue et Bouddhiste : Elle a subi la colonisation et a conservé une structure sociale traditionnelle, mais elle a aussi assimilé la démocratie,du moins en Inde. Les tensions politico-religieuses internes et externes y sont fortes,alors que « l’upper-class » se mondialise (Tata, Mittal).
6° Musulmane : Maghreb, Mashrek, Turquie, Asie musulmane arabe et non arabe, Asie orientale musulmane. Le droit, la vie civile et sociale, et l’État sont fondés sur le Coran et la Charia, alors que certains États arabes se proclament laïcs. Elle a connu diverses tentatives de nationalisme pan-arabe ou de socialisme arabe, et aujourd’hui le radicalisme menace l’éveil des peuples à la vie politique.
7° Négro-africaine : Afrique sub-saharienne, à base animiste, partiellement christianisée et islamisée, quasi-totalement colonisée et souffrant à la fois des maux de la décolonisation, d’un déficit d’accumulation capitalistique et de relations économiques internationales de type néo-colonial.
8° Orthodoxe : Russie, Balkans. A vécu le communisme, puis une transition anarchique vers le parlementarisme et l’économie de marché, suivie d’une reprise en main autoritaire par les anciens apparatchiks. Région instable dans sa partie sud, notamment en Ukraine,en Géorgie, où se déroule une lutte d’influence entre la Russie, les États-Unis et l’UE.
Huntington en déduit que le choc des nations sera désormais remplacé par celui des civilisations, telles qu’il les a définies. Le monde islamo-confucéen coalisé contre l’Occident et ses alliés lui parait un scénario possible, car à ses yeux l’Orient et l’Occident sont foncièrement incompatibles.
Tout d’abord, remarquons que la typologie d’Huntington associe une civilisation à une composante religieuse.
Deuxièmement, Huntington sous-estime à notre sens les divisions, voire les antagonismes politiques à l’intérieur de chaque « civilisation », très précisément dus à l’implémentation universelle du concept de l’État-Nation,source de conflits. Aujourd’hui, les relations d’État à État entre l’Europe, les États Unis et les États musulmans et asiatiques ne permettent pas d’en déduire une hostilité structurelle excepté le cas iranien, mais il y a bien une menace radicale-terroriste de type malien, somalien, syrien ou taliban qui justifierait une nouvelle doctrine de « containment », plus idéologique que militaire.
Troisièmement, Huntington néglige la distinction entre « Kultur » et « Zivilisation », théorisée par Frobenius dans « l’Histoire de la civilisation africaine ». La « Kultur » est le principe spirituel collectif qui produit du sens de la vie, de la philosophie, de la religion, de l’art, etc. La « Zivilisation » produit des réalisations concrètes à travers l’Histoire en s’appropriant la science et ses retombées technologiques, mais aussi l’activité des échanges matériels et monétaires. La première relève de l’émotion, du ressenti, la seconde de la rationalité.
Ce qui explique que l’on peut vivre la civilisation technologique sur le plan rationnel, et en même temps vivre son émotivité en puisant à des sources religieuses ou culturelles ancestrales. La "Kultur" porte un projet de société, un projet politique, une vision religieuse ou athée du monde qui peut être à visée universelle harmoniste ou radicale. C’est dans cet amalgame de la « Kultur » émotionnelle radicale et de la « Zivilisation » technologique, que se meut le terroriste, avatar du partisan. Ce dualisme qui explique la schizophrénie du terroriste ne semble pas avoir été compris par Huntington.
Quatrièmement, comme le souligne Gérard Chaliand dans l’introduction à l’ouvrage de Zbigniew Brzezinski, l’idée de choc des civilisations n’est guère nouvelle. Dans l’Allemagne wilhelmienne, l’idée du péril jaune était déjà populaire. Le choc des civilisations s’est déjà produit en sens inverse par l’impact de la colonisation sur les cultures musulmanes, sud-américaines, africaines et asiatiques, et dont l’effet n’a pas toujours été bénéfique. Donc, d’un point de vue géostratégique l’approche huntingtonienne ne nous parait pas convaincante.
Une deuxième proposition
l’approche réaliste classique
ou la régulation par les Etats Unis d’un équilibre entre quatre mondes
C’est l’approche d’Henry Kissinger professeur de sciences politiques avant de devenir acteur en tant que Conseiller à la Sécurité Nationale, puis Secrétaire d’État de M. Richard Mulhous Nixon, poste où il sera au cœur des conflits des années ‘70, Vietnam et Proche Orient.
Henry Kissinger a été un praticien et un homme d’État présent dans la politique étrangère des États Unis pendant une vingtaine d’année. Virtuose de la diplomatie secrète, il a été l’artisan du rapprochement avec la Chine.
Le Dr Kissinger est un réaliste, sa « Weltanschauung » est celle d’un diplomate européen metternichien, sans que l’idéalisme moral soit sa première priorité. Le titre provocateur du livre « Does America need a foreign policy ? » veut répondre aux interrogations des Américains, mais aussi des autres acteurs mondiaux. Le sous-titre indique l’ambition: “Towards a diplomacy for the 21st century”.
Sa thèse consiste à prendre acte des bouleversements du système international depuis 1991 en assignant aux États Unis « only super power » la mission de conduire à un « nouvel ordre mondial », bénéficiant à la fois à l’Amérique et au monde.
« Enlightened self-interest », les États Unis reprennent le flambeau de l’Europe du 19ème siècle qui pensait devoir conduire les peuples vers la civilisation, au mieux de ses propres intérêts. Mais, le Dr Kissinger souhaite rédiger son ordonnance en détail. Pour ce faire, il distingue quatre "mondes" ou systèmes internationaux régionaux.
1° Le monde occidental: Ce sont les États Unis, le Canada, l’Europe (UE), l’Australie et l’Amérique latine. Ce monde partage trois critères: la démocratie parlementaire, l’économie de marché et l’État laïc avec ses droits civils, politiques et sociaux et l’ absence, en général, de conflits armés, sauf périphériques.
Analyse : trois facteurs tendent à faire diverger l’Europe et les États-Unis:
-
le re-modelage en cours de la Russie ;
-
le poids du bloc germanique ;
-
l’approfondissement de l’Union. Européenne en matière de défense.
Ordonnance: Les États Unis devraient recentrer le partenariat atlantique sur la Russie, à la fois en l’aidant à se moderniser et se démocratiser, tout en surveillant ses aspirations à récupérer son ancien Empire d’Asie centrale.
Pour l’Amérique latine, Kissinger assigne trois missions aux États Unis: maintenir la paix entre États, développer l’ALENA, ne pas s’impliquer dans les conflits internes.
2° Le monde des puissances asiatiques : Il comprend l’Inde, la Chine, le Japon, la Corée, le Sud-Est Asiatique, mais aussi la Russie. C’est un monde de puissances rivales. C’est aussi l’enjeu énergétique géostratégique central.
Analyse :la guerre ou la paix y sont toujours possibles.
Ordonnance : Prévenir toute hégémonie et préserver l’alliance américano japonaise. Ne pas contrarier la Chine tant qu’elle ne menace pas les intérêts états uniens.
3° Le monde proche et moyen oriental
C’est un monde arabe et non arabe (Israël-Iran). Les rivalités politiques, religieuses, idéologiques, les enjeux énergétiques s’y retrouvent. A part Israël, aucun de ces États n’est une démocratie parlementaire.
Analyse :c’est le plus instable et le plus dangereux pour les USA.
Ordonnance : La clé de la région reste le conflit israélo-palestinien. Sa solution doit être la priorité des États Unis, ainsi qu’assurer la paix entre pays arabes qui, à ses yeux évolueront très lentement sur le plan interne. Pendant huit ans G.W.Bush n’a pas considéré la question israelo-palestinienne comme prioritaire, et sous Obama elle n’a guère progressé,et pire les EU ont subi deux défaites diplomatiques à l’UNESCO et à l’ONU.
4° Le monde africain
Avec l’Afrique du Nord et Sub-saharienne, le monde africain est entre l’Europe et l’Islam.
Analyse: c’est le monde des problèmes « basiques » : faible démocratisation, pas de puissance dominante, crises politico ethniques, guerres civiles, sous développement, désastre médical, et aujourd’hui cible du salafisme.
Ordonnance : Kissinger ne voit pas d’intérêt majeur pour les États Unis en Afrique Sub Saharienne, si ce n’est de contribuer à l’amélioration des conditions. Aujourd’hui cette analyse parait minimaliste.
Notons ici que sans refuser l’ingérence humanitaire et les juridictions internationales dans des cas très précis, le Dr Kissinger reste attaché à la souveraineté nationale. C’est à ce titre qu’il refuse les notions de compétence universelle et le Tribunal Pénal International, qu’il juge trop facilement utilisable à d’autres fins, défavorables aux États-Unis.
Cet ouvrage appartient à un réalisme « soft » plutôt défensif. Il se veut à la fois réflexion et proposition d’action, pour les « policy makers » de Washington, mais aussi pour le public américain tour à tour isolationniste, interventionniste ou idéaliste, et en général allergique au discours réaliste et à la politique internationale comme le suggère le titre de l’ouvrage.
Une troisième approche
le réalisme « stratégique global et visionnaire »
ou comment la première puissance mondiale peut-elle surmonter l’anarchie actuelle (the crisis of global power) pour aboutir au-delà de 2025 à un nouvel équilibre géopolitique
Zbigniew Brzezinski est à la fois expert en études stratégiques et internationales et professeur à l’Université John Hopkins. Il a conseillé le Président James Earl Carter de 1977 à 1981. Il a publié « le Grand Échiquier » ou « l’Amérique et le reste du monde » en 1997, « Strategic Vision :America and the Crisis of Global Power » en 2012.
Loin de se complaire dans les analyses civilisationnelles pour en déduire des hypothèses de confrontation ou de rechercher une nouvelle forme de « balance of power » de type westphalien, Zbigniew Brzezinski pose d’emblée son paradigme de base: pérenniser l’hégémonie américaine pour éviter l’anarchie des États et le chaos mondial, écrit-il en 1997, dans « Le grand échiquier »
Pour ce faire, il faut identifier le levier de cette politique, le pivot du monde sur ce grand échiquier. Pour Zbigniew Brzezinski, il est clair que c’est l’Eurasie, là où, comme l’écrit Gérard Chaliand dans la préface de l’ouvrage, entre Espace Économique Européen à l’Ouest, et Asie Centrale et Orientale à l’Est, vit 75% de la population du monde, là où se trouvent la majeure partie des ressources, les deux tiers de la production mondiale, les axes Nord Sud, Est Ouest, les routes hier de la soie et des épices et des armées coloniales, aujourd’hui du pétrole et du gaz, mais aussi des talibans et au cœur de celles-ci, l’Afghanistan irréductible.
Écoutons la conclusion de son ouvrage : « La suprématie mondiale des États Unis est unique tant par sa dimension que par sa nature. Il s’agit d’une hégémonie d’un type nouveau qui reflète sur beaucoup de points, le système démocratique américain. Elle est pluraliste, perméable et souple. Elle se traduit principalement par le rôle sans précédent auquel les États Unis se sont élevés en moins d’un siècle en Eurasie, zone qui a toujours suscité les convoitises des candidats au statut de puissance globale. L’Amérique joue désormais le rôle d’arbitre en Eurasie, et aucun problème d’importance ne saurait trouver de solution sans sa participation ou d’issue contraire à ses intérêts. »
Aucun État ne pourra égaler l’Amérique dans les quatre secteurs clés de la puissance, à savoir les secteurs militaire, économique, technologique et culturel, dont le cumul lui confère un poids décisif sur le reste du monde. A cet égard, on peut affirmer sans risque d’erreur avec M. Albright que l’Amérique est devenue la "nation indispensable" de la planète. America is unique.
Quinze ans plus tard, « Strategic Vision » renouvelle son analyse à la lumière de la crise de la puissance globale. Aux conflits internationaux traditionnels, ont succédé des défis-environnementaux, climatiques, socio-économiques,nutritionnels et démographiques mettant en danger la survie de l’humanité et son bien-être, et qui nécessitent une coopération mondiale basée sur la stabilité géopolitique. De fait les changements dans la distribution de la puissance (BRICS) et l’éveil de nouvelles masses à la vie politique ont accru la volatilité des RI ouvrant la porte aux erreurs de calcul et aux conflits pour les ressources,la sécurité et la compétition commerciale. ZB pose donc quatre questions existentielles pour l’avenir de la Nation indispensable et du Monde :
1/ Quelles sont les implications du passage de la puissance de l’Ouest vers l’Est ?
2/ Quelles sont les capacités de récupération de l’Amérique et quelle réorientation géopolitique est-elle nécessaire pour revitaliser son rôle mondial ?
3/ Quelles seraient les conséquences géopolitiques d’un déclin américain sur les problèmes mondiaux et la Chine pourrait-elle assumer ce rôle mondial d’ici 2025 ?
4/ Comment pourrait-elle définir ses buts géopolitiques à long terme au-delà de 2025 et renforcer l’Occident en y intégrant la Turquie et la Russie ? Comment équilibrer en Asie, la coopération avec la Chine sans être exclusivement sino-centrique et sans s’impliquer dans des conflits régionaux ?
Pour traiter efficacement l’Occident et l’Orient de l’Eurasie,l’Amérique doit être le garant d’une plus grande et plus large unité de l’Ouest ,et un facteur d’équilibre et de conciliation entre les principales puissances de l’Asie-Pacifique. A l’Ouest ,promouvoir une zone transatlantique stable et démocratique, incluant à terme la Turquie et une Russie vraiment démocratique. L’UE doit s’appuyer sur deux axes : le premier Londres-Paris-Berlin, le second Paris-Berlin –Varsovie (le triangle de Weimar) garants des réconciliations européennes. Le triangle doit œuvrer à la réconciliation Varsovie-Moscou et édifier une nouvelle Ost-Politik, la réconciliation franco-allemande devant servir de modèle surtout dans ses aspects sociaux et culturels. La présence active des USA est nécessaire, sinon la nouvelle et toujours fragile unité de l’Europe pourrait se fragmenter et revenir à une ère de conflits,et un Occident désuni devrait renoncer à la compétition systémique avec la Chine.
Une Chine trop confiante en elle-même et une Amérique effrayée, glisseront vers l’affrontement idéologique, puis politique et vers la destruction mutuelle. Le partenariat sino-americain ne peut fonctionner que dans un climat de retenue idéologique (self-restraint) qui permettra aux USA de jouer en Extrême-Orient le rôle de régulateur de la géopolitique de ce sous-système, et exception faite de leurs obligations vis-à-vis du Japon et de la Corée, d’éviter d’être entraînés dans une guerre entre puissances asiatiques sur le « mainland ».Le second rôle des États-Unis doit être celui de conciliateur dans une coopération triangulaire avec la Chine et le Japon qui soit le moteur de la stabilité régionale et évite des guerres basée sur des erreurs de calculs stratégiques. La dernière phrase du livre résume le rôle géopolitique des USA au niveau mondial :
« But since America is not yet Rome and China is not yet its Byzantium, a stable global order ultimately depends on America’s ability to renew itself and to act wisely as the promoter and guaranter of a revitalized West and as the balancer and conciliator of a rising new East. »
Nous avons donc là trois approches.
Huntington substitue aux théories des RI une réflexion sur un monde où les antagonismes ne sont plus inter-étatiques, mais intercivilisationnels. Ceci supposerait que les antagonismes inter-étatiques, les diversités politiques et sociales de ces civilisations se soient fusionnés dans l’aspiration commune et avide de s’affronter aux autres civilisations. Rien ne permet d’affirmer cela, à moins de l’émergence d’un Califat mondial .
D’autre part, qu’est-ce qui pourrait cimenter une coalition islamo confucéenne ? Certainement pas la culture, ni la religion. Dès lors, on en revient à des intérêts communs géo économiques , comme l’accès à des ressources ou des marchés. Le monde musulman comme le monde confucéen est religieusement et politiquement fragmenté. L’ouvrage de Samuel Huntington ne nous paraît pas, au regard de l’analyse politique, reposer sur des bases assez solides pour inspirer une nouvelle géopolitique. Avec Henry Kissinger, nous sommes sur un terrain plus familier, plus proche aussi par son parfum de « Weltanschauung » à l’européenne, bien que l’ouvrage ne nous semble néanmoins pas émaner d’une idée force qui s’imposerait comme l’axe d’une pensée stratégique néoclausewitzienne, mais bien plutôt d’une approche très classique d’une diplomatie d’équilibre, entre la « balance of power » et le Concert des Nations. Son réalisme historiciste l’amène à ne considérer que l’action des Chefs d’États et des diplomates sous l’angle de l’immuabilité étatique et de la primauté de la politique étrangère et à ignorer les fondements sociologiques et politiques qui ont fait évoluer les sociétés à l’Ouest et surtout à l’Est, où les peuples ont fini par peser sur le dilemme de sécurité qui gelait les rapports Est-Ouest, et partant à transformer le système international en 1989.
Contrairement à Zbigniew Brzezinski, qui envisage le rôle des États Unis comme agent d’une transformation profonde de la société et des relations internationales, prélude à l’émergence d’un monde pacifié, Henry Kissinger, reste attaché à la diplomatie des sommets, secrète quand il le faut,la cliopolitique en somme
Pour Zbigniew Brzezinski en 1997, l’Hegemon doit jouer son rôle, l’assumer pleinement et surtout veiller à le pérenniser. C’est l’architecte de la société internationale du 21ème siècle et il doit être prêt à le jouer aussi longtemps qu’il le faudra. Or,le champs clos de cet enjeu c’est bien l’Asie Centrale et plus particulièrement les pays de la CEI, là ou la Russie eltsienne a laissé l’espace patiemment conquis par les Tsars, Lénine et Staline, ouvert aux manœuvres diplomatiques et militaires américaines par l’installation de bases, de missiles et de filiales de la CIA.
Aujourd’hui, il évolue vers une position plus nuancée à l’égard de la Russie : il faut miser sur son évolution démocratique et faciliter son ancrage à l’Europe, sans qu’elle y devienne un élément pertubateur. Il constate qu’aucune puissance, même les États-Unis ne peut prétendre au rang de l’hyperpuissance, mais qu’ils disposent des atouts pour jouer le rôle de stabilisateur et de conciliateur pour préparer le monde au-delà de 2025.Deux conditions sont nécessaires : prendre en compte les problèmes communs environnementaux au même titre que les questions stratégiques et mobiliser le peuple américain, ce qu’Obama,je cite, n’a pas encore su faire.
La question est aujourd’hui de savoir si les incertitudes engendrées par l’intervention en Irak et en Afgahanistan l’absence de politique claire au Proche-Orient et le traitement erratique des ambitions régionales de l’Iran permettront la poursuite de cette tache, et si le legs de l’Amérique au monde que souhaite Zbigniew Brzezinski deviendra réalité. Pour Fareed Zakaria le momentum du siècle, le mouvement de l’Histoire est celui de l’ascension du « rest of the world » et le défi de l’Amérique est celui du déclin politique : d’Hegemon se transformer en honnête courtier par le partage de la puissance et la création de coalitions,dans un monde post-occidental et post-américain. Simon Serfaty pense que la mise en œuvre d’un tel programme est possible sous Obama II et qu’après un moment de zéro-polarité, l’Occident détenteur majeur de la « hard power » sera le leader d’un monde multipolaire partageant la prospérité et la démocratie.
Et en guise de conclusion, rappelons ici, Raymond Aron : « Lorsque l’Histoire résout un problème, elle en crée un autre. »
Mesdames et Messieurs, laissez-moi vous poser la question: « Quel projet pourrait être le legs de l’Europe au monde du XXIème siècle, sans qu’il faille pour autant recourir à l’épée ? »