LA CONFRONTATION EST-OUEST ET SON BUT
Les intérêts historiques de l'Europe Occidentale et de la Russie reposent sur la sécurité du continent et sur la stabilité de leurs relations réciproques. Ils constituent des objectifs communs à long terme.
Toute confrontation politique ou militaire entre l'Est et l'Ouest, par Ukraine interposée, comporte une antinomie évidente et une évolution dévoyée. Elle vise à briser les liens stratégiques, économiques et culturels établis depuis 1990 et à déstabiliser ainsi le cœur du vieux monde.
Cette confrontation représente un danger majeur pour le continent puisqu'elle a pour but de dissocier le destin de l'Europe Occidentale de son prolongement eurasien, et de subordonner ce dernier à une stratégie de containement mondiale, plus large et incertaine, menée en l’Extrême Orient par les États-Unis.
Les déclarations d'Alexander Vershbow, Adjoint du Secrétaire Général de l'OTAN, du 7 Mai 2014 selon lesquelles les russes doivent être considérés désormais comme des adversaires, donnent un aperçu du climat de tension, délibérément entretenu au sein de l'Alliance.
S'affronter au lieu de coopérer, en faisant de la rivalité l'aspect prioritaire du grand jeu planétaire aux dimensions continentale et océanique, correspond aux intérêts de la puissance mondiale dominante, extérieure à l'Eurasie.
Celle-ci se prévaut du maillon faible de la ''Balance'', l'UE, dont elle perçoit la division politique permanente, la perte de pouvoir, d'influence, et l'égarement de la conscience historique.
L'ALLIANCE ET LA DÉPOLITISATION DES ÉLITES EUROPÉENNES
La dépolitisation des classes dirigeantes européennes a été la résultante d'un processus de désarmement des esprits, qui s'est imposé progressivement depuis les années cinquante et qui a été nourri par la garantie de l'OTAN. L’Alliance Atlantique a été l'instrument incontournable d'une protection et d'une subordination qui a permis de gagner la guerre froide, mais qui a subjugué l'Europe Occidentale sans interdire les défaites militaires américaines en Afghanistan et en Irak, perçues comme défaites de l'Occident.
L’adhésion de l'Europe au sein de l'OTAN a été comparable à celle imposée par Athènes à la Ligue de Délos dans sa lutte contre Sparte, exigeant une soumission sans failles.
L'OTAN comme Alliance de défense collective a encadré les réticents par la contrainte du consensus et par une forme de chantage classique, la peur de la puissance prépondérante en Europe, qui est présentée aujourd’hui comme à nouveau menaçante pour l'exercice du pouvoir impérial dans le monde.
Dans un système désormais multipolaire, l'Europe Occidentale peut-elle déjouer la rivalité Est-Ouest et la stratégie poutinienne, préfigurant la naissance d'un ''axe euro-asiatique'', fondé sur une complémentarité géopolitique et un armistice conjoncturel entre la Chine et la Russie?
S'opposer à la naissance d'un bloc continental eurasien a été le but de la stratégie de l'Empire britannique depuis Halford J. Mackinder (1904) jusqu'à l'adoption par la puissance Thalassocratique de la doctrine de Spykman, le Rimland, par le Secrétaire d’État américain Foster Dulles.Cependant, et à la différence de l’époque, la suprématie des rapports de force mondiaux est remise aujourd'hui en cause à la marge du continent eurasien, au Moyen-Orient et au Golfe. Elle est intrinsèquement plus dangereuse, car liée à l'affaiblissement spirituel des pays de la bordure atlantique, par un djihadisme conquérant, par une immigration de peuplement hétérogène bouleversant la composition démographique du continent et par le sentiment de révolte qui l'anime.
L'EUROPE ET L'AMERIQUE - UN DOUBLE REJET HISTORIQUE
L’Europe et l’Amérique subissent ainsi le choc d'un double rejet historique, celui haineux et millénaire de l’État Islamique au Moyen-Orient, et de ses supporters djihadistes en Europe, et celui, culturel, intellectuel et moral, découlant du schisme slavo-orthodoxe de Byzance, qui est à l'origine de la mythologie historique de Moscou comme ''troisième Rome'', ressentie comme purificatrice de la décadence occidentale. Face à cette montée des incertitudes et à ces bouleversements géopolitiques, le doute s'installe sur les motivations des deux acteurs mondiaux, la Russie et l’Amérique, à propos de l'Ukraine.
HÉGÉMON, LE DOUTE ET LA CRISE (DE CONFIANCE ET D'IDENTITÉ)
On peut formuler ce doute par une série des questions harcelantes et enchaînées:
La force d'Hégémon réussira-t-elle à vaincre simultanément la division spirituelle de l'Occident, l’hostilité grandissante du monde musulman et la coalition revendicatrice des émergents qui alimentent une multitude de conflits asymétriques sévissant dans la planète ?
Hégémon dispose-t-il encore d'un pouvoir de leadership ou de la fibre morale nécessaire à donner l'assurance d'une victoire, bâtie sur l'idéal, ou sur une mobilisation des opinions autour d'une idée-guide renaissante ?
La Russie est-elle un agresseur qui agit par « surprise » et sous anonymat, menant une « guerre hybride » ? Le rêve de Poutine demeure-t-il celui d'un monde sans Hégémon et d'une Europe sans OTAN ? La crise d’identité de l'Alliance Atlantique est-elle une crise d'identité de l'Europe ou, en revanche, une crise du Leadership, et simultanément une crise de solidarité des alliés européens et américains ?
Une réponse à ces questions a été formulée par Anders Fogh Rasmussen, Secrétaire Général de l'OTAN, le 7 juillet dernier. Selon ce dernier, « il faut que l’Amérique et l'Europe travaillent ensemble, et, quand nécessaire, frappent ensemble. Nous sommes confrontés aux mêmes défis, nous avons besoin d'une communauté transatlantique vraiment intégrée ».
EUROPE /ÉTATS-UNIS - UNE SEULE IDENTIÉ OU DEUX IDENTITÉS DISTINCTES ?
La divergence des intérêts géopolitiques et la diversité des intérêts historiques entre l'Europe et l’Amérique peut être résolue, selon Rasmussen, par l'absorption et par l’intégration totale de la communauté transatlantique en une seule entité, dépassant les limites de l'Alliance Militaire. Or, la suppression de la distinction des rôles historiques et de la géographie équivaut à la suppression de l'Europe comme acteur stratégique autonome et à sa subordination intégrale à l’Amérique.
Rasmussen n’évoque pas, au sujet de l’intégration, l’élément préjudiciable à celle-ci, le rôle de la hiérarchie et du commandement, étant entendu qu'il ne peut y avoir deux autorités et deux décideurs face aux choix ultimes de la guerre et de la paix.
Une réponse davantage éclaircissante vient du Ministre de la Défense norvégien, Eriksen Søreide, pour qui le rôle de membre de l'OTAN devrait s'exercer, en intervenant en support des États-Unis, dans les zones où ces derniers défendent leurs propres intérêts géopolitiques. La raison en serait de rétablir une réciprocité entre Alliés, mise à mal par la prise en charge de 75% des dépenses militaires de l'OTAN et par la sur-extension capacitaire d’Hégémon.
Face aux opinions qui considèrent les Européens incapables de coopérer entre eux et animés par des intérêts divergents, Obama a insisté sur ses positions, dans le but de maintenir la crédibilité de la dissuasion conventionnelle et nucléaire, et de maintenir une posture de contournement vis-à-vis de l’Asie et de la Chine. Cette posture demeure la préoccupation fondamentale des stratèges américains dans le domaine de la répartition des rôles régionaux. Il en résulte pour les Européens l’impératif de renforcer les capacités de l'OTAN en ce qui concerne le renseignement, le cycle décisionnel et la force de réaction rapide.
LA RUSSIE ET L'UNION EUROPÉENNE - DEUX CONCEPTIONS DE LA SÉCURITÉ
Sur le théâtre européen, la Russie est face à un acteur, l'Union Européenne, qui accorde ses priorités au « soft power ».
La Russie adopte une vision réaliste des relations internationales, et dégage une lecture du monde multipolaire dictée par sa position géographique et par sa lecture de l'Histoire. Elle est confrontée à la logique des élargissements qui a comporté, selon certains (F. Heisbourg), le paradoxe et les ambiguïtés d'un succès historique sans précédent, la victoire de l’idéalisme sur le réalisme.
Moscou nourrit une conception inégalitaire et hiérarchique des rapports de puissance et établit ses objectifs, ses alliances et ses priorités en définissant les zones d'influence à partir des différentes échelles de puissance. Selon cette conception des rôles géopolitiques, ceux-ci sont fixés par un « concert des grands », régionaux ou mondiaux, dans le but de délimiter les équilibres acceptables. Ainsi, dans les zones intermédiaires ou « tampon », sujettes à des tensions contradictoires, les marges de manœuvre exigent des accords préalables.
Dans le cas de l'Ukraine, et selon Moscou, la structure fédérale de l’État, assurant l'autonomie du pouvoir central, aurait dû être établie par la négociation de garanties de sécurité de la part des puissances capables d'en assumer le respect (la Russie, l'UE, les USA, l'OTAN, l'Allemagne, etc). La référence aux précédents historiques, issus des partages des vieilles unités (Yougoslavie, Balkans, ...) ne manque pas, et on peut s'en inspirer et s'en prémunir. Ainsi, la concertation entre les « Grands » régionaux, Russie et UE, aurait pu assurer à l'Ukraine une viabilité relative, issue d'un système de contreparties réciproques.
La différence des conceptions de sécurité entre l'UE et la Russie réside essentiellement dans une difformité des fondements philosophiques; la stabilité ou la stabilisation de l'environnement (voisinage) pour l'UE et l'éloignement des rivaux géopolitiques ou des systèmes militaires offensifs pour la Russie. A la base des doctrines européennes, il y a une abstraction sociologique; au fondement des préoccupations russes, les recommandations de l'Histoire.
La fonctionnalité de l'entité politique visée dépend, dans un cas, des conceptions de la gouvernance interne, dans l'autre, des rapports de pouvoir extérieurs et de la « balance » régionale. Le formalisme constructiviste de l'UE se heurte ici, radicalement, au réalisme historique de la Russie.
Cependant, au niveau plus général et mondial, si la conception de la sécurité est d'ordre multipolaire, la balance du pouvoir conduit à intégrer l'enjeu régional dans le cadre global. Cette intégration implique l'inclusion active des États-Unis dans la balance européenne et le déplacement des équilibres européens vers l'Asie Centrale ou vers l'Eurasie, dans le cas de la Russie.
L' EURASIE, UN ENJEU RUSSO-AMÉRICAIN ?
L'Eurasie réapparaît ainsi dans les calculs prospectifs des acteurs litigieux comme l’enjeu principal de l'Amérique et de la Russie. Le repli de l'Amérique apparaît improbable et l'émergence d'un rival en Europe de l'Est pousserait l'engagement de celui-ci sur deux fronts, sur ses marches occidentales et en Extrême Orient. La façon dont les États-Unis gèrent l'Eurasie et le Moyen Orient est d'une importance capitale pour l'Europe, car la primauté eurasienne de l'Amérique lui permet d'exercer une influence planétaire sur l'Afrique, les deux Amériques et l'Océanie.
L'adversaire de la prééminence des États-Unis en Europe de l'Ouest, à l'époque de la bipolarité, voulait en finir avec la présence américaine en Eurasie. Or, cet « adversaire » est de retour et s'étend sur un échiquier immense, qui va de Varsovie à Vladivostok.
Dans cette nouvelle conjoncture, si la puissance centrale (Russie) rompt avec l'Ouest (Europe Occidentale), en acteur géo-stratégique clé et dynamique, et s'il assure son contrôle politique sur la façade continentale de la Mer Noire et la Mer Caspienne, en s'appuyant sur un État-pivot du Sud (Syrie) et forme, par ailleurs, une alliance quelconque avec le principal acteur oriental (Chine), alors la position américaine en Europe et dans le monde pourrait être durablement entamée et affaiblie.
Enfin si, face à la crise ukrainienne, l'indocilité des deux principaux acteurs de l'Ouest (la France et l'Allemagne) se cumulait avec une sortie de la Grande-Bretagne de l'Union Européenne, touchant à son rôle historique de « bridge » euro-atlantique, l'éviction des États-Unis de l'Ouest et du Sud Est de l'Eurasie pourrait signifier la subordination de la bordure occidentale de l'Eurasie à une puissance centrale, redevenue menaçante et maîtresse d'elle-même. C'est pourquoi, face à ce danger, la crise ukrainienne est apparue providentielle. En conséquence, le sommet de l'OTAN de Newport des 4-5 septembre 2014, a eu pour signification de fond de rassurer les États d'Europe orientale et les Pays Baltes sur l'engagement américain en Europe et sur la pérennisation de sa présence sur le continent.
En effet, sans l'OTAN et sans les îles et péninsules de l'Extrême Orient, l'hégémonie des États-Unis resterait marginale et superficielle sur la planète. Les sacrifices économiques de l'Amérique, la faiblesse du dollar, la crise financière internationale et l'importance des dépenses militaires sont incompatibles, à long terme, avec la démocratie américaine et européenne, car celles-ci excluent toute aventure et toute mobilisation impériale.
Par ailleurs, les élites dirigeantes occidentales, sous la pression des États-Unis, ont focalisé les tensions Est-Ouest sur l'Ukraine et ont décrété un train de sanctions qui affaiblissent simultanément les pays européens et la Russie. Cette dernière s'efforce de réorganiser l'espace post-soviétique de manière à atteindre une taille significative minimale (200 millions de consommateurs) dans le but de peser sur la mondialisation et sur le multilatéralisme qui gère les interdépendances du système, grâce aux institutions de Bretton-Woods.
LE PROJET D'UNION EURASIATIQUE
La Russie a promu un projet eurasiatique aux finalités ultimes ambiguës, visant à inclure dans cet ensemble l'Ukraine, qui devient aujourd'hui un enjeu disputé. En effet le projet d'Union eurasiatique prétend unir à l'espace russe les territoires qui constituaient les bases industrielles et agricoles de l'ex Union Soviétique, la Biélorussie, l'Ukraine et en particulier le Sud et l'Est de celle-ci, le Kazakhstan, l'Asie Centrale et l’Azerbaïdjan dans le Caucase du Sud.
Les Européens ont perçu le projet russe comme de nature soviétique, sans comprendre la différence d'organisation entre l’État russe ostracisé et l’État soviétique disparu et Moscou a perçu parallèlement le partenariat occidental de l'UE comme une intervention directe de l’Amérique et comme un projet euro-atlantique, reproduisant le modèle des élargissements de 2004 et comportant un volet militaire otanien à caractère offensif (BAM).
Dans ces conditions, une des clefs du succès du pouvoir géostratégique des États-Unis sur l'échiquier européen, a été d'encourager la crise ouverte en Ukraine où ont été financées « les révolutions oranges », puis les groupes terroristes poussant à la destitution du Président Yanoukovich, qui a conduit au conflit entre les forces ukrainiennes et les rebelles pro-russes. Enfin, on a forcé l'UE à une logique de sanctions qui susciteront des représailles en boucle.
S'ouvrira ainsi une période d'instabilité dans laquelle l'ennemi de l'Occident, l’État Islamique, qui montre toute sa virulence et sa barbarie au Moyen-Orient, opérera une redistribution des cartes entre pays musulmans et où la balance penchera à la faveur de l'Iran. Dans cette région, les conséquences perturbatrices de l’absence de leadership engendrent une anarchie aux conséquences perturbatrices ingérables. Avec les signaux d'alerte qui se manifestent en Europe et au Moyen-Orient, la seule puissance à s'être concentrée sur l'Eurasie dans son ensemble, guidée par un dessein ou par un projet d'intégration régionale, est la Russie. La crise ukrainienne et l'annexion de la Crimée montrent clairement le lien qui existe, encore aujourd'hui, entre les poussées nationalistes et l'impératif territorial, comme défi fondamental de la sécurité et comme étincelle du comportement des États.
Si l'affaiblissement des idéologies a atténué le contenu passionnel de la politique globale, les litiges territoriaux dominent encore les relations internationales, car la situation géographique d'un pays détermine toujours ses priorités immédiates. Suite à la crise ukrainienne l'UE aurait intérêt à élaborer une réflexion géostratégique globale qui intègre les diverses politiques régionales, de manière à crédibiliser son statut et à servir les intérêts européens. P { margin-bottom: 0.21cm; }
L'UKRAINE, UN "CONFLIT GELÉ"?
La situation d'indécision politique et stratégique à l'Est de l' Ukraine et dans la péninsule de Crimée peut-être considérée comme un « conflit gelé », plus gérable que des formes de désordre étendues ?
Le « cessez le feu » qui a suivi à la débâcle de l’armée de Kiev favorise-t-elle une sortie de la crise, compte tenu de l'irréversibilité de l'annexion de la Crimée et du « status quo » des affrontements dans les régions de l'Est de l'Ukraine? La négociation sur l’éventuelle fédéralisation du pays n'a pas encore commencé (19 septembre 2014) et de facto le « conflit est provisoirement gelé ».
Si la protection des compatriotes ethniques et des russophones, qui figure dans l'un des cinq principes de politique étrangère de Medvedev explique historiquement l'annexion de la Crimée, cette décision crée les conditions d'une perte définitive de l'Ukraine aux fins de son intégration dans le projet d'Union eurasiatique. Ainsi la vision ethno-territoriale de l’État russe interdit au projet d'Union eurasienne une évolution prospective, qui inquiète les participants, en l'espèce les Kazakhs, et qui rend claudicante la réorganisation de l'espace post-sovietique à l'est du continent.
UN CONFLIT AU PROFIT DE QUI?
FAIRE OBSTACLE AU "RETOUR DE LA RUSSIE"!
Si l'hypothèse d'un « conflit gelé » pose la question de son issue et de son éventuelle résurgence, le fond du débat sied sur la réponse à l'interrogation incontournable : Un conflit au profit de qui ?
Nous essayerons d'en repérer la « cause historique » et « l'origine conjoncturelle », puis d'en entrevoir les répercussions.
La « cause historique » est à rechercher dans la transition du système international de la bipolarité, issue de l'effondrement de l'URSS comme acteur structurant de l'ordre européen et global, à un nouveau système. « L'origine conjoncturelle » peut être située dans la pluralité des efforts entrepris pour la réorganisation des espaces de pouvoir et dans les visées contradictoires des acteurs principaux de la scène mondiale, sans oublier les facteurs internes. Elle a concerné sur le fond la distribution de la puissance et des ressources sur le continent eurasien.
La causalité historique est clairement d'ordre systémique car elle a posé immédiatement, dès 1990, le problème de la suprématie mondiale des États-Unis et celui d'une hégémonie incontestée lui permettant de jouer le « rôle d'arbitre » en Eurasie et de vouloir pérenniser ce rôle en conformité à ses intérêts en maniant de façon souple « les principaux acteurs géostratégiques sur l'échiquier eurasien » ainsi que « les pivots géopolitiques clés de cette région »1. Le principal de ces acteurs est la Russie et le plus important des pivots, l'Ukraine.
Brzeziński a lié et opposé le rôle de la suprématie à celui du désordre, et l'exercice du leadership à celui de forces perturbatrices diverses. Il n'a pas hésité à rappeler que la politique américaine devait être guidée par un dessein géostratégique et que la priorité des États-Unis « est de gérer l'émergence de nouvelles puissances mondiales, de façon à ce qu'elles ne mettent pas en péril la suprématie américaine »2.
« A court terme – a t-il écrit – l'intérêt des États-Unis est de préserver le pluralisme géopolitique qui prévaut sur la carte de l'Eurasie. A moyen terme, de rechercher des partenaires qui montent en puissance, avec lesquels il serait possible de s'entendre pour façonner un système de sécurité transeurasien. »3
La condition du succès de cette entreprise est, dit-il, celle des « élargissements de l'Europe et de l'OTAN au service de la politique américaine, aussi bien à court terme qu'à plus long terme. Une Europe plus vaste, ajoute t-il, permettrait d'accroître la portée de l'influence américaine- et, avec l'admission de nouveaux membres venus d'Europe Centrale, multiplierait le nombre d’États pro-américains au sein des conseils européens, sans pour autant créer simultanément une Europe assez intégrée politiquement pour concurrencer les États-Unis dans des régions importantes pour eux, comme le Moyen-Orient. »
Cette présentation coïncide lucidement avec la situation actuelle. Plus loin, Brzeziński complète sa vision en ajoutant qu'« un traité de libre-échange transatlantique (...) réduirait également le risque de voir se développer la rivalité économique entre les États-Unis et une Union Européenne plus unie4 ».
A PROPOS DE LA RUSSIE ET DE L'UKRAINE
La Russie n'est guère oubliée, car il dit plus bas : « l'incapacité à étendre l'OTAN pourrait réveiller les convoitises russes1 » et « s'il fallait choisir entre l'élargissement du système euro-atlantique et l'amélioration des relations avec la Russie, il va sans dire que l'Amérique favoriserait le premier...2 ». Les conclusions du Sommet de l'OTAN des 4 et 5 septembre 2014 à Newport, ne contrarient pas cette option dont elles constituent une mise à jour applicative.
Z. Brzeziński a des considérations géopolitiquement pertinentes à propos de la Russie et l'Ukraine : « le rôle de la Russie, joueur de premier plan, disposant du territoire plus vaste au monde, s'étendant sur dix fuseaux horaires (deux fois la superficie de la Chine et des États-Unis) doit avant tout se moderniser. Étant donné son étendue et sa diversité, un système politique décentralisé, fondé sur l'économie de marché, serait plus à même (...) de tirer profit des richesses naturelles du pays. Une Russie plus décentralisée aurait moins de visées impérialistes. »3
Le gage de la sécurité européenne n'est guère perçu par Brzeziński, dans la préservation de l'Unité eurasienne de la Russie mais dans le démembrement confédérale de celle-ci en trois Républiques, européenne, sibérienne et extrême orientale.
Ainsi, une Russie post-impériale, tournée vers l'Europe, consoliderait la stabilité régionale dans la promotion du pluralisme géopolitique ou, en d'autres termes, de la fragmentation territoriale. Le but de l'Amérique est bien d'empêcher l'émergence d'une puissance unique dans le Hearthland, susceptible d'y exercer sa domination.
La stabilité régionale en Eurasie est pensée par Brzeziński en termes de pluralisme, car la centralisation et l'unité politico-administrative, « c'est l'Empire ou le bloc continental ».
LE "RETOUR DE LA RUSSIE"
Il s'agit d'empêcher par tous les moyens un « retour de la Russie ». Celui-ci s'est inscrit dans un cadre conceptuel qui perturbe le dessein géostratégique de Washington, d'où l'idée de la rabaisser de rang et de punir en même temps l'Union Européenne et les institutions européennes. La crise ukrainienne est le piège tendu à la Russie et à l'Europe de l'Ouest pour les éloigner l'une de l'autre et pour élargir le fossé d’incompréhension, né de cette tension.
Ainsi, la campagne de désinformation menée contre Poutine au nom de la « démocratie » mélange et oppose la polémique immédiate et l'Histoire en marche, et ignore totalement les acteurs les plus significatifs de la nouvelle historiographie russe, qui justifient l'évolution du système de pouvoir de Eltsine à Poutine. Le but de ces auteurs est de montrer comment les déterminismes spirituels de l'eurasisme et de l'anti-libéralisme prennent corps dans une stratégie de « reconquête des terres » et de « projection vers l'Ouest ». Ce courant historiographique parvient à ses buts par le recours explicatif à l'analogie historique et à la « théorie des cycles », de forte empreinte culturaliste.
Il préfigure une nouvelle géopolitique et une nouvelle « Weltanschauung » de l’État russe, un « État civilisation », relié à une mouvance néo-impériale à caractère cyclique. A preuve de cette conception, qui contraste singulièrement avec les thèses de Z. Brzeziński, il n'est pas inutile de réfléchir aux étonnants passages de A. Prokhanov4 et de K. Pisarenko5.
En ce qui concerne l'indépendance et la consolidation de la souveraineté de l'Ukraine, elle « fait partie d'une vision de l'Europe centrale s'engageant dans un processus d'intégration plus étroit » 6, car Kiev participe du processus général d'autonomisation de l'ancienne unité impériale.
Cette vision correspond, encore aujourd'hui, à la conception pluraliste de la puissance extérieure dominante de l'Eurasie, l'Amérique. Elle s'insère dans la planification d'un soutien économique et politique accordé par les États-Unis aux États nouvellement indépendants.
L'évolution des systèmes de gouvernance de ces pays n'a pas été conforme à la vision encouragée par le projet d'association de l'Union Européenne et par le soutien ferme des pays Baltes et de l'Europe Orientale. Ceux-ci ne répugnent pas à prôner l'adhésion de l'Ukraine, qui est toujours aux mains d'oligarques véreux et corrompus, dans le cadre de la famille européenne de l'Ouest, ni à soutenir une dissidence, initialement spontanée, pour atteindre leurs buts, y compris militaires.
Ainsi, les nouvelles élites au pouvoir en Ukraine ont promu l'idée d'intégrer leur pays dans l'économie mondiale via l'Union Européenne, pensant pouvoir la concilier avec une zone de coopération économique avec la Fédération de Russie. Cette oligarchie a récusé l'idée démocratique d'une décentralisation de type fédéral dans l'est du pays et celle d'un pluralisme géopolitique national fondé sur la légitimé électorale. Encouragés de l'extérieur, ils ont promu la guerre et prolongé le conflit.
Enraciner le pluralisme géopolitique en Eurasie a été un but permanent de la domination extérieure des puissances thalassocratiques depuis Halford MacKinder (1904), car le pluralisme géopolitique n'est que l'autre mot de la domination exercée par la puissance extérieure dominante sur la base du vieux principe « Divide et impéra ! »
1Ibid. p.257
2Ibid. p.257
3Ibid. p.259
4Alexandre Prokhanov, « Rasti, inache sozhrut » Argumenty i Fakty, 29 octobre 2008 : « L'histoire de la Russie depuis l'époque païenne, c'est l'histoire d'une succession d'empires. (...) Le premier empire, celui de Kiev et de Novgorod, est tombé sous les coups de la cavalerie tataro-mongole, car il était affaibli par la libre pensée des principautés. Le Second Empire, la Russie moscovite, s'est achevé par le temps des troubles, lorsque les provinces ont de nouveau vaincu le centralisme. Le troisième empire, celui des Romanov, a vécu 300 ans (...) Il s'est effondré en février 1917, lorsque de nouveau triomphèrent les valeurs libérales. Staline a tiré la Russie de l'abîme, l'a rebâtie par le fer et par le sang. Ainsi fût édifié le quatrième empire. Au début des années 1980, l'URSS tomba sous les coups du libéralisme. Après la deuxième guerre de Tchétchénie commença la renaissance de l'empire russe.
5« Staline dut lutter presque seul contre la folie démocratique généralisée. (...) Il fallait choisir entre le triomphe de la démocratie, au détriment du fonctionnement de l'État, ou la stabilité politique sans liberté de discussion et sans élections. Ainsi se manifesta la tendance à la dictature personnelle de Staline ».
6Z. Brzeziński, Le Grand Échiquier » de 1997, Ed. Bayard, p. 230.
7Voir Z. Brzeziński dans son livre Le Grand Échiquier » de 1997, Ed. Bayard, p. 230.
8Ibid. p.353
9Ibid. p.254
10Ibid. p.256