ASHTON-MOGHERINI : LES NOUVELLES FRONTIÈRES DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DE L'UNION EUROPÉENNE

Les mandats, les cadres d'action et les réalités
Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
13/2/2015

ASHTON-MOGHERINI : LES NOUVELLES FRONTIÈRES DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DE L'UNION EUROPÉENNE

Les mandats, les cadres d'action et les réalités

I. Seminatore

 

La figure et le rôle du Haut-Représentant

Le Traité de Lisbonne, dans la partie consacrée à l'Europe comme acteur de la scène mondiale, a conçu le rôle et la figure du Haut Représentant (HR) comme l'organe clé de la structure décisionnelle de l'Union Européenne, et lui a subordonné le SEAE dont il est responsable vis-à-vis du Parlement Européen.

Ce nouvel outil diplomatique sur lequel doit s'appuyer le HR pour son action internationale, est placé sous son autorité exclusive. Compte tenu de l'importance des problèmes de sécurité, de défense et de politique étrangère dans le système international actuel, le Traité de Lisbonne a réformé en profondeur la structure institutionnelle de la politique étrangère qui doit correspondre au rôle international de l'Union, a renforcé ses capacités politiques et a accru ses capacités d'action. La centralité institutionnelle de l'autorité du HR et du SEAE est articulée à l'autonomie fonctionnelle de ce service et à la communautarisation de la politique étrangère de l'Union. Cette communautarisation n'élimine pas la dualité des politiques étrangères existantes, celle de l'Union et celle de l'ensemble des États Membres. Elle fait du SEAE un organisme autonome et distinct des autres institutions de l'Union, au plan fonctionnel et politique, car il « assiste » le HR dans l'accomplissement de son mandat et dépend uniquement de ce dernier.

La figure du HR et la création du SEAE représentent la suite logique d'une approche Realpolitik des relations internationales de la part de l'Union, mais également une évolution logique de l'acquis communautaire. Le HR et le SEAE opèrent la coordination globale des acteurs, des institutions et des politiques, afin que l'Europe « parle d'une seule voix ».

La tâche de présenter l'Union « d'une seule voix », est dictée par l'exigence d'assurer la coordination entre les institutions et les autres acteurs de la politique extérieure de manière à ce qu'aucun d'entre eux ne soit prépondérant, et de manière à faire entendre cette « position concertée » à l'Assemblée et au Conseil de Sécurité des Nations Unies pour que soit assurée l'unité formelle des positions politiques de l'Union en matière de politique étrangère.

Un équilibre délicat doit s'établir entre le respect des politiques étrangères de sécurité et de défense des États Membres et le développement d'un processus décisionnel efficace confié au HR. Il faut préciser que la maîtrise des traités reste dans les mains des États et que ceux-ci gardent la souveraineté pleine en matière d'action extérieure. En effet, le Conseil de l’Union Européenne, qui demeure l'institution politique de représentation des États, dispose de la pleine maîtrise des affaires étrangères et donc une « compétence exclusive » qui ne peut contraindre les États à une position commune. Du point de vue institutionnel, le SEAE ne dispose d'aucune compétence décisionnelle et prépare les dépositions qui seront soumises au Conseil par le HR. Le Conseil demeure l'institution politique centrale de l'Union, car il est représentatif de la souveraineté partagée des États Membres dans cette matière capitale.

Le Haut-Représentant et le Service Européen d'Action Extérieure

Le HR mobilise périodiquement un ensemble d'appareils qui mettront en interaction l'administration centrale de l'UE avec le réseau diplomatique de l'Union épars dans le monde (139 délégations ayant statut d'ambassade). En termes de sécurité collective et de présence de l'UE au sein des institutions multilatérales, le statut d'observateur de l'UE à l'Assemblée générale des Nations Unies se conjugue avec des opérations de maintien de la paix menées sur le terrain depuis 2003, et ce sans mandat ONUsien.

Les « limites » des opérations de maintien de la paix posent l'exigence d'une réflexion sur « l'Europe de la Défense et de la Sécurité » (PSCD) et son articulation de dépendance et indépendance par rapport à l'OTAN.

L'importance des effectifs du SEAE (7000 unités) et de son budget (464 millions d'Euros, dont 180 millions aux services centraux et plus de 12 milliards de gestion des fonds UE pour la coopération extérieure1) permet à l'UE de jouer le rôle du « global player » au lieu de celui de « global payer ».

La politique globale de l'Union Européenne et ses défis

En termes de politique globale, l'Union Européenne est confrontée à une série de changements de paradigmes structurants (l'Eurasie à la place de l'Europe, l'anarchie au lieu de l'intégration, la définition des « intérêts vitaux » à la place d'une idéologisation des valeurs – la démocratie et les droits de l'homme -, l'absence de leadership européen, le délitement des alliances et des unions) et de dérégulation des trois ordres internationaux qui coexistent aujourd'hui : de Westphalie (1648), de Yalta (1945) et de San Francisco (1947). Cette dérégulation remet en cause la plupart des équilibres antérieurs, et ceci est aggravé par la pulvérisation du concept de rationalité et, en particulier, de dissuasion balistico-nucléaire. Par ailleurs, un nouvel âge de la guerre se profile, celui de la guerre hybride et asymétrique, qui voit l'Europe impréparée sur le plan de la défense. L'UE est impliquée en trois aires régionales de tension et de conflit : l'Ukraine et le Sud-Est européen, la Méditerranée et le Moyen Orient, et la zone de l’État Islamique du Levant s’étendant entre la Syrie, la Turquie, l'Irak et l'Iran.

Catherine Ashton : son mandat et son bilan

L'une des compétences du poste de HR de l'UE est la visibilité, à laquelle Madame Ashton s'est soustraite.

En effet, à côté du difficile équilibre entre le respect des politiques étrangères des États-Membres et le développement d'un processus décisionnel central et efficace, subsiste l'objectif d'aider les États-Membres à se doter d'une influence plus accentuée par la voie de la négociation et sur une base volontaire, et Madame Ashton a manqué au souhait très ressenti de réaliser l'objectif d'avoir « plus d'Europe ». La mise en place d'un outil politique intégré autorisant le HR à une plus grande coordination des États-Membres, sans affaiblir la capacité des pays plus ambitieux de réaliser des « coopérations renforcées » par la méthode européenne d'une éventuelle coalition de volontaires, n'a pas été suffisante à combler l'absence d'expérience et de vision de la responsable sortante de la politique étrangère et des affaires de sécurité de l'Union. La création d'une nouvelle institution, issue de la fusion des administrations pré-existantes du Conseil et de la Commission, dont elle porte le mérite, n'a pas atteint les objectifs voulus. Un rapport de la Cour de Comptes européenne estime que le SEAE n'a pas été « à la hauteur de son potentiel », ce qui revient à une censure du bilan de sa responsable, Madame Ashton. Cette dernière a essuyé de nombreuses critiques : carence de vision et d'idées, absence de présence et d'initiative, laxisme d'exécution, paresse et étroitesse de connaissances linguistiques, inertie légendaire et émolument pharaonique. Cela n'est guère compensé par ses capacités de négociation.

Les reproches les plus pertinentes ont concerné le manque de visibilité et initiative pendant les révoltes des « printemps arabes » et de la crise ukrainienne.

Madame Federica Mogherini : un nouveau chef de la diplomatie européenne, ses marges de manoeuvre et ses atouts

La succession de Madame Ashton est assurée par Madame Federica Mogherini, dont la nomination a comporté un ballottage entre plusieurs candidats, parmi lesquels le plus redoutable a été Sikorski, personnalité considérée comme non conciliante envers la Russie. Cette étoile montante italienne de la politique étrangère et de sécurité de l'Union, dépourvue d'une expérience significative en matière de politique étrangère, a surmonté brillamment le « test de stress » et a démontré ses compétences au sein du Parlement Européen. Soupçonnée d’être pro-russe par les représentants des pays baltes et polonais, Madame Mogherini dispose de deux atouts : un grand activisme et une forte ambition, ainsi qu'une habilité manouvrière dans ses exercices et ses prises de parole officielles visant à assurer la légitimation de la politique extérieure commune et, indirectement, la visibilité de sa fonction. Ses marges de manœuvre seront cependant restreintes, car elles sont d'ordre structurel ; dualité de la politique étrangère entre l'Union et ses États-Membres, division d'objectifs et de perspectives entre pays membres, limites et articulation difficile de l'action extérieure entre l'UE et l'OTAN, distinction et subordination de la politique étrangère et de sécurité commune de l'UE par rapport à la politique globale du leadership américain, difficultés de rééquilibrage des relations de confiance entre l'UE et la Russie à propos de l'Ukraine, des politiques énergétiques et des sanctions économiques, clarification des rôles respectifs sur le continent européen et au Moyen-Orient, absence de stratégie générale de l'UE en ce qui concerne la diplomatie de l'Union dans un environnement tendanciellement multipolaire. Pour terminer, l'absence d'une lecture et d'une expertise différenciée et globale de l'UE pour ce qui est du système international. Ces limites conjoncturelles et historiques marquent la ligne rouge de l'action de la HR, au-delà de laquelle toute initiative qui corresponde aux intérêts bien compris de l'UE est un gain politico-stratégique et un succès personnel.

La PESC est la partie la plus récente des politiques de l'Union (1999-2014). Cette politique se heurte à la conception réaliste classique de la politique étrangère comme hostilité principielle et conflictualité permanente. En revanche, la conception sous-jacente de la politique extérieure de l'Union a été de considérer celle-ci comme le prolongement de la politique domestique, autrement dit comme politique de voisinage, de proximité et de stabilisation. Cette conception a été à la base de la politique d'élargissement comme politique d'adhésion ; elle a été également le fondement conceptuel du « partenariat oriental », regroupant des pays ex-soviétiques. Or, les traits communs à toutes les conduites diplomatiques ou stratégiques, par leur nature aventureuse et donc incertaine, sont formels. Ils se ramènent à la logique de l’intérêt, à l’égoïsme, au calcul des forces et à un mélange variable d’hypocrisie et de cynisme. Le constat que l'UE est beaucoup plus qu'une institution inter-gouvernementale mais qu'elle demeure une forme politique hybride, pousse à concevoir la politique extérieure comme puissance civilisationnelle, identitaire, humanitaire et universaliste. Ce constat a autorisé à penser l'Union comme un « empire volontaire » ou comme un « soft empire », selon l'expression de Robert Cooper. Ces caractéristiques de l'Union ont conduit à l'assimilation de l'Union à une forme politique « ouverte » et sans leadership. Or, cette « Europe espace » a épuisé historiquement son rôle sur la place Maïdan, et le point limite a été atteint par la candidature de la Turquie et le rapprochement de l'UE à l'aire d'instabilité, allant de la Biélorussie à l'Ukraine, à la Moldavie-Transnistrie, aux Balkans occidentaux et au Caucase. Cette sur-extension territoriale transforme la nature de l'Union, qui devient totalement dépourvue de personnalité structurée. Aujourd'hui, l'identité européenne est ainsi soumise, d'une part, à l'usure de la dépolitisation et à l'émergence d'une société mondiale enfantée par l'économie globale et, de l'autre, au terrorisme et à l'immigration massive. Le grand risque de cet élargissement continu est constitué par la dépendance des approvisionnement énergétique des pays qui disposent d'un pouvoir de chantage (Russie) ou qui sont virtuellement hostiles (Extreme-Orient).

Recommandations au Haut-Représentant

Compte tenu du multipolarisme tendanciel du système international et de la variété des menaces et des vulnérabilités du contexte global de sécurité, la politique étrangère de l'Union doit impérativement distinguer le multipolarisme (ou regroupement structurel et hiérarchique de la puissance) et le multilatéralisme comme posture de négociation et application du principe d'égalité aux relations internationales. Cette distinction vise à discriminer l'ennemi ou l'allié tendanciel, de position et de structure, du partenaire occasionnel ou conjoncturel face aux défis mondiaux et à la résolution des problèmes globaux. Appartiennent à la catégorie du multipolarisme les relations de l'UE avec les États-Unis, la Russie, la Chine, l'Inde, etc, caractérisées par la dimension inégalitaire de l'ordre international, due au poids inégal des États. La dimension multilatéraliste, en ses différentes formes, paritaires, directrices, de prévention de crises, de coalition ou de contestation, est caractérisée par l'influence de la société internationale et par la transnationalisation des économies. Toute prise de position de l'Union en matière de politique de sécurité se doit de privilégier les considérations multipolaires sur les considérations multilatéralistes, car il en va de la préservation de la sécurité à long terme comme organisation, et vision de l'ordre international. En ce sens, l'Union Européenne doit soutenir de manière autonome et sans aucune subordination l'engagement international des USA, notamment dans la résolution de la crise ukrainienne. Les voies multilatéralistes doivent être reléguées aux questions globales, compte tenu du fait que l'intégration internationale et l'interdépendance sont croissantes, tandis que les relations inter-étatiques demeurent conflictuelles et dangereuses. Une série d'incertitudes pèse sur l'avenir des rapports de sécurité à l'échelle mondiale : l'éventuelle déstabilisation de la Chine, l'avenir déclinant des USA, le voisinage instable de l'Europe, la faiblesse à long terme de l’État russe et un déséquilibre de pouvoir à l'intérieur de l'UE. L'ensemble de ces indéterminismes impose une redistribution des cartes du pouvoir international et une géopolitique de l’énergie, destinée à influer profondément sur la dimension politico-militaire du pouvoir mondial.

La HR et ses services auront à distinguer entre une nouvelle « géopolitique des menaces » fondée sur des atavismes culturels et des enjeux symboliques et l'hétérogénéité historique des différents sous-systèmes régionaux, influencés par une cohésion stratégique variable de chaque unité politique.

En termes de menaces, l'UE doit distinguer entre zones à forte différentiation sociologique et politique comme le Moyen et Proche Orient, le Golfe et la Méditerranée. Dans cette immense zone de tensions et de conflit permanents, l'UE se doit d'aider à la stabilité des régimes en place indépendamment des préférences idéologiques (Bachar al-Assad en Syrie, Israël en Palestine, le Président al-Sissi en Egypte...). Elle doit favoriser les changements de régime, favorables à la laïcité dans les pays déstabilisés par le radicalisme islamique, imposer la paix à Gaza et en Cisjordanie, conduire à bon terme les négociations avec l'Iran à propos du nucléaire et dans le cadre d'un paquet global. La priorité géopolitique et géostratégique de l'UE en matière de sécurité demeure sa relation directe avec la Russie sur le continent. Elle s'articule autour d'une recherche de relations apaisés entre l'Est et l'Ouest de l'Ukraine. Au plan général et global du système international, l'UE doit définir son évolution future dans le cadre d'une autre idée de l'Europe, dont la formule se résume à une confédération politique d’États et une intégration sociologique des peuples et des politiques économiques. Vis-à-vis des États-Unis, l'UE doit sauvegarder son indépendance et sa liberté de conception et d'action, consciente de l'existence historique de deux Occidents (l'Occident européen et l'Occident américain), tout en sauvegardant l'alliance historique qui lie le continent européen à l'Amérique du Nord. Une autre idée de l'Europe commence en priorité par une réponse identitaire et par la mise en place d'une autre politique étrangère et de sécurité commune.

 

Bruxelles, le 5 novembre 2014

 

1Chiffres de 2011

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