La crise de l’euro a un effet paradoxal sur les relations entre Etats-membres de l’Union européenne : l’euro comme monnaie politique est l’aboutissement ultime de la stratégie d’intégration du projet européen pour pacifier les relations franco-allemandes et européennes. « Les peuples, qui sont liés par une monnaie commune, ne se feront plus jamais la guerre » avait déclaré la chancelière allemande Angela Merkel en juin 2008. En raison de la faillite de la convergence économique entre membres de la zone euro, et des différends sur le moyen de résoudre la crise, la monnaie unique est pourtant autant devenue un élément de division que d’unité européenne. L’accroissement des interdépendances économiques n’a pas non plus abouti à plus d’union politique. Elle souligne la difficulté de l’exercice en commun de la souveraineté entre États qui ne sont pas liés par une union politique pour piloter l’union économique et monétaire. Dans l’histoire, il n’existe pourtant pas d’union monétaire qui ait survécu sans union politique.
La crise de l’euro n’a fait que s’aggraver depuis 2010 et les Européens ne cessent de se réunir dans des sommets « au bord du gouffre » jusqu’au samedi 27 juin, marqué par l’exclusion du représentant grec à la réunion de l’Eurogroupe, et annonçant l’arrêt de son programme d’aide dès le 30 juin, afin de faire capoter le projet de référendum du 5 juillet promis par le président grec, alors que la prolongation du soutien de la BCE était encore maintenue. Si les dimensions économique et politique de cette crise sont largement débattues, la dimension géopolitique de cette crise est rarement évoquée et dépasse largement la question de la Grèce. On peut même avancer que le cas grec n’est que l’épiphénomène des rivalités de pouvoirs en Europe et dans le monde qui puisent leurs origines dans l’histoire longue.
La crise de l’euro est aujourd’hui en réalité une véritable bombe à fragmentation géopolitique pour l’unité de l’Union européenne avec des enjeux à différentes échelles géographiques : les enjeux à l’échelle de la zone euro et de l’Union européenne, théâtre de la rivalité géopolitique franco-allemande, les enjeux paneuropéens dans le contexte de la crise entre l’Union européenne et la Russie et les déstabilisations sur le flanc Sud de l’Europe avec les révolutions arabes, et l’enjeu mondial car cette crise se déroule aussi dans le contexte de la mondialisation qui est une lutte de répartition des espaces géopolitiques entre acteurs anciens, émergents et ré-émergeants.
L’enjeu de pouvoir franco-allemand
L’euro a toujours fait l’objet de représentations et finalités contradictoires mais aussi communes selon les Allemands ou les Français. Sur les temps longs le projet européen est avant tout un moyen de résoudre la rivalité géopolitique franco-allemande, hier comme aujourd’hui, même si l’objectif de faire poids, hier vis-à-vis de l’URSS et aujourd’hui dans la mondialisation, est un objectif parallèle.
Or l’euro est menacé car le projet d’union monétaire a été calqué sur des pays aux économies disparates pour des raisons avant tout géopolitiques : la France a accéléré le projet de monnaie unique européenne au moment de l’unification allemande pour rééquilibrer le poids de l’Allemagne avec son Deutsche Mark et exigé une zone euro avec le plus grand nombre de pays du Sud (Italie, Espagne, Grèce, Portugal) pour que la géographie monétaire lui soit plus favorable qu’une zone euro restreinte aux pays acquis aux conceptions allemandes. Helmut Kohl, après des tergiversations, a aussi promu cette monnaie unique pour montrer que réunification allemande et approfondissement européen allaient de pair, mais il a exigé que l’euro soit géré selon les conceptions ordo-libérales allemandes. Un « euromark » en somme. Le malentendu est largement resté sous-jacent jusqu’à la crise financière de 2010 issue des désordres financiers aux États-Unis dans le contexte de l’emprise mondiale de l’idéologie ultralibérale qui s’est transmise à une Europe ouverte par le jeu des interdépendances économiques et financières.
Cette crise a en grande partie détruit les illusions, tant de la France que de l’Allemagne : les Français n’ont jamais obtenu un rééquilibrage avec l’Allemagne depuis sa réunification et l’euro a plutôt aggravé l’asymétrie de puissance économique les deux pays. L’euro-puissance des Français s’est aussi transformé en réalité en vecteur d’accélération de la mondialisation libérale d’origine anglo-saxonne, comme le fut déjà l’introduction du SME par le couple Giscard Schmidt. Et ce, malgré les réformes entreprises depuis 2010 qui ont malheureusement accouché d’une souris par le refus de toucher à la sacro-sainte libre circulation des capitaux, devenu un fléau géo-économique pour les citoyens Européens. Pour les Allemands, les règles promises en contrepartie de l’abandon du Deutsche Mark ont été violées et l’euro accélère une union des transferts financiers, représentation allemande qui décrit l’argent allemand subventionnant le Sud de l’Europe avec l’argent allemand, au bénéfice des conceptions françaises : une manipulation de l’économie par la politique au détriment d’une Europe de conception ordo-libérale (concurrence, non renflouement des dettes des Etats, indépendance BCE, ouverture des marchés).
L’euro a été préservé dans la première phase de la crise par le couple Merkel-Sarkozy parce que la peur d’un saut dans l’inconnu avec l’abandon de l’euro-paix risquait de marquer un arrêt de mort au projet européen et relancerait la rivalité géopolitique franco-allemande qui reste un non-dit central du projet européen. L’euro a aussi été préservé car les pays en difficulté ont été maintenus dans la zone euro (revendication française principalement) au prix de renforcement des règles de conception allemande (revendication allemande sous couvert de règles européennes). Avec l‘aggravation du cas grec après les erreurs successives de la politique de rigueur et l’implication du FMI qui impose sa vision rigide (en réalité une ingérence pour la souveraineté de la zone euro), l’équilibre précaire et temporaire est à nouveau sur le point de s’écrouler. Les attentes sont en effet contradictoires, mis à part à ce stade de l’intérêt commun affiché pour une survie de l’euro. Les Français ont pour ambition de renforcer la dimension politique de la zone euro à 19 dans une Union européenne, selon leur perception, trop grande et dominée par l’Allemagne installée dans son centre géographique, et de faire émerger un gouvernement économique plus favorable à la vision française d’un contrôle de l’économie par la politique. Les Allemands se méfient de cette vision et souhaitent maintenir le centre de gravité géopolitique à l’échelle des 28, car ils en occupent le centre. (voir carte ci-dessous).
Le dilemme pour la France est le suivant :
- Accepter que la Grèce sorte de l’euro et donc risquer d’aggraver la fragmentation européenne (mèche courte) et se retrouver dans une zone Euro où le poids de l’Allemagne se renforce. Le risque domino, à ce stade, ne peut pas être écarté, mettant en question le maintien dans la zone euro des autres pays en difficulté avec le précédent grec, y compris la France selon un scénario extrême : le moment de vérité serait alors le renflouement de la France par l’Allemagne, une décision de nature politique et non plus seulement économique. Si on évitera probablement l’implosion générale (temporairement ?), le gouvernement français sera de toute façon accusé de céder aux exigences du gouvernement allemand qui déciderait de la géographie monétaire au détriment de la France et amoindrissant sa souveraineté. Le contexte pré-électoral en France va faire monter les enchères. Il y a aussi plus grave : abandonner l’idée que l’euro représente l’Europe de la solidarité mais devient un instrument économique au service de la mondialisation : la fonction politique de l’euro, si elle disparait au profit d’une vision économiciste fera échouer l’euro ainsi que le projet européen porté par l’Union européenne, dont le soutien des citoyens est déjà bien entamé,
- Garder la Grèce dans la zone euro à tout prix (ce qui nécessite de convaincre l’Allemagne et ses alliés du Nord et faire assouplir leur position ; à ce stade des négociations, un revirement n’est de loin pas à exclure). C’est la position que le gouvernement français va privilégier ainsi que ses relais dans les institutions comme le commissaire européen Pierre Moscovici. Cela revient à préserver le rôle de charnière géopolitique du couple franco-allemand entre Europe nordique et méditerranéenne, mais repousser à plus tard les questions qui fâchent et les non-dits (mèche longue). Garder la Grèce dans la zone euro après un allongement des aides, un défaut de paiement et/ou un réaménagement radical de sa dette avec le maintien du référendum annoncé qui sera perçu, s’il est négatif, comme un camouflet pour la vision allemande et celle des institutions. Il va donner des aîles non seulement à ceux qui veulent renégocier leur dette et changer de modèle économique, mais aussi à ceux qui veulent sortir de l’euro, notamment en Allemagne dont le gouvernement serait accusé d’avoir cédé aux exigences des Pays du Sud. Garder la Grèce dans la zone euro avec une poursuite du programme de rigueur tout en poussant à un changement de gouvernement, ce qui va probablement aggraver la situation économique de la Grèce, va souligner le caractère anti-démocratique de l’Union européenne et renforcer ceux qui souhaitent sortir de l’euro et de l’Union européenne, en particulier en France.
L’enjeu pan-européen
La crise grecque nous rappelle aussi que les Balkans sont un enjeu entre projet rivaux : un espace euro-atlantiste sous direction des États-Unis avec leurs alliés proches, ou un monde multipolaire où un rapprochement entre Grèce et Russie est inéluctable dans tous les cas de figure, avec sortie ou non de la zone euro, et permet à ce pays de pratiquer un équilibre plus favorable à ses intérêts selon son histoire et sa géographie.
Le positionnement du gouvernement grec ressemble fortement à la posture gaullienne en rappelant que la souveraineté du peuple est incontournable et que la diplomatie doit être multidirectionnelle en se basant sur une doctrine d’équilibre, notamment en se rapprochant de la Russie pour ne pas tomber sous la coupe d’une Europe germano-américaine. Cette posture était celle de la France et la campagne pré-électorale montre qu’elle va resurgir avec force lorsque l’on écoute François Fillon, Nicolas Sarkozy et Marine Lepen. Une vision euro-continentale est la seule option qui permette à la France de rétablir un équilibre constructif avec l’Allemagne en formant un axe géopolitique fort traversant le continent. Les rapprochements trop prononcés entre la France et les États-Unis dans le cercle euro-atlantique et entre la France et le Moyen-Orient, la Méditerranée et l’Afrique dans le cercle euro-méditerranéen, africain et asiatique pour contrebalancer l’Allemagne est inopérant car la France se retrouve dans un ensemble ou elle ne fait pas le poids (les révélations WIKILEAKS en témoignent) et dans l’autre, elle s’associe à un espace en décomposition ; Cette posture l’éloigne de la nécessité de négocier des orientations géopolitiques communes avec l’Allemagne.
Le positionnement du gouvernement grec est donc plutôt en phase avec une Europe politique selon les principes gaulliens. En ce qui concerne les menaces au continent européen, les crises provenant du flanc sud de l’Europe s’aggravent et la France vient d’assister à la première décapitation sur son propre territoire par un terroriste islamiste ! Quel luxe de se permettre de se fâcher avec l’Iran, la Russie ou la Chine dans ces circonstances ! Quel aveuglement à la remorque d’intérêts extérieurs, alors que les intérêts vis-à-vis de cette menace sont largement partagés par les nations du continent eurasien !
Expulser la Grèce de la zone euro et de l’Union européenne comme punition pour sa posture diplomatique, ou à l’inverse, garder la Grèce dans l’Union européenne pour qu’elle ne tombe dans une zone d’influence russe sont des fausses routes. S’inspirer de la diplomatie grecque pour un meilleur équilibre serait mieux indiqué.
A l’échelle de la mondialisation
A l’échelle mondiale, la crise de l’euro révèle les contradictions du projet européen et de ses finalités différentes entre l’Allemagne er la France : l’Union européenne pour les Français dans le monde globalisé est un territoire avec un cadre protecteur et des frontières. Pour les Allemands, l’Union européenne est plutôt un sous-ensemble d’un réseau mondial lié par des flux de toutes sortes, en particuliers commerciaux, qui appelle au contraire au démantèlement des frontières. Ces deux visions différentes du territoire de l’Union européenne, expriment deux manières différentes de se positionner dans la mondialisation du fait de leurs conceptions différentes du projet européen. La crise de l’euro est aussi révélatrice de ces finalités contradictoires, d’où l’impossibilité actuelle de trouver une parade crédible à la crise en s’accordant sur une union politique pour couronner la monnaie unique. Il y a incompatibilité entre l’Europe forteresse des Français dans la mondialisation et l’Europe ouverte aux flux des Allemands. Une Europe intégrée ou fédérale est impossible, et n’a de toute façon pas le soutien des citoyens attachés à la nation.
Un autre enjeu est la compatibilité entre les interdépendances de la mondialisation et les règles européennes conçues pour s’y adapter, et les souverainetés nationales qui restent le fondement incontournable des peuples européens, puisqu’il n’y a pas de nation européenne: va t’on accepter un compromis faces aux exigences grecques issues du peuple souverain, ou refuser toute inflexion en bafouant la souveraineté grecque en provoquant une crise destinée à saborder un référendum, symbole de cauchemar pour les idéologues de l’intégrationnisme sur des bases ultralibérales et euro-atlantistes.
Perspectives
Dans le monde multicentré qui émerge, la mondialisation est une lutte de répartition des espaces géopolitiques, pour préserver sa sécurité et sa défense, renforcer son influence politique, culturelle linguistique, avoir accès aux marchés pour l’écoulement des produits, des investissements, avoir accès aux ressources énergétiques, optimiser sa démographie et les migrations. Cette répartition se fait tantôt par la négociation (négociations de zones de libre–échanges), tantôt par la violence guerrière ou les révolutions téléguidées pour aboutir à des changements de régimes avec une confrontation de plus en plus âpre autour des zones de contact (hier Yougoslavie, Afghanistan, Irak, aujourd’hui Syrie, Ukraine, Serbie, Macédoine, Arménie, Azerbaïdjan et peut-être demain la Grèce.…).
La manière dont les nations européennes vont se positionner dans cette configuration mondiale est essentielle pour la survie du projet politique européen.
Soyons francs, le projet tel que porté par l’Union européenne dans sa configuration actuelle est aujourd’hui trop entamé politiquement pour retrouver grâce auprès des citoyens. Les crises qui s’annoncent ne feront que révéler cette réalité que tous les gouvernements cherchent à occulter.
Si l’Union européenne dans son mode de fonctionnement actuel n’a pas d’avenir à long terme mis à part celui de la stagnation, le projet européen doit perdurer et se transformer pour que les nations européennes puissent continuer à défendre et promouvoir leurs intérêts dans cette nouvelle reconquête du monde qui est un jeu à somme nulle, n’en déplaise aux idéologues de la paix perpétuelle.
Pour sortir par le haut de la crise de l’euro qui n’est qu’un symptôme de la crise franco-allemande et de la crise de l’Union européenne, il n’est pas suffisant de crever l’abcès en ce qui concerne la crise de la monnaie unique à laquelle certains souhaiteraient cantonner les négociations, mais l’Union européenne dans son ensemble.
C’est une nouvelle stratégie géopolitique qui serait bienvenue pour refonder les relations franco-allemandes et le projet européen combinant une alliance restreinte de nations et une vision euro-continentale se prolongeant vers l’Europe orientale, la Russie, l‘Asie centrale et la Chine, rééquilibrant l’espace euro-atlantique tiré par les États-Unis. Une monnaie commune selon cette vision n’a de sens que s’elle est un instrument de puissance de nature géopolitique, et non pas un instrument dépolitisé destiné à s’adapter à la mondialisation dont l’Union européenne ne serait qu’un sous-empire des normes (bientôt sous-empire de l’empire des normes euro-atlantiques si le projet de marché transatlantique ne capote pas entre-temps sous la pression des peuples).
Nous en sommes loin car les dirigeants européens sont en majorité obnubilés par des paradigmes dépassés et sous emprise de la dictature du court-terme, la peur d’affronter les crises et un aveuglement sur les questions géopolitiques dommageable à l’élaboration d’une stratégie de long terme. Pour crever l’abcès, les crises à venir serviront peut-être d’aiguillon. C’est le seul espoir pour une renaissance du projet européen sur des bases plus solides : les nations et la civilisation européenne. Sans une réorientation politique et géopolitique, les fragmentations européennes vont s’aggraver, à l’image du monde multicentré émergeant.