LA MULTIPOLARITÉ ET LA RÉCONFIGURATION DU SYSTÈME INTERNATIONAL. CONCEPTIONS PRÉCAIRES DE L'ORDRE GLOBAL ET RECHERCHES DE STABILITÉ POLITIQUE

Les difficultés d'une diplomatie erratique entre multipolarité, multilatéralisme et non-alignement
Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
10/1/2018

LA MULTIPOLARITE

ET LA RECONFIGURATION DU SYSTÈME INTERNATIONAL

Le système international actuel résulte de trois évolutions majeures de la conjoncture historique :

    - l'épuisement de la stabilité stratégique (de 1991 à 2001)

    - le modelage d'une nouvelle géopolitique eurasienne (de 2001 à 2011)

    - l'apparition d'une forte hybridation de menaces et de vulnérabilités, étatiques et sub-étatiques (à partir de 2011).

    Cette hybridation se signale également par :

  • une intense militarisation de l'espace à des fins offensives

  • une prolifération de missiles balistiques par les puissances émergentes, assurant, avec la composante des sous-marins nucléaires, la sanctuarisation des territoires et la survie des régimes.

Quant à la stratégie des acteurs majeurs de la scène planétaire on mentionnera:

    - la prédominance d'un triangle de puissances de premier plan, les États-Unis, la Russie et la Chine, dont l'influence pèse sur les enjeux régionaux et mondiaux et sur l'instabilité de chaque cadre régional (Asie du Sud-Est, Proche-Moyen Orient et Golfe, Europe Orientale et Sud-Orientale)

Ces caractéristiques mettent en évidence:

-une métamorphose significative dans la hiérarchie de puissance

    - un transfert du « centre de gravité » du monde, de l'Europe vers l'Asie, qui a forcé les États-Unis à opérer un « strategic pivot » du Proche et Moyen Orient en direction de l'Asie-Pacifique.

    - un déséquilibre démographique à fort impact migratoire entre les régions, les continents et les races.

Ce transfert pousse désormais l'Europe de l'Ouest à concevoir son unité, par l'inclusion de la Russie dans l'architecture européenne de sécurité et dans l'équation stratégique mondiale, envisageant un rapprochement stratégique russo-occidentale, comme expression de la poussée otanienne vis à vis de « l'ennemi » de l'est.

Et cela encore davantage, dans l'hypothèse d'un conflit sino-russe.

Par ailleurs, l'explication du système international par la théorie de l'équilibre multipolaire continue d'assigner aux États-Unis un rôle essentiel, dont l'Amérique profite de manière directe et indirecte, souvent unilatérale, tandis qu'une nouvelle bipolarité semble apparaître sous forme d' un « condominium global » entre les États-Unis et la Chine.

    - à l'évidence, les faiblesses de l'ordre international libéral entraînent le déclin des régimes démocratiques et la promotion de modèles alternatifs de pouvoir (formes autocratiques et d'exception, révolutions de couleurs, printemps arabes), porteurs de désordre et de crises

    - la subordination du multilateralisme à la multipolarité exprime, dans la conjoncture actuelle, la prédominance des tensions régionales exotiques sur la retenue, étatique et systémique, de la « dissuasion » et de la « stabilité stratégique », comme fondements de la « non guerre »

Celles-ci pourraient être mise en échec, dans l'un des trois foyers de crise majeures et interdépendantes, que sont:

- l'Ukraine et la Syrie

- l'Iran, la Turquie , l'Arabie Saoudite et Israël

- la Corée du Nord et du Sud, le Japon et la Chine

Dans chacune de ces crises nous repérons une implication, une influence ou un intérêt d'Hégémon, qui fondent son emprise et sa stratégie globales.

Plus en détail, le retard dans l'application des accords de Minsk 2 et, au Moyen Orient, la constitution d'une coalition de 40 pays sunnites et d'Israël, ayant pour chef de file l'Arabie Saoudite, a pour but d'endiguer l'Iran, dont la dissémination à ses affidés de missiles balistiques étend l'influence, aggrave les tensions et rapproche d'un conflit.

Au même temps, en Extrême Orient, la Corée du Nord, devenue une puissance balistique et nucléaire, perturbe les équilibres stratégiques de la région et pousse à une révision des systèmes de défense de la Corée du Sud, du Japon et de la Chine, impliquant la remise en cause des garanties de sécurité des États-Unis.

PRÉCARITÉ DE L'ORDRE INTERNATIONAL.

UN RAPPEL HISTORIQUE

Tout ordre international est, par sa nature, précaire. car il résulte d'équilibres de pouvoir multiples et d' architectures de sécurité composites.

A titre d'analogie, si la politique de « non alignement » de Bandung (1955) tirait sa justification, à l'âge de l'affrontement bipolaire, de la fin du colonialisme et des conflits imposés par les guerres de libération nationales, les formes de résistance à la « nouvelle guerre froide » en l'Europe de l'Est (Ukraine, Moldavie, Serbie), résultent d'un contre-sens historique; le divorce Europe-Russie, imposé par Hégémon.

Comment expliquer le redoublement de l'investissement du Pentagone dans la région pour la seule année 2017 (3 milliards, 400 millions), par le déploiement de systèmes ABM et les risques auxquels peut conduire un élargissement otanien continu vers les frontières de la moscovie, suivi de la perte de contrôle de la part de celle-ci sur son « étranger proche » ?

Le cœur du problème demeure l'Europe, absorbée par le Brexit et par ses problèmes internes et dépourvue d'une identité propre et d'un axe de gravité interne significatif.

Le vieux continent a égaré sa mémoire historique, fondée sur le primat du politique et donc sur l’impératif tranchant de l'épée et du risque.

Vide de tout psychisme souverainiste, l'Europe actuelle, déconnectée des réalités de la Welt-Politik, apparaît soumise à la géostratégie d'Hégémon, un leader qui ne supporte pas de conceptions ou de lignes d'action divergentes.

Or les États-Unis veulent se débarrasser de la Russie comme rival géopolitique, par la destruction de son économie et de son potentiel. On pourrait ajouter, par l'élimination de son rôle et de son existence, encore plus que par celle de son régime.

C'est pourquoi la Chine vise l'émergence, sous son contrôle, d'une grande unité eurasienne, structurée par de modernes « Routes de la Soie », qui excluent les puissances extérieures, venues de l'Ouest et du Sud.

LE NON ALIGNEMENT D'AUJOURD'HUI.

ANTÉCÉDENTS ET COMPLEXITÉ

Quelle est aujourd'hui la signification d'une stratégie de prévention des conflits et d’allègement des tensions, qui puisse se rapprocher des objectifs du "non-alignement" de l'époque bipolaire?

Dans quels cadres et selon quels modèles peuvent-ils se constituer de nouveaux ponts de dialogue et de coopération, qui soient au même temps des plate-formes de stabilité entre pôles en compétition ?

Toute hypothèse sauvegardée et dans des contextes extrêmement différents, les référents des buts multilatéralistes de concertation peuvent être repérés dans trois types d'approches, qui sont devenues à leur tour des sources de contentieux:

- Les Accords d'Helsinki (1975), comme projet de dégel entre les deux blocs, qui firent émerger l'importance du multilatéralisme pour l'Occident, comme stratégie d'influence et comme mèche d'un « soft power » à charge implosive différée.

Du côté français, ils montrèrent le caractère alternatif de la coopération paneuropéenne intergouvernementale et prouvèrent l'importance pour l'Europe des politiques d'allègement des tensions internationales et d'un nouveau Concert des Nations, « allant de l'Atlantique aux Urales ».

Par opposition à la logique des blocs antagonistes, les Accords d’Helsinki, affirmant la liberté pour les États membres de s'exprimer, de coopérer et de mener une action de « prévention contre la guerre nucléaire », exigèrent le respect du principe de souveraineté et le rejet westphalien de toute ingérence extérieure.

- l'Organisation de Coopération de Shanghai (1996) qui, dans un contexte eurasien, a recherché un modèle alternatif de type multilatéral, face aux alliances militaires classiques et a misé sur une stabilisation interne des régimes autocratiques, par la voie sous-jacente d'un « condominium » sino-russe.

On rajoutera qu'elle songe, en perspective, à l'exclusion de l'influence extérieure de l'Occident et spécifiquement des États-Unis.

- le « Partenariat Oriental de l'Union Européenne » (2006), visant la stabilité régionale en dehors de l'influence russe, qui a fait recours aux négociations multilatérales de Minsk (format Normandie), comme issue négociée à la logique de la confrontation et s'est prévalue d'un rapprochement de l'OTAN et des États-Unis.

    POUR UN CHANGEMENT DE PARADIGMES

Confrontée aux menaces et aux défis de demain, la doctrine du non-alignement représente-t-elle, pour l'Europe, une voie praticable, de transition systémique et de positionnement indépendant, face à la réalité d'un monde de puissances et au combat pour la liberté de manœuvre contre les pouvoirs hégémoniques, ou pour la liberté tout court ?

Vise-t-elle à faire émerger un nouveau paradigme politique dans la scène internationale et , à partir de là, une nouvelle situation de défis, face aux stratégies de menace et de chantage existants ?

Le « Non-Alignement » peut-il constituer pour l'Europe une doctrine d'affranchissement et d'indépendance pour l'avenir ?

En effet, seules les puissances mondiales, nucléaires et multipolaires peuvent représenter un pouvoir intégrateur pour les constellations fragmentées d’États, moins douées en ressources et en quête de stabilité.

A l'époque actuelle, ce nouveau paradigme peut être comparé à une posture de « diplomatie préventive », dressée contre les dérapages nucléaires, mais dépourvue d'une alternative systémique et d'une véritable consistance stratégique. Il peut être assimilé à une « middle range theorie ».

Comme tel, il peut faire appel à une indépendance et souveraineté individuelles défaillantes, car un monde multipolaire est davantage fondé sur des déséquilibres structurels, que sur des alliances instables et des doctrines « in fieri ».

Par ailleurs, il permet une réflexion sur un système international plus souple et moins turbulent, un frein calculé face aux conflits et une protection moins aléatoire vis à vis de la guerre nucléaire, pointée par les Grands contre les pays dépourvus de « suffisance », en matière de sécurité et de défense.

Bruxelles, le 15 Décembre 2017

(revisé le 11 janvier 2018)