TABLE DES MATIÈRES
- INTRODUCTION. SYSTÈME ET CONJONCTURE
- ADAPTATIONS STRUCTURELLES ET AJUSTEMENTS DOCTRINAUX
- MÉTAMORPHOSES
- L'INCLUSION DE LA RUSSIE ET L’ÉQUATION STRATÉGIQUE EUROPÉENNE ET MONDIALE
- FOYERS DE CRISES ET INSTABILITÉ STRATÉGIQUE
- PRÉCARITÉ DE L'ORDRE INTERNATIONAL. UN RAPPEL HISTORIQUE
- LE NON-ALIGNEMENT AUJOURD'HUI. ANTÉCÉDENTS ET COMPLEXITÉ
- POUR UNE DÉSESCALADE ET UN CHANGEMENT DE PARADIGME
- LE MULTIPOLARISME ET LA RÉVISION AXIOMATIQUE DE LA MODERNITÉ
- HOMOGÉNÉITÉ, HÉTÉROGÉNÉITÉ
- LA DISSUASION ET LES ADAPTATIONS DES STRATÉGIES CONVENTIONNELLES ET NUCLÉAIRES
- LA DISSUASION, LA STABILITÉ STRATÉGIQUE ET L’INTERDÉPENDANCE GLOBALE
- IMPLICATIONS NUCLÉAIRES GLOBALES ET LIMITES DE LA DISSUASION
- DISSUASION, ESPACE DE SÉCURITÉ, REALPOLITIK
- L'ENVIRONNEMENT STRATÉGIQUE. SES MENACES ET SES RISQUES
- DISSOCIATION DANS LE CONCEPT DE DISSUASION NUCLÉAIRE ENTRE STRATÉGIE DE PRÉVENTION ET TACTIQUE D'EMPLOI
- SCÉNARIOS DE CONFLITS
- INCERTITUDE GLOBALE
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INTRODUCTION. SYSTÈME ET CONJONCTURE
Le système international actuel résulte d'une série d'évolutions majeures de la conjoncture historique :
- l'épuisement de la stabilité stratégique (de 1991 à 2001), après l'effondrement de la bipolarité et la disparition de l' URSS, comme adversaire nucléaire unique des USA, suivi de phases de stabilisation et de guerres d'ajustement.
- le modelage d'une nouvelle géopolitique eurasienne (de 2001 à 2011), suppléant à l'impossibilité d'un unipolarisme crédible et favorisant la transition vers une configuration multipolaire du monde, illustrée par des transformations des rapports diplomatiques et militaires
- l'apparition d'une forte hybridation de menaces et de vulnérabilités, virtuelles ou avérées, étatiques et sub-étatiques (à partir de 2011), comportant une dérive vers une escalade nucléaire potentielle.
Du point de vue global, les menaces les plus destabilisantes pour l'ordre international se configurent désormais comme menaces systémiques.
Elles influent sur la « Balance mondiale » et concernent les acteurs globaux , les puissances moyennes et leurs zones d'influence géopolitiques.
Il a été observé que, dans la conjoncture actuelle, se superposent trois cycles de crises :
- la crise de déclin hégémonique (environ100 ans).
- la crise « économique de long terme » ,selon les « trends » de Kondratieff, (environ 40/60 ans).
- la crise de transition systémique et civilisationnelle, de durée pluri-séculaire, engendrant plusieurs scénarios de conflits.
Or, la crise actuelle peut être définie une « crise des fondements » (L.Poirier), autrement dit, comme une remise en cause des paradigmes géopolitiques antérieurs et des concepts hérités de sécurité et de défense.*
La réorganisation de l'espace mondial, sous l'accélération de chocs démographiques, culturels et sociétaux, accroît l'incertitude sur les objectifs à long termes des grandes puissances et confirme l'apparition d'un espace de dangers, le cyberespace, catalyseur de crises futures, comme zone d'interconnexion des réseaux et sphère privilégiée des affrontements de demain.
ADAPTATIONS STRUCTURELLES ET AJUSTEMENTS DOCTRINAUX
Quant aux stratégies des acteurs majeurs de la scène planétaire, celles- ci se caractérisent par:
- leur appartenance commune à un théâtre global interactif, où règne une grande hétérogénéité de valeurs, d'intérêts et de principes d'action, ce qui comporte une extension des rivalités et des antagonismes à tous les pôles et à tous les acteurs.
- l'ajustement des hypothèses doctrinales antérieures à la nouvelle conjoncture, dont l'élément-clé est la centralité de la dissuasion nucléaire, (préservation par les USA de la supériorité du conventionnel sur le nucléaire, et centralité du feu nucléaire par la Russie).
- la décomposition du moment américain et l'épuisement de sa volonté de primauté , dont l'expression est la mutation du rôle de « Global Dominance » de jadis, en celui de « Global Leadership » d'aujourd'hui.
- la diversification des fonctions d'influence et de coercition du triangle de puissances de premier plan, les États-Unis, la Russie et la Chine, sur les enjeux régionaux et mondiaux et sur l'instabilité de chaque sous-système régional (Asie du Sud-Est, Proche-Moyen Orient et Golfe, Europe Orientale et Sud-Orientale).
MÉTAMORPHOSES
Les transformations mentionnées mettent en évidence :
- un transfert du « centre de gravité » du monde de l'Europe vers l'Asie, qui a forcé les États-Unis à opérer un « strategic pivot » du Proche et Moyen Orient en direction de l'Asie-Pacifique.
-une remise en cause de l'architecture européenne de sécurité, révélatrice du type de cohésion existante entre les États-membres , les États-Unis et la Fédération de Russie.
- un déséquilibre démographique à fort impact migratoire entre les régions, les continents et les races, influant sur la masse des populations susceptibles d'intervenir dans un conflit, ainsi que sur l'homogénéité des sociétés, dont la « survie » dépend de leurs capacités de résilience.
L'INCLUSION DE LA RUSSIE ET L’ÉQUATION STRATÉGIQUE EUROPÉENNE ET MONDIALE
Le transfert du centre de gravité du monde vers l'Asie-Pacifique pousse désormais l'Europe de l'Ouest à concevoir son unité, par l'inclusion de la Russie dans l'architecture européenne de sécurité et dans l'équation stratégique mondiale, envisageant un rapprochement stratégique russo-occidentale, comme réaction à la poussée otanienne vis à vis de « l'ennemi » de l'est.
Et cela, encore davantage, dans l'hypothèse d'un conflit sino-russe.
Par ailleurs, l'explication du système international par la théorie de l'équilibre multipolaire entre États rivaux continue d'assigner aux États-Unis un rôle essentiel, dont l'Amérique bénéficie de manière directe et indirecte, souvent unilatérale, tandis qu'une nouvelle bipolarité semble apparaître sous forme d'un « condominium global » entre les États-Unis et la Chine.
A l'évidence, les faiblesses de l'ordre international libéral entraînent le déclin des régimes démocratiques et la promotion de modèles alternatifs de pouvoir (formes autocratiques et d'exception, révolutions de couleurs, printemps arabes), porteurs de désordre et de crises.
- la subordination du multilateralisme à la multipolarité exprime, dans la conjoncture actuelle, le contrôle des tensions régionales exotiques par la retenue, étatique et systémique, de la « dissuasion », en tant que fondement de « l'ultime recours » et de la « non guerre ».
FOYERS DE CRISES ET INSTABILITÉ STRATÉGIQUE
La stabilité stratégique pourrait être mise en échec, dans l'un des trois foyers de crises représentés par :
- l'Ukraine et la Syrie
- l'Iran, la Turquie, l'Arabie Saoudite et Israël
- la Corée du Nord et du Sud, le Japon et la Chine
Dans chacune de ces crises nous repérons une implication, une influence ou un intérêt d'Hégémon, qui fondent son emprise et sa stratégie globale.
De plus près, le retard dans l'application en Ukraine, des accords de Minsk 2 et, au Moyen Orient, la constitution d'une coalition de 40 pays sunnites et d'Israël, ayant pour chef de file l'Arabie Saoudite, a pour but d'endiguer l'Iran, dont la dissémination à ses affidés de missiles balistiques étend l'influence, aggrave les tensions et rapproche d'un conflit.
Au même temps, en Extrême Orient, la Corée du Nord, devenue une puissance balistique et nucléaire, perturbe les équilibres stratégiques de la région et pousse à une révision des systèmes de défense de la Corée du Sud, du Japon et de la Chine, impliquant la décrédibilisation des garanties de « sécurité élargie » des États-Unis.
La crise coréenne,comportant une réassurance stratégique de Pékin ( et politique de Moscou), en cas d'attaque nucléaire des États-Unis, accélère la reconfiguration du système international et la relance de la course aux armements, par deux évolutions majeures :
- le basculement de l'axe de gravité du monde vers l'Asie du Sud-Est
- l'aggravation des risques de confrontation militaire (reliquats territoriaux de la II.G.M, erreurs d'appréciations sur les intentions de Pyongyang.
PRÉCARITÉ DE L'ORDRE INTERNATIONAL. UN RAPPEL HISTORIQUE
Tout ordre international est, par sa nature, précaire. car il résulte d'équilibres de pouvoir multiples et d' architectures de sécurité composites.
A titre d'analogie, si la politique de « non alignement » de Bandung (1955) tirait sa justification, à l'âge de l'affrontement bipolaire, de la fin du colonialisme et des conflits imposés par les guerres de libération nationales, les formes de résilience à la « nouvelle guerre froide » en l'Europe de l'Est (Ukraine, Moldavie, Serbie), résultent d'un contre-sens historique; le divorce Europe-Russie, imposé par Hégémon.
Comment expliquer le redoublement de l'investissement en matériel militaire, du Pentagone dans la région, pour la seule année 2017 (3 milliards, 400 millions), par le déploiement de systèmes ABM et les risques auxquels peut conduire un élargissement otanien continu vers les frontières de la Russie, suivi de la perte de contrôle de la part de celle-ci sur son « étranger proche » ?
Le cœur du problème demeure l'Europe, absorbée par le Brexit et dépourvue d'une volonté de souveraineté et de survie.
Le vieux continent a égaré sa mémoire historique, fondée sur le primat du politique et donc sur l’impératif tranchant de l'épée et du risque. Elle a tout fait, en satisfaisant à ses orgueils, à ses jalousies et à ses intérêts, pour sacrifier à la grandeur d'Hégémon, comme jadis les rivaux de Rome, à l'exception de Hiéron, tyran de Syracuse.
Vide de tout psychisme souverainiste, l'Europe actuelle, apparaît à la merci de la République impériale, qui ne supporte pas de conceptions ou de lignes d'action divergentes.
Or les États-Unis veulent se débarrasser de la Russie comme rival géopolitique, par la destruction de son économie et de son potentiel; on pourrait ajouter, par l'élimination de son rôle et de son existence, encore plus que par celle de son régime.
En Eurasie, la Chine vise l'émergence, sous son contrôle, d'une grande unité continentale, structurée par des modernes « Routes de la Soie », qui l'autonomisent de l'ensemble des puissances extérieures, venant de l'Ouest et du Sud et fixent les limites des sanctions économiques éventuelles en cas de conflit avec l'Occident.
LE NON ALIGNEMENT AUJOURD'HUI. ANTÉCÉDENTS ET COMPLEXITÉ
Quelle est aujourd'hui la signification d'une stratégie de prévention des conflits et d’allègement des tensions, qui puisse se rapprocher des objectifs du "non-alignement" de l'époque bipolaire?
Dans quels cadres et selon quels modèles peuvent-ils se constituer de nouveaux ponts de dialogue et de coopération, qui soient au même temps des plate-formes de stabilité entre pôles en compétition ?
Toute hypothèse sauvegardée et dans des contextes extrêmement différents, les référents des buts multilatéralistes de concertation peuvent être repérés dans trois types d'approches, qui sont devenues à leur tour des sources de contentieux:
- Les Accords d'Helsinki (1975), comme projet de dégel entre les deux blocs, qui firent émerger l'importance du multilatéralisme pour l'Occident, comme stratégie d'influence et comme mèche d'un « soft power » à charge implosive différée.
Du côté français, ils montrèrent le caractère alternatif de la coopération paneuropéenne intergouvernementale et prouvèrent l'importance, pour l'Europe, des politiques d'allègement des tensions internationales et d'un nouveau Concert des Nations, « allant de l'Atlantique aux Urales ».
Par opposition à la logique des blocs antagonistes, les Accords d’Helsinki, affirmant la liberté pour les États membres de s'exprimer, de coopérer et de mener une action de « prévention contre la guerre nucléaire », exigèrent le respect du principe de souveraineté et le rejet westphalien de toute ingérence extérieure.
- l'Organisation de Coopération de Shanghai (1996) qui, dans un contexte eurasien, a recherché un modèle alternatif de type multilatéral, face aux alliances militaires classiques et a misé sur une stabilisation interne des régimes autocratiques, par la voie sous-jacente d'un « condominium » sino-russe (H.Kissinger).
On rajoutera qu'elle songe, en perspective, à l'exclusion de l'influence extérieure de l'Occident et spécifiquement des États-Unis.
- le « Partenariat Oriental de l'Union Européenne » (2006), visant la stabilité régionale en dehors de l'influence russe, qui a fait recours aux négociations multilatérales de Minsk (format Normandie), comme issue opposée et négociée à la logique de la confrontation et qui s'est prévalue, sous forme de chantage, d'un rapprochement de l'OTAN et des États-Unis des frontières russes.
POUR UNE DÉSESCALADE ET UN CHANGEMENT DE PARADIGME
Face aux risques d'une politique d'affrontement, présentée comme « une nouvelle guerre froide », la doctrine du non-alignement représente-t-elle, pour l'Europe, une voie praticable de transition systémique et un positionnement indépendant vis à vis des États-Unis ?
Vise-t-elle à faire émerger un nouveau paradigme politique sur la scène internationale et , à partir de là, une nouvelle situation de défis ?
Historiquement, seules les puissances multipolaires, peuvent représenter un pouvoir intégrateur pour les constellations fragmentées d’États, moins douées en ressources et en quête de stabilité.
Formellement « le non-alignement » s'apparente à la quatrième règle de conduite de M.Kaplan, qui formule six propositions, adressées à des acteurs parfaitement rationnels et permettant à tout système international « idéal type» de fonctionner.
Elle recommande à tout acteur d'« agir de manière à s’opposer à toute coalition ou acteur individuel, qui tend à assumer une position de prédominance par rapport au reste du système ».
Cette proposition est la plus proche du système de l'équilibre à la David Hume, dont la sauvegarde est admise comme une obligation et presque une nécessité commune par les décideurs et les Chefs d'État, mais elle s'en éloigne par son caractère d'arbitrage et de compromis, esquivant le prix du risque.
A l'époque actuelle, ce nouveau paradigme peut être comparé à une posture de « diplomatie préventive », dressée contre les dérapages nucléaires, mais dépourvue d'une alternative systémique et d'une véritable consistance stratégique. Du point de vue doctrinal il serait aisé de classer le non alignement parmi les « middle range theories» (R.Merton / R.Boudon).
En termes politiques ce paradigme fait appel à des souverainetés défaillantes, car un monde multipolaire est davantage fondé sur des déséquilibres structurels que sur des alliances, par leur nature instables. En effet l’atome, en cas de conflit, est destiné à compenser, pour un État nucléaire, l'asymétrie des forces conventionnelles engagées sur le terrain.
Sur le fond, le « non alignement » permet une réflexion sur un système international plus souple et moins turbulent et une protection moins aléatoire vis à vis de la guerre nucléaire, régionale ou locale.
A l'échelle européenne,et pour conclure, le paradigme du « non-alignement » peut être vu comme une forme de décolonisation des esprits vis à vis d'une administration dépolitisée (l'UE), qui a exproprie le destin du continent, par la « Ruse de l'Histoire », le plongeant dans une léthargie stratégique.
Il apparaît par ailleurs comme l'expression du désir des peuples à avoir leurs mots à dire sur leur refus de la soumission et sur leur émancipation, leur existence et leur avenir.
On pourrait ajouter qu'il s'agit là d'un « déficit démocratique » en relations internationales et d'une repolitisation des nations face à la guerre.
LE MULTIPOLARISME ET LA RÉVISION AXIOMATIQUE DE LA MODERNITÉ
Les bouleversements intellectuels et stratégiques d’aujourd’hui ne peuvent se passer d'une réflexion sur les équilibres de puissance , à propos desquels l'ordre des débats, qui commande à la morphologie du système, s'exprime par des règles de conduite différentes, selon le regroupement des acteurs principaux.
Ainsi et à titre de rappel, depuis la chute de de l'Union Soviétique, la politique de l'équilibre est devenue pluripolaire et la multipolarité a acquis les traits d'un paradigme incontournable, en ce qui concerne la nouvelle approche au système international du XXI siècle. Or, en tant que référence du nouvel ordre mondial, le multipolarisme comporte une révision axiomatique de la modernité. En effet l'idée multipolaire suppose un pluralisme d'Histoires nationales distinctes et réfute la conception individualiste et eurocentriste de l'Histoire, soit elle de la « Raison » et à prétention universelle. Elle refuse toute théorie d'un gouvernement global intégré, au nom de l'émergence de nouveaux modèles de civilisation et de pouvoir, ce qui prouve le triomphe de l'hétérogène sur la fausse homogénéité des concepts et donc de la réalité sur l'utopie.
HOMOGÉNÉITÉ, HÉTÉROGÉNÉITÉ
Le dialogue entre unités politiques est fonction du dialogue entre décideurs étatiques (Chefs d’État et de gouvernement) et régimes politiques intérieurs (démocratiques, aristocratiques ou monocratiques) et ce dialogue marque le type d'homogénéité ou d'hétérogénéité historiques du système international.
Il influence le style de combat des acteurs principaux, bref, la nature de la compétition belliqueuse et les objectifs politico-militaires des conflits qui en résultent.
Un système pluripolaire est intrinsèquement hétérogène.
Hétérogène au niveau global et homogène (ou plus homogène) au niveau régional ou local. Ainsi cette étrange mixité décide de l'ampleur du coefficient de mobilisation des ressources et des enjeux des conflits. Selon les ambitions , les buts et les issues de la confrontation, il en résultera un changement « du » système ou « dans » le système. Ce changement apparaîtra, dans le premier cas, comme révolutionnaire ou de rupture, dans l'autre comme conservateur, ou d'évolution. Par ailleurs, le type de solidarité entre les classes dirigeantes et leurs peuples, influera sur les alliances politiques, la légitimité des guerres, les sympathies et parentés, idéologiques et culturelles et les options des diplomaties nationales (pacifistes ou interventionnistes). Les ambitions des pouvoirs, civils et militaires, inspireront ce grand jeu. C'est ainsi que, de la cohésion entre ces deux pouvoirs, naîtront les grandes stratégies et les rêves de rapports de forces toujours plus favorables, pour protéger les peuples, gagner les guerres, punir les agresseurs et renverser le cours des choses.
La multipolarité renforce ainsi le rôle de tous les facteurs identitaires, car elle est un compromis permanent entre « l'état de nature », ou du chacun pour soi et le « règne de la loi » (R.Aron), ou de la fragilité juridique de l'ordre international.
En ce sens, face au maintien ou au changement du système, les règles de conduite des acteurs ne seront pas différentes, qu'il s'agisse d'une configuration bipolaire ou mutipolaire, car « le maintien de la configuration n'est pas l'objectif premier ou suprême des acteurs » (R.Aron).
En effet, vaut pour tous les systèmes, le principe général, selon lequel « chaque acteur s'efforce de ne pas être à la merci de l'autre » (R.Aron).
Cela signifie que la configuration du rapport de forces et la volonté de ne pas se plier à la sujétion, aboutit à des systèmes, où la constante, pour chaque unité politique, est le souci d’indépendance et de survie.
Or, dans la vision réaliste du système international, les facteurs identitaires se révèlent plus forts et enracinés de l'algorithme universaliste de l'intégration, ainsi que des divers processus d'intégration régionaux et, en particulier, de celui, faible, l'Union Européenne.
Sous cet aspect, la vision omni-compréhensive du monde, celle que Heidegger appelait l’ « authentique existence de l'être », ne découle pas d'une individualité hégémonique dominante, mais de formes identitaires résilientes, souvent antinomiques ou hostiles, celles des nations. L'expression de ce multipolarisme géopolitique et conceptuel a, comme corollaire, une constellation de « mondes virtuels », qui s'affrontent en termes de « réseaux sociaux » et de « flux informationnels ».
D'une façon générale, la théorie d'une gouvernance globale intégrée apparaît comme antagonique vis à vis de l'idée multipolaire, car elle purge les rapports de force de la logique poétique de l'ami et de l'ennemi.
En conclusion l'interprétation multipolaire du monde constitue le fondement d'une perspective historique différenciée, fondée sur une vision multi-civilisationnelle de l'histoire. Ainsi la spécificité de chaque culture retrouve sa légitimité et sa liberté d'action dans une koinè multipolaire et le futur du système mondial sur de modèles identitaires en éveil permanent. Cette perspective conduit au renforcement du rôle de l'éthnos et des facteurs idéologiques et confessionnels du passé.. Dans l'optique multipolaire, le concept de réseau ne pourra plus être connecté à un seul centre dominant de pouvoir (unipolarisme), mais sera différencié en termes de codes culturels.
Il sera, de nécessité, systémique, mais il ne pourra plus devenir organique à un seul sujet ou à une seule forme de pensée et de vie, car il ne pourra plus subsumer le monde, ni comme réalité, ni comme représentation.
LA DISSUASION ET LES ADAPTATIONS DES STRATÉGIES CONVENTIONNELLES ET NUCLÉAIRES
Entrer dans le débat sur la dissuasion et sur les adaptations des stratégies nucléaires à l'ère de la multipolarité signifie de confirmer la centralité de l’atome dans les préoccupations d'insularisation et de prolifération des puissances émergentes, au cœur des enjeux sécuritaires, régionaux et globaux.
Cette centralité du nucléaire rappelle la radicalité conceptuelle et stratégique du débat sur le conflit nucléaire, qui marqua la période 1945-1991.
Ce débat reprend aujourd'hui autour du coût de l'emploi de la force vis à vis d'acteurs non coopératifs, de la pertinence du concept de « dissuasion » vis à vis des « peers competitors », de la notion de conflit limité, d'escalade et de survie, qui ont été au cœur de la « guerre froide », celle-ci n'ayant jamais cessé, selon certains, en tant qu'expression des politiques de puissance.
La même interrogation de fond, élucidée par Brodie à l'époque de l'affrontement Est-Ouest, persiste aujourd'hui et peut être ainsi énoncée :
« Comment transposer dans le domaine de la multipolarité et entre adversaires potentiels, la préservation d'un certain « status quo », qui avait caractériser la bipolarité, sans réduire les chances de créer la « surprise » et la « rupture », lors d'une attaque soudaine et imprévue? »
« Comment faire accepter à plusieurs acteurs des contraintes,concernant leurs capacités de destabilisation, ou encore, comment définir les nouveaux termes des équilibres stratégiques en Europe, ayant pour objectif concomitant, la couverture de la dissuasion et la liberté d'action ? »
Et encore, « last, but not least », comment concilier une guerre limitée et une escalade nucléaire de coercition, compte tenu du fait que la recherche de suprématie dans l'escalade peut surgir d'une guerre conventionnelle locale et indécise et viser « la victoire ».
LA DISSUASION, LA STABILITÉ STRATÉGIQUE ET L’INTERDÉPENDANCE GLOBALE
Si le système multipolaire se signale par la rivalité entre plusieurs acteurs, satisfaits et insatisfaits, révisionnistes ou conservateurs et par la dimension de changement, qui est inscrite dans les règles de fonctionnement de tout système international, la dissuasion, comme stratégie de la « non-guerre », liée, en ses déterminismes et principes, à la logique de la stabilité et du « status-quo », ne peut éviter les adaptations opérationnelles et doctrinales qui apparaissent sur le terrain des évolutions militaires globales.
A ce titre, les crises contemporaines majeures (Ukraine, Syrie, Corée du Nord), nous enseignent que les ajustements des stratégies nucléaires à des situations de conflit non-linéaires, recèlent des réflexions, en matière d'asymétrie des enjeux et de moyens conventionnels et tactiques, mis en œuvre sous couvert du nucléaire. Ces réflexions retentissent à leur tour sur la fonction sécurisante de la stabilité nucléaire mondiale (voire déclaration de Président Poutine dans son allocution annuelle du Ier mars 2018, devant les parlementaires et les gouverneurs de Russie, sur les armes de représailles hypersoniques, ultra-sophistiquées).
En synthèse, puisque la dissuasion ne peut éviter les conflits locaux ou de basse intensité, ni la logique des faits accomplis qui interviennent sous couvert du nucléaire, des adaptations des forces conventionnelles se révèlent indispensables, pour mettre en échec l'option dramatique du « tout ou rien ».
Ainsi, c'est la dualité et le continuum du nucléaire et du conventionnel, qui garantissent.la stabilité et la sécurité. De même c'est le pari de l'international (multipolarisme) et la « prise de risque »,concernant la définition appropriée des intérêts vitaux, qui dictent l'évolution du système et son dynamisme.
C'est in fine l'interdépendance entre système global et sous-systèmes régionaux qui empêche de « limiter » les crises et de compartimenter les théâtres.
IMPLICATIONS NUCLÉAIRES GLOBALES ET LIMITES DE LA DISSUASION
Les planificateurs et décideurs politiques de la « guerre froide » savaient pertinemment que la dissuasion ne pouvait pas mettre en échec une agression conventionnelle, locale ou de basse intensité et qu'elle ne pouvait surmonter le découplage des théâtres, américain et européen, car elle touchait à une « limite » de la doctrine, la « crédibilité élargie » du parapluie nucléaire américain.
Le doute sur cette « crédibilité » a-t-il disparu, si, au lieu d' un seul théâtre ( Europe), il s'agit aujourd'hui de couvrir trois grands théâtres de crise( l'Europe, le Proche et Moyen Orient, et l'Asie-Pacifique) ?
DISSUASION, ESPACE DE SÉCURITÉ, REALPOLITIK
Or, que recouvre-t- elle la dissuasion et quels types de menaces doit-elle identifier pour garantir les intérêts de sécurité et de défense d'un pays nucléaire ?
L'évolution de l'environnement stratégique et l'aggravation des perceptions des dangers et des risques inter-étatiques constituent les menaces sécuritaires prioritaires pour l'Occident.
Elles ont pour raisons d'être :
- le sentiment d'une restriction des intérêts américains,
- la demande russe d'inclusion dans la « balance globale », d'autres capacités, développées par l'Amérique, en dehors de la dissuasion et le refus russe de négocier un retour à la maîtrise des armements, comportant une régulation juridique fragilisée des rapports de forces.
- les accusations, faites à Moscou, d'abandon du Traité des Forces nucléaires intermédiaires (TNP)
- la déconstruction de l'architecture européenne de sécurité, suite à la crise ukrainienne, par la remise à l'honneur de rapports de force et de puissance, purement défensifs, qui ne remettent pas en cause la dissuasion.
Or, puisque l'équilibre dissuasif demeure l'expression centrale de la logique de la puissance, la compréhension de la conjoncture actuelle exige un rappel des principes et pratiques de la Realpolitik, bref, la prudence et la rationalité de la puissance.
En voici les percepts :
- l'intérêt national,
- le primat de la force,
- la rivalité inter-étatique (ou jalouse émulation),
- la compétition dans la prise de risque,
- l'indifférence morale de la guerre dans la poursuite d'objectifs politiques,
- la résilience de l'État et de la nation dans les calculs géopolitiques et stratégiques.
Ces quelques rappels comportent une série de recommandations, ayant valeur de réflexions sur la politique internationale, l'organisation de la scène planétaire et la prise de décision en matière de défis nucléaires :
- l'approche systémique comme déterminisme cognitif prioritaire
- l'importance des alliances civilisationnelles
- la géopolitique du nombre , des territoires et de la population, en fonction de la survie.
L'ENVIRONNEMENT STRATÉGIQUE. SES MENACES ET SES RISQUES
La perception de l'environnement stratégique commande à la sécurité de toute Nation et à la structuration du monde en grands espaces géopolitiques. Elle procède à la diversification des risques, à l'identification des menaces, militaires et non militaires, à l'étude de la prolifération balistique et nucléaire et à l'analyse des formes de stabilité et de crise.
Ainsi, face aux menaces de la force, aux vulnérabilités de la faiblesse et aux incertitudes des risques, amplifiés par la mondialisation, l'analyse fait apparaître, à titre d'exemple, que les objectifs militaires de la Russie consistent à compenser les déséquilibres conventionnels quantitatifs avec l'Otan et la Chine et à combler l'asymétrie en capacités de frappe de précision, vis à vis des USA.
Or, si la dissuasion reste l'élément-clé de la stabilité du monde, la permanence des menaces étatiques majeures, justifie son maintien, son efficacité et sa crédibilité en Europe de l'Ouest.
En Asie, la conjoncture internationale souligne l'aspect compétitif de la course aux armements, où la prolifération nucléaire est une réaction à la perception d'insécurité globale. Par ailleurs une véritable culture commune fait du nucléaire un des piliers des politiques de défense des quatre pays détenteurs (Inde, Pakistan, Chine et Russie).
DISSOCIATION DANS LE CONCEPT DE DISSUASION NUCLÉAIRE
ENTRE STRATÉGIE DE PRÉVENTION ET TACTIQUE D'EMPLOI
Si la multipolarité est entendue non seulement comme morphologie du système international et comme différenciation des modèles civilisationnels et culturels, en matière de politiques de sécurité et de défense, il faut introduire, dans la réflexion sur le nucléaire, une distinction structurante entre stratégie et tactique, qui prenne en compte les acteurs occidentaux et asiatiques dans un contexte global.
A ce titre, s'imposera une première dissociation entre « nucléaire stratégique » entendu comme prévention du conflit et « nucléaire tactique », conçu comme mode d'emploi, pour l'emporter militairement et politiquement, dans une guerre conventionnelle.
Le vocabulaire classique, d'intimider, soumettre, vaincre et anéantir l'adversaire, change de sens et de but, car changent profondément les expériences et les cultures.
Le concept dissuasif se bifurque, car l'histoire est ramifiée et irréductible à une unité contraignante et univoque.
Ainsi multipolarité et dissuasion (à l'occidentale) divergent.
Apparaissenten toute leur prégnance les concepts de « seuil », d'escalade, de guerre limitée et de gestion des crises.
Ces concepts appartiennent au premier âge nucléaire( 1945-1991), bipolaire, occidental et historique, tandis que nous vivons le deuxième, celui du XXIeme siècle, multipolaire, global et prospectif.
Une histoire qui est toute à jouer.
SCÉNARIOS DE CONFLITS
La crédibilité d'une politique de « dissuasion élargie » et d'une gestion de crise frôlant une escalade nucléaire, irrigue les réflexions des analystes et des décideurs en Asie du Nord-Est.
La logique de puissance, prenant en compte l'ensemble des capacités des acteurs aux prises,peut permettre de modifier le « status quo » sur le terrain, par la force conventionnelle, sans faire intervenir le nucléaire.
Les scénarios de conflits inter-étatiques ont pour buts de guerre, une série d'objectifs qui peuvent être assignés à une politique de défense, plutôt qu'a une perspective de sécurité:
- les intérêts vitaux d'un pays
- l'espace de son environnement immédiat
- la diversification des risques
Dans la plupart des cas, ces objectifs peuvent être atteints par des capacités stratégiques conventionnelles.
Cependant, les menaces déterminantes sont aujourd'hui liées au terrorisme sub-étatique et aux forces exotiques, extrémistes et irrégulières.
Si la fonction de la dissuasion est de préserver un pays nucléaire des pressions et chantages balistiques et nucléaires, son revers est d'assurer la liberté d'action conventionnelle à ce même pays. C'est tout le sens de l'indépendance et de la souveraineté nationales. Par ailleurs le principe de l'escalade, dans un affrontement entre puissances nucléaires demeure le danger le plus redoutable parmi les dangers militaires extérieures. Le terrorisme non étatique est devenu une priorité qui concerne également la sécurité intérieure, sans protéger le pays visé, d'autres menaces cybermassives extérieures, de nature asymétrique. Or, le but de rendre la guerre irrationnelle et de dissuader d'une agression, en enclenchant une escalade éventuelle dans la posture « du faible au fort » (dissuasion française), n'interdit pas au « faible », de viser une représaille dévastatrice, pour gagner une bataille ou une guerre, par l'emploi direct d'une arme nucléaire, sur la base du postulat du « pouvoir égalisateur de l’atome » (Gallois / R.Castex).
Une des hypothèses d'emploi de l'arme nucléaire dans le courant d'un conflit conventionnel, est de forcer l'adversaire à se déclarer vaincu, en démontrant l'existence d'une asymétrie des enjeux, par l'emploi d'une asymétrie des forces.
Par ailleurs, l'emploi du nucléaire dans une « guerre limitée », ne signifie pas nécessairement un échec de la « dissuasion », mais une rupture du tabou de la stratégie de prévention, visant une volonté délibérée de négocier en position de force, ou encore de vouloir l'emporter et de vaincre. Le franchissement d'un « seuil » entre conventionnel et nucléaire, suppose une capacité de gestion de la crise, soit pour acquérir la suprématie dans l'escalade,soit pour maîtriser l'escalade elle même, avant le passage à un échange stratégique nucléaire global. Cet échange ferait alors intervenir plusieurs acteurs multipolaires, compte tenu de la pluralité des puissances concernées par l'issue d'un conflit général ou par une guerre d'alternance hégémonique.
Le pluralisme stratégique, conventionnel et nucléaire, interdit, dans ce cas, une modélisation rationnelle de l'échange et fait de l'incertitude la maîtresse inconditionnelle de l'approche militaire, dans l'établissement d'une relation rigoureuse entre multipolarité et dissuasion.
Cette incertitude dépend également, dans la conduite de la guerre, de la dissociation du civil et du militaire et de la subordination du militaire au pouvoir politique d’État.
INCERTITUDE GLOBALE
Cependant et au niveau le plus abstrait, les équilibres d'un système défini par la rivalité entre pôles, où l'ennemi est le pôle qui risque de dominer les autres, la dissuasion est, elle même, multiple, car elle doit exprimer militairement les rivalités régionales politiques, au sein d'un environnement où domine la règle du « chacun pour soi ». C'est pourquoi tout système international oscille en permanence entre l'impératif de la prudence individuelle, qui interdit, en pur principe, les guerres totales et inexpiables, de même que le retour à la « loi de la jungle » et un « ordre juridique et contractuel » central et faible, au nom d'une sécurité onusienne sans garanties, en tant qu'expression d'un empreinte démocratique de source occidentale et d'une diplomatie inefficace et déclaratoire.
La contradiction entre ces deux principes est génératrice d'impuissance, comme dans le cas de l'Union Européenne, lorsque, suite à l'écroulement de l'URSS, la politique de l'élargissement devint ingérable, les relations avec la Fédération de Russie tendues et la poussée de l'OTAN vers l'Est menaçante.
Or, la paix ou la guerre d'un système à configuration multipolaire exige tout à la fois un recrutement et une stabilisation des clientèles étatiques, qu'une capacité de résilience des peuples, soumis aux chantages et aux menaces d'anéantissement.
Ainsi, face à l’évolution des États-Unis, qui accordent une place de plus en plus importante aux différents systèmes régionaux de défense anti-balistiques, intégrant, sous la forme d'une dissuasion élargie, des aspects conventionnels, nucléaires et antimissiles, le défi contemporain central, pour l'Europe et les pays nucléaires du continent, est de dimensionner une défense antimissile pour traiter les menaces montantes dans des régions clés, sans remettre en cause la stabilité des puissances nucléaires majeures, à une ère d'instabilité et de course aux armements.
Bruxelles (première rédaction le 15 Décembre 2017, Chisinau)
(remaniement Juin 2018, Bruxelles)
Note : *Toute « crise systémique », peut être définie comme « crise civilisationnelle », comportant une métamorphose des principes de cohésion spirituelle et comme « crises chaotiques» à la Toynbee, qui est à la fois inter-étatique, infra-nationale et inter-civilisationnelle.