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SUR L'IDENTITÉ DE L'UNION. L'UE EST-ELLE UN « SOFT EMPIRE »?
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CONCEPTION PLURALISTE DE L'ÉTAT ALLEMAND ET DIFFICULTÉ THÉORIQUE D'UN ÉTAT SOUVERAIN EUROPÉEN
A partir de 1945, l'Europe, divisée en deux blocs rivaux et hostiles, inscrit son devenir dans une conjoncture unique et totalement originale, qui se situe non plus seulement à l'échelle des nations, ni à celle des civilisations, mais de l'unité planétaire de l'humanité. Du coup, les constellations régionales ou locales doivent être analysées en fonction d'un contexte global. Ainsi, les éléments fondamentaux de la conjoncture ne peuvent plus être définis en termes univoques et rationnels, ni être confrontés aux problèmes éternels des conflits qui ont pour enjeu l'existence des États. En 1945, l'Europe, dévastée et affaiblie, essaye de se soustraire à une rivalité unique, dont l'une était directe, en Europe et liée au sort de l'Allemagne et l'autre indirecte, dans le monde, et liée à une alternative de système et de société, rivalité par ailleurs orientée par l'une ou par l'autre des deux grandes puissances par le biais d'une diplomatie globale. A partir de 1945, l'Europe élabore ainsi une triple stratégie:
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survivre, face aux « Supergrands » et au risque d'un conflit nucléaire apocalyptique, par la quête d'une nouvelle morale internationale consistant à rechercher la stabilité par la paix
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fonder la paix par la loi, face à une opposition de systèmes irréconciliables, en s'appuyant sur l'imperfection essentielle du droit public international et les limites des éléments de modération uniquement juridiques
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aller au-delà de la politique de puissance et des rapports de force purs, tenus pour responsables d'une guerre totale et implacable et surmonter l'équivoque de la souveraineté pour fonder l'unité européenne sur une fédération pacifiée d'États, en oubliant les héritages tragiques et les rivalités belliqueuses des nations.
Soixante-cinq ans après, l'Europe a-t-elle réussi ce grand pari historique consistant à échapper aux États nationaux et à leurs conditionnements, en transformant en équilibre de satisfaction les raisons de rivalités antérieures à l'échelle du continent ? De façon générale, plus un ensemble de nations inscrit son avenir dans une conjoncture globale, plus la nature des conduites humaines, dont la théorie est la compréhension systématique et la stratégie l'impératif d'action, paraît échapper aux régularités et aux évidences historiques, qui se ressemblent entre elles sous forme d'enseignements aux implications normatives implicites. Dans de pareilles situations les éléments d'indétermination et d'incertitude égarent la logique rationnelle, de telle sorte que les grands choix historiques se fondent sur l'espoir d'un renouveau, qui semble avoir été inspiré aux hommes d'État par un changement de l'histoire et pas « dans » l'histoire. L'Europe et les Européens, plus que tous les autres acteurs de la scène internationale ont ainsi essayé de se soustraire aux déterminismes du passé et aux leçons cruelles de l'expérience. Ils ont tenté de surmonter les antinomies de l'action diplomatico-stratégiques qui n'est jamais déterminée rationnellement, en oubliant l'essence des relations internationales qui commande à deux problèmes praxéologiques: le problème machiavélien, ou de l'amoralité (et non immoralité) des moyens de force et le problème kantien, ou de l'illégitimité des politiques de contrainte qui est aussi l'expression paradigmatique de la supériorité de la paix sur la guerre comme finalité de l'ordre humain universel. Ils ont feint d'oublier que la dialectique de la paix et de la guerre repose sur une combinaison permanente de dissuasion, de persuasion et de subversion et que la conduite étatique obéit à la logique implacable de la rivalité, de l'inimitié et de l'hostilité. Ils ont également refusé de se plier à la morale, conforme aux exigences éternelles de la compétition, qui est celle du combat et de la lutte pour la vie. Par ailleurs, ils se sont efforcés de justifier leurs options philosophiques par des raisons juridiques et morales qui n'obéissaient pas aux principes du calcul et des intérêts à long terme des nations, ni à ceux de la nécessité historique. Ils ont sous-estimé voir méprisé les contraintes des égoïsmes nationaux qui découlent logiquement de la fiction de l'état de nature, un état qui continue de régner entre les États. Pouvaient-ils en être autrement ? Devaient-ils se plier à la défaite et à leurs implications ou succomber aux illusions de l'idéalisme?
La tentation faustienne de la renaissance européenne par les mirages de l'idéalisme s'incarna en trois variantes principales :
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l'idéalisme idéologique, celui d'une cause universelle qui envenimera les relations bipolaires
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l'idéalisme juridique, celui de l'empire de la loi, mais aussi celui de décisions prises en Europe en fonction d'une norme, souvent indéterminée et imprécise et d'une philosophie individualiste d'inspiration anglo-saxonne, fondée sur la création de l'ordre international par le droit et, hors l'Europe, sur l'accélération du processus de décolonisation et de désagrégation des empires européens
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l'idéalisme moral, consistant à départager les conduites étatiques à partir de la division des États en bons ou mauvais, en pacifiques et belliqueux et en missionnaires ou conservateurs et à transformer l'idéalisme moral en idéologie libertaire.
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rechercher la stabilité pour la paix,
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fonder la paix par la loi
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aller au-delà de la politique de puissance
Ceci renvoyait tout naturellement à l'illusion d'une réconciliation du monde et d'une pacification humaine universelle, qui oublie l'état de compétition permanente entre les acteurs, à l'intérieur d'un même espace de civilisation et au sein des mêmes structures intégrées (Union européenne). L'idée d'Europe ou d'unité européenne apparut alors comme l'une des raisons du salut, capables d'influer sur le cours de événements. L'idée européenne, comme idée-guide de la nouvelle phase de l'histoire européenne mobilisa, au sein d'États nations, ennemis par leurs héritages séculaires, la ressource principale du changement, les hommes et en particulier les jeunes, convertis aux œuvres de coopération et de paix et à l'édification d'une nouvelle société continentale, enviable pour sa richesse, mais disjointe cependant de sa sœur endogamique, la puissance. Les Européens ont ainsi voulu édifier une « société civile » ou une « communauté de valeurs » comme régime pluraliste, sans loyauté politique et en équilibre de concurrence permanent, sans hiérarchie ni obédience, sans cohésion interne et surtout sans animosité ni rivalité extérieures.
Ils ont ignoré par ailleurs la nature conservatrice de l'État et son essence profonde, la pluralité de ses formes, qui reflète la richesse de la nature humaine et donc l'existence de personnalités juridiques, politiques et morales totalement singulières.
Pour finir, ils ont voulu croire que la souveraineté pouvait être partagée, que les principes internationaux avaient une valeur absolue et que, en peuples de culture, le sens profond des personnes nationales, s'imposant de lui-même, autorise les États à ne pas prendre soin de leur puissance.
Délaissant les injonctions de la force, ils ont laissé libre cours à leur faiblesse qui demeure le « péché mortel commis contre le Saint-Esprit de la politique » (H. Von Treitschke).
Tentés par un cheminement inédit, ils ont succombé aux séductions du néokantisme et ils ont, plus que tout autre État historique, édifié un artefact institutionnel, l'Union européenne, qui a été l'acteur désarmé et exemplaire, de la triple stratégie praticable à l'époque,
Le changement soudain de conjoncture historique en 1991 avec l'implosion d'un pôle de puissance dominant, au profit d'une multipolarité virtuellement conflictuelle, remet-il en cause les paradigmes de l'époque?
C'est l'interrogation qui préside à la question, praxéologique et énigmatique: « Qu'est-ce qu'aujourd'hui l'Union européenne ? Le pari historique de 1945 a-t-il été gagné? »
L'Union européenne n'a pas une identité intrinsèque puisqu'elle est née du rejet d'une conscience identitaire forte qui appartient à l'État-nation. Le caractère de ce dernier repose sur une assise organique, territoriale, culturelle ou religieuse et sur l'amour traditionnel pour la patrie, la « terre des pères », labourée par les bouleversements de grandes épreuves communes, les épreuves du sang.
Or, l’identité européenne comme artefact est soumise aujourd'hui à l’usure de la dépolitisation et simultanément à l’émergence d’une société mondiale cosmopolite, enfantée par l’économie globale.
Elle est, enfin, secouée par des crises récurrentes, internes et extérieures et par des courants de radicalisme à base ethnique et religieuse, dont l’islamisme et le communautarisme constituent des expressions perturbatrices – remettant en cause la cohérence et la cohésion nationales et l'autorité des gouvernements.
Perméable au terrorisme et à l’immigration massive ainsi qu'à la rivalité de pouvoirs mondiaux classiques, virtuellement hostiles, le risque existentiel de l'Union européenne est constitué par sa dépendance de paradigmes désuets :
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la focalisation sur l'espace européen au lieu de l'espace eurasien et mondial comme pivot du monde
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le constructivisme rationaliste au lieu du réalisme, comme approche stratégique aux relations internationales, dans une époque d'accélération des changements, de revival des menaces et de crise des grands équilibres géopolitiques
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la relativisation de l'ennemi et la délimitation de la guerre
Ainsi, la discordance interne d'un système de décisions pluraliste, à caractère communautaire, intergouvernemental et national fait surgir une question légitime. L’UE peut-elle poursuivre son processus d’intégration sans un projet global pour le XXIème siècle, permettant d'orienter des États-Nations aux intérêts contradictoires vers des objectifs communs ? Des États qui ne disposent plus, singulièrement, des ressources nécessaires pour jouer un rôle mondial?
En termes strictement institutionnels, l'Union européenne est une association d'États indépendants, situés entièrement sur le continent et pas seulement par des enclaves extérieures, unis par un héritage commun et par une série de traités qui en font une organisation « sui generis », ni fédération, ni confédération, ni organisation internationale classique. Elle est dotée depuis le Traité de Lisbonne de la personnalité juridique (art.47) qui l'autorise à signer des traités et à adhérer à des conventions. Elle regroupe 27 États (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Danemark, Irlande, Royaume-Uni, Grèce, Espagne, Portugal, Autriche, Finlande, Suède, Chypre, Hongrie, République Tchèque, Slovaquie, , Slovénie, Lituanie, Lettonie, Pologne, Estonie, Malte, Bulgarie et Roumanie) et représente l'aboutissement d'un double processus, idéel et politico-institutionnel.
Le premier remonte loin dans les siècles et dans l'imaginaire philosophique et littéraire. Le deuxième se précise comme processus d'intégration économique à caractère fonctionnaliste et commence le 9 mai 1950 avec la « Déclaration Schuman » et il se concrétise avec la création de la CECA en 1951, prenant une consistance politique et institutionnelle avec le Traité de Rome signé le 25 mars 1957. Ce processus se poursuit politiquement en dehors des traités constitutifs par le Traité de l'Elysée du 22 janvier 1963 qui marque la réconciliation franco-allemande et se consolide avec le Traité de Maastricht du 7 février 1992 accompagnant la réunification du continent et la fin de la division de l'Allemagne. Plus proche de nous, cette dynamique se conclut par le Traité de Lisbonne du 13 décembre 2007 qui achève un travail de simplification et de fonctionnement d'une structure institutionnelle de plus en plus complexe et reposant sur deux traités distincts et complémentaires et se prévalant de processus décisionnelles spécifiques (PESC/PESD).
L'Union est une organisation unique, régie par le jeu croisé de stratégies communes et de politiques nationales. L'UE dispose de trois institutions principales au fonctionnement hybride: la Commission, organe exécutif supranational d'initiative législative, le Conseil, clé de voûte politique à caractère intergouvernemental représentant les États-membres (et exerçant une « souveraineté partagée ») et enfin le Parlement européen, tribune politique et voix des citoyens qui en fait un lieu de débat et une institution de co-décision législative complétant la structure globale. L'UE est un ensemble régional doté de compétences propres et dans la plupart des cas à caractère économique. A cela s'ajoutent d'autres institutions, au premier rang desquelles figurent la Banque Centrale Européenne qui est chargée de définir les grandes orientations de politique monétaire de la zone euro et de prendre les décisions nécessaires à sa mise en œuvre et la Cour de Justice du Luxembourg qui a pour fonction de surveiller l'application du droit et l'uniformité de son interprétation dans l'UE.
Le fonctionnement de l'Union associe la méthode de l'intégration à la méthode intergouvernementale et résulte d'une dualité institutionnelle, celle de l'Union et celle du système des Etats. Pour les aspects sécuritaires et de défense (PESC et PESD), le système d'intégration des forces s'appuie sur l'Alliance Atlantique, alliance défensive à caractère global. Cette superposition d'institutions et de compétences ne doit pas tromper l'analyste, historien ou politologue, sur la nature effective du pouvoir, qui demeure encore et pour l'essentiel aux mains des États, censés agir au niveau de l'interdépendance économique et du système des échanges, désormais mondialisés, par leur participation au système de gouvernance mondiale.
Cette dualité de systèmes de décision au partage de compétences inégales et multiples, autorise-t-elle à parler d'un pouvoir « soft » à propos de l'Union ?
De quoi parle-t-on à propos du « soft empire »? D'une organisation politique horizontale et multinationale, qui sacrifie la structure hiérarchique des pouvoirs au caractère attractif d’un « club ouvert », aux principes acceptés et aux règles communes. Ces corrélats sont l'empire informatique ou l'impérialisme du libre échange, fondés sur l'influence diffuse et un contrôle direct très faible, par rapport aux impérialismes du XIXe et du XXe siècle.
Il s'agit de l’absence d’une forme de souveraineté absolue qui a caractérisé les traits extrêmes des États-nations.
C’est un type de pouvoir ayant tendance à l’élargissement indéfini, à l’extension de ses compétences et de sa législation, à l’établissement d’un rapport de contiguïté avec des zones d’instabilités hétérogènes, éloignées et frappées par une forte conflictualité.
Dans ce cadre, l’extériorité politique n’est conçue que comme projection de l’intériorité pacifiée et sous la forme d’un prolongement des compétences internes.
Ces caractéristiques de l’Union peuvent-elles être assimilées à un soft empire, à une forme politique « ouverte » et « sans leadership »?
Ce fut l'approche emblématique de R. Cooper1 formulée dans une période d'évolution du processus d'intégration des ensembles régionaux, aujourd'hui révolue.
A l'intérieur de l'UE, l'évolution des relations communautaires pousse à s'interroger sur les résistances et les limites du processus d'intégration. Quant à la réunification de l'Allemagne, celle-ci a -t-elle mis un terme à l'illusion institutionnaliste de disposer d'une souveraineté européenne commune, supérieure aux souveraineté nationales ? A-t-elle consacré un retour à la forme politique « naturelle » des peuples, celle de l'État-nation, susceptible de mettre en échec l'utopie d'une intégration sécuritaire, qui ne va pas plus loin que des « coopérations renforcées »? La question mérite d'être posée car, si les institutions dans lesquelles s'est incarnée la démocratie allemande ont donné naissance à une allégeance politique abstraite, le « patriotisme constitutionnel », cette rationalisation du sentiment national et d'une loyauté dépolitisée a été la démonstration intellectuelle de l'impossibilité temporaire pour l'Allemagne d'exister comme nation et comme État souverain après la débâcle de la deuxième guerre mondiale. Or, ce droit de la nation allemande d'exister par elle-même prouve que la réalité de la nation n'a pas de substituts politiques et culturels et n'est pas au bout de son histoire. Il montre également que le processus d'intégration politique a atteint sa limite.
La vocation des peuples à persister dans l'être national sans aliéner leur souveraineté est inscrite dans les compétences de la Cour Constitutionnel de Karlsruhe, dont la fonction est celle de la conservation d'un ordonnancement étatique de type pluraliste, un ordonnancement chargé de stopper les dévolutions de souveraineté, en fixant les bornes à l'intégration politique par laquelle s'exprime la finalité de l'Europe d'exister comme réalité, comme utopie et comme puissance. Or la réalité de l'Europe, conforme à la « vraie nature » de son histoire est celle, spirituelle et culturelle, d'exister par ses nations? Aujourd'hui les appels à la rhétorique communautaire suffisent-ils à faire reculer ce retour des nations, mues comme c'est le cas de l'Allemagne, par un « égoïsme organique » (H. Védrine) et guère par une abstraction intellectuelle? On a l'impression que nulle garantie de sécurité ou d'ordre, nul appel à la justice et à la liberté suffisent par eux-mêmes à désarmer ces nouvelles revendications nationales.
La compétence de la Cour Constitutionnelle de « limiter » les dévolutions de compétences à une entité supranationale, l'UE, montre qu'il ne peut y avoir de supériorité du droit européen sur le droit national et que le concept moniste d'État est mort depuis bien longtemps, au profit d'une conception pluraliste des institutions politiques. La décision de la Cour constitutionnelle confirme que l'on ne peut aller au-delà du pluralisme d'État ni en direction d'un pluralisme fédéral européen, doublant le fédéralisme national et intégrant une perspective politique méta-juridique. En réalité, comme le fit remarquer C. Schmit2, l'État souverain pensé comme personne au sens du Reich impérial allemand, est mort entre 1906 et 1907 (citation de E. Berth par Duguit /1901). Ce paradoxe rappelle à l'observateur que le diagnostic sur le dépérissement de l'État, à partir du début du XXème siècle fut une doctrine d'origine libérale, syndicale et marxiste qui a aboutit en Allemagne, après la défaite de 1945, à la constitution d'un État à base pluraliste. La République Fédérale n'opère pas une synthèse entre l'utopie juridique de la souveraineté et la force normative du factuel comme décisionnisme dévoyé.
Le pluralisme des associations et des groupes religieux, culturels, économiques sur lequel est fondée la RFA fait de celle-ci, une unité politique construite en termes fédéraux. L'associationnisme qui la soutient peut jouer une association contre l'autre au service de l'individualisme dominant et peut donner naissance à une « société civile » qui concourt avec d'autres sociétés, également « libres », à se poser en opposition et parfois en alternative à l'État politique, à sa supériorité, à sa « personnalité », à son monopole du pouvoir, bref à sa souveraineté et unité décisionnelle, au sens politique classique.
Est sous-entendue à cette conception l'idée que l'État est « d'essence égale » et non supérieure par rapport aux autres types d'association humaine. En effet, la parcellisation garantiste de l'État engendre une pluralité de liens de loyauté et de légitimité, d'ordre syndical, religieux, idéologique et personnel, à tendance corporatiste, communautariste et minoritaire, en perpétuel équilibre et dont il est difficile de limiter la portée. De plus, le pluralisme associationniste est influencé par une neutralisation de la vie publique et par l'oubli du « struggle for life », qui est remplacé par une vision du monde pacifiée et sans lutte. Il en résulte que l'unité politique de l'État est détruite, car le pluralisme des groupes apparaît comme un ensemble de coalitions idéologiques exaltant la « subsidiarité » comme méthode de gouvernance interne d'une société pluraliste. Cette assimilation de la subsidiarité et du pluralisme fait apparaître que ces deux évolutions ne sont pas de même nature car la première présuppose l'unité moniste finale des groupes « dans » l'État, ce qui n'est pas le cas du pluralisme social ou de l'associationnisme pluraliste, dont le modèle théorique repose sur une coalition associationniste d'inspiration diverse et de doctrines disparates.
L'essence du pluralisme et de l'associationisme moderne a pour référence une loyauté subjective, volontaire et contractuelle, tandis que l'essence classique du politique est en rapport avec une appartenance collective, naturelle et organique, fondée sur la lutte et sur la division du genre humain en amis et ennemis. En conclusion, si l'essence du pluralisme a pour soubassement les rapports de coexistence privés, d'amour ou de haine, l'essence du politique a pour référence capitale les rapports d'hostilité qui font de la sphère publique un ensemble influencé par le « jus belli » et par les relations internationales fondées sur des rivalités permanentes et gouvernées par le risque de conflits.
Puisque la lutte au sein de la société civile se règle à l'intérieur de l'État et du droit constitutionnel, tandis que la lutte entre les États est décidée hors de la Constitution, l'État constitutionnel comme État de droit et État politique, est l'expression de l'ordre social et de l'ensemble des citoyens qui en défendent l'existence au sein du pluralisme conflictuel des États et du désordre du monde. Le retour aux États est-il un frein à la décomposition sociétale de l'ensemble européen et à celle de ses capacités réelles d'agir dans la scène internationale?
L'État-nation est-il un cadre politique dépassé, une forme d'association humaine inadéquate à abriter le progrès intellectuel et moral de l'homme européen à l'âge de la géopolitique globale ? Demeure-t-il encore le dernier rempart des droits politiques, des responsabilités internationales et des capacités de décision et d'action des puissances placées entre l'individu sans protection et le système belliqueux des États ? Où se définit-il aujourd'hui l'ordre politique du monde et où décide-t-on des défis globaux, des dissidences de l'ordre intérieur et d'une conflictualité extérieure menaçante et diffuse ? Au niveau des blocs régionaux et des institutions multilatérales et supranationales, ou à celui des centres de pouvoirs où sont pensées et décidées les risques majeurs face à l'imprévisible? Le problème fondamental de notre époque n'est pas seulement celui de la distinction, entre politique et économie, mais entre « le politique », comme sujet unique de pouvoir et structure de décision indépendante et « la politique » comme action pluraliste des multiples titulaires des dynamiques mondiales, prises dans un affrontement permanent d'intérêts et de valeurs.
Les États comme unités politiques de base du système international vivent dans une condition incessante de rivalités et ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité. Tombée toute unité de façade des vieilles universalités à vocation missionnaire, les nations refont surface politiquement et stratégiquement. Quels sont dès lors les buts de leurs politiques étrangères qui définissent simultanément l'identité de leurs parcours récents et la finalité de leurs devenir probable?
De manière abstraite, les buts fondamentaux des acteurs de la scène internationale peuvent-ils être réduits à l'imposition de « notre » volonté, comme le voulait Clausewitz et comportent-ils toujours un mélange d'objectifs historiques, tels la sécurité, la force ou les contraintes économiques et d'objectifs éternels, tels l'idée, la cause ou la foi comme le prétendait R. Aron, auxquels on ajoutera les moyens classiques de l'influence, l'orientation des élites et celle des masses ?
Toute unité politique demeure une unité combattante qui recherche un gain territorial, en ressources ou de prestige. Dans ce contexte, les ensembles multilatéraux et supranationaux qui divergent sur la vision du monde et sur la logique des engagements à assumer, deviennent nécessairement tributaires des objectifs de leurs composantes, les Etats-nations.
Ce sont les nations qui élaborent les principes d'action, échaudent les passions et regroupent leurs forces, pour définir leurs ambitions historiques et assurer leur sécurité face à ses coalitions hostiles3.
L'Europe, dont la singularité est celle d'être une pluralité de nations ne peut échapper aux dynamiques de ses éléments constitutifs, bien qu'elle définisse la perspective d'action de l'ensemble et assure l'ordre européens comme un tout. Ceci vaut également pour les relations que l'UE a établi dans sa politique extérieure et son voisinage immédiat, afin d'éviter des situations d'instabilité et de conflit.
Actuellement, au sein de l'Union l'accumulation de puissance de l'un de ses membres ne se commue pas en inquiétude comme par le passé, ni en une crainte de domination économique ou politique et de ce fait en une opposition spontanée ou larvée au pays ascendant. Il s'agit d'une loi non écrite du concert européen, qui doit inciter les acteurs européens majeurs à préférer la discipline collective à la grandeur individuelle, par un jeu d'équilibres compensatoires. Et cela comme récompense pour la reconnaissance d'un rôle de leader et comme gage du risque de ne pas tomber victime d'une illusion solitaire.
En 1992, le Traité de Maastricht constitutionnalisa le système dual de la construction européenne, consistant à associer la méthode de l'intégration à celle de la coopération intergouvernementale en amplifiant cependant cette dernière. La « communauté d'action » visait explicitement l'organisation d'un leadership européen et elle était fondée, pour l'essentiel, sur l'exercice des « souverainetés partagées ».
La « communauté de valeurs » put s'accommoder d'un socle de relations fondées sur le jeu des interdépendances économiques, qui devaient ainsi modérer les intérêts nationaux. Un ensemble de valeurs de paix et de libertés politiques viendrait couronner, pensait-on, cette communauté de valeurs. Cependant, cet ensemble n'exigerait point le partage de deux objectifs essentiels, celui d'un ideal type européen de société et celui d'une présence de l'Europe dans le monde. Le dédoublement fonctionnel était avant tout un dédoublement politique et, par conséquent, institutionnel. En effet, « la communauté d'action » avait vocation à se rétrécir et « la communauté de valeurs » à s'élargir géographiquement et à s'étendre fonctionnellement. La communauté de valeurs apparaissait comme essentielle à l'époque de la guerre froide. Avec la fin de la guerre froide, l'unité de communauté d'action et de communauté de valeurs, qui avaient permis la complémentarité de l'approfondissement et de l'élargissement, ne suffit plus à générer d'elle-même ni un modèle d'identité ni un modèle décisionnel, indispensables à des institutions unitaires. En ce sens, la communauté d'action, rétrécie et ouverte à tous les pays voulant rejoindre l'Union pouvait organiser le leadership nécessaire au renforcement des institutions, au sein d'une vaste communauté de valeurs, s'identifiant à son groupe de tête. Ce dernier a joué un rôle politique moteur au plan institutionnel et dans la politique extérieure et il a fonctionné comme stabilisateur en matière d'apaisement des conflits et de gestion de crise.
Conceptuellement et institutionnellement, les problèmes de la politique étrangère commencent là où le processus d’élargissement et les possibilités d’intégration ne sont plus possibles, là où l’on ne peut plus résoudre les dilemmes de la cohésion et de la démocratie par simple consensus et sans recours à la force. C’est là que la théorie réaliste de la politique étrangère apparaît antinomique par rapport aux fondements de la PESC/PESD. Dans le long cheminement de promotion de l’Union comme acteur politique global, la PESD a réalisé depuis 1999 un objectif préalable, consistant à pouvoir agir de manière cohérente sur l’ensemble de l’environnement international. Cohérente, car elle a mis en place un minimum de moyens et de capacités, insérés dans un « concept de sécurité » qui éclaire la philosophie générale de l’Union sur la scène mondiale. C’est ainsi que la PESD représente un cadre opérationnel pour la PESC et les deux s’inscrivent ensemble dans la durée et dans la continuité de l’action extérieure. Crédible, car l’organisation des capacités de l’Union dans l’accomplissement de ses missions a dû choisir entre deux types de forces, également iL'UE ET LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DEPUIS 1999ndispensables et pouvant constituer les deux phases d’une même intervention militaire (ou civilo-militaire) : des forces de maintien de la paix, lourdes et statiques, et des forces d’intervention rapides, légères et flexibles. Or, cette dichotomie montre bien le caractère instrumental de la stratégie génétique de l’UE (ou stratégie des moyens), qui doit traduire militairement la finalité politique générale affichée par l’Europe. En effet, la PESD n’est pas une fin politique mais un moyen de celle-ci, dont le concept global demeure la stabilité et la sécurité. Elle vise simultanément la projection des forces à l’extérieur et la protection des citoyens à l’intérieur et sa planification a pour objectif d’accroître les options des décideurs en cas de crise. Les deux politiques s’insèrent dans la complexité d’un échiquier international dont le degré d’imprévisibilité est élevé, où les conflits binaires ont cessé d’exister, du moins en Europe, et les instabilités politiques et culturelles sont devenues systémiques.
Ainsi, dans un monde globalisé, l’élaboration des solutions politiques pour les conflits en cours dans la recherche des capacités nécessaires exige un équilibre savant entre les nations et les institutions de l’UE. Que dire d’une Europe qui embrasse délibérément le multilatéralisme, qui demeure une puissance incomplète et atypique, de type généraliste et qui s’interdit de définir ses zones d’« intérêt vital » ? La définition de l’intérêt commun et/ou vital est indispensable au niveau de chaque pays et à celui de chaque nation, mais elle est davantage indispensable au niveau européen. Quant aux aspects stratégiques, une série de faiblesses affecte l’Union et principalement, au niveau du système international, l’absence de stratégie commune dans un monde multipolaire et, au niveau de théâtre, un déficit de capacités militaires, en particulier, dans le domaine du transport aérien et dans celui des moyens de projection de puissance. Dans cette situation, il n’est pas étonnant que l’OTAN puisse constituer le référent fondamental pour l'élaboration d'un concept stratégique euro-atlantique et apparaître comme le moteur de la modernisation des forces européennes, dans le but de combler le « gap capacitaire » par rapport aux États-Unis d’Amérique.
L'histoire de la politique étrangère et de défense commune s'est toujours heurtée à un double paradoxe: d'une part l'absence d'une Union politique de l'Europe, doublée de la carence de vision géopolitique dans le monde, d'autre part la subordination des pays européens au leadership américain dont l'expression est la coexistence d'une défense européenne embryonnaire et d'une Alliance Atlantique prédominante. Une coopération politique (CPE) en matière de défense s'esquisse dans les années 70 dans les limites corsetées d'une bipolarité contraignante, qui ne permets aucune diversion, ni aucune manœuvre. Ce fut l'effondrement du système bipolaire qui conduisit à la formulation succincte du traité de Maastricht (1992) permettant de définir une perspective autonome bien qu'à échéance imprécise, en matière de politique commune de défense, l'inscrivant dans une conditionnalité politiquement coercitive, sa « compatibilité » aves les options stratégiques de l'OTAN.
Le Traité d'Amsterdam de juin 1997 s'insère dans le sillage d'une définition progressive de la défense commune de l'Union, par la réaffirmation des « missions de la PESC, limitées aux actions humanitaires, de maintien de la paix et de gestion des crises », jusqu'à la tâche plus ardue de rétablissement de la paix. Le précédent le plus poussé de la volonté de construire une Europe européenne dans le domaine des affaires étrangères mais à caractère intergouvernemental fut le Plan Fouchet » de 1961, proposé par le Général de Gaulle « dans le cadre d'une Union d'États ». L'aboutissement de cette volonté d'indépendance de l'Europe porte le nom de traité de l'Elysée (janvier 1963) instaurant une coopération politique qui avait pour objectif l'adoption d'une « politique étrangère et de défense commune » comme « étape indispensable sur la voie de l'Europe unie ». Cette « voie » portait le nom de liberté de conception et d'action. La progression institutionnalisante de la construction européenne a abouti à la création, en mai 1999, du poste de H.R. de la PESC en la figure de J. Solana qui oeuvra positivement à la création des premières structures d'action . Cependant, ce qui a fait toujours défaut aux Européens et à l'Union furent l'audace et le courage de se donner une vision du monde et une lecture appropriée du système international, pour en déduire un projet collectif et une grande ambition politique commune. Carence de conception qui a été à la source d'une carence d'action et d'une inexistence politique, là même où il fallait faire intervenir non pas des abstractions mais la violence combative des convictions, en Yougoslavie et Kosovo, en Irak et au Moyen-Orient. En effet et sous le profil historique, l'institutionnalisation de la PESC s'est effectuée » comme le deuxième des trois piliers de l'Union, à côté du pilier communautaire et de celui de « Justice et Affaires Intérieures » et cela par la volonté et sous l'initiative des États-membres, ce qui explique le caractère strictement intergouvernemental et non communautaire de la PESD. Celle-ci deviendra, après le Traité de Nice en 2001 et après les échecs de l'intervention européenne dans les Balkans, ayant entraîné l'intervention américaine et celle de l'OTAN, le cadre légal des actions de l'UE en Europe et hors d'Europe.
L'expérience acquise par la PESD dans la gestion des crises à l'étranger (au Tchad, au Kosovo, au Congo, à Kinshasa, en Géorgie, Moldavie, Somalie, Guinnée-Bissau et aujourd'hui en Irak, en Afghanistan, Moyen-Orient et Afrique du Nord,...) n'est guère compensée par l'absence de définition d'une politique de la « Balance of Power », indispensable à la compréhension des enjeux planétaires de demain.
L'harmonisation des politiques étrangères des pays membres présuppose un accord politique de fond sur les objectifs et les moyens de la politique internationale de l'UE et ne pourra se faire dans l'immédiat mais sur le long terme et donc sur les perspectives de la « grande politique », mieux encore dans l'analyse de la vision multipolaire du monde, où se joue notre destin commun et l'avenir des acteurs majeurs du système. C'est là et là seulement que les inversions de tendance sont possibles pour permettre que la pratique de la politique européenne, face à des partenaires importants ou de grands problèmes internationaux, ne fasse plus preuve d'un « mélange de désaccords fondamentaux et d'accords faibles et superficiels, voire encore d'une préférence pour les relations bilatérales, plutôt que pour les approches communes » (Joachim Bitterlich , ancien conseiller diplomatique de H. Kohl)
L'approfondissement des institutions et le renforcement de leur légitimité doit permettre en somme que la perspective et la stratégie commune à long terme, permettent de dégager une lecture partagée du système. Ce sera là le test pour l'identification des menaces les plus graves de demain et des alliances à parfaire aujourd'hui. Cela sera le banc d'essai pour une approche des ambitions des acteurs mondiaux les plus dangereux pour les intérêts de l'UE, des stratégies des « have » et des « have not », et donc des puissances conservatrices, perturbatrices et émergentes. Ces perspectives communes permettront de mieux hiérarchiser les priorités d'action, de mieux définir nos engagements et de mieux négocier avec nos partenaires stratégiques dans les domaines et les théâtres régionaux, qui nous apparaîtrons urgents et essentiels.
1R. Cooper in « The Breaking of Nations: Order and Chaos in the Twenty-First Century » (Atlantic Press, 2003)
2C. Schmit. Voir « il concetto di Politico » in « Le categornie del Politico », Bologna : Eds. Il Mulino », 1972.
3L'hostilité comme latence de l'ennemi est le présupposé de crises et de conflits constituant le révélateur de formes d’inimitiés antérieures. L’ennemi n’est pas toujours l’agresseur au sens de la logique juridique, pénale et criminelle du droit public international. L’ennemi est la différence éthique, un étranger à nier en sa totalité existentielle. C'est l’incarnation d’un danger ou d’un risque politique objectif, la source et le présupposé de l’agression, le perturbateur de demain. L’ennemi préexiste à l’acte agressif et il en est la cause et l’origine. C’est « le rapport d’inimitié » qui constitue l’essence et la source des phases et des mutations successives de l’hostilité et son actualisation événementielle ou circonstancielle, préemptive ou défensive.