Le conflit entre la Russie et la Géorgie illustre une constante que l’on oublie trop souvent dans les relations internationales, et deux nouveautés :
- La maîtrise du territoire est facteur de puissance. C’est une constante des rapports de forces internationaux. De nombreuses analyses privilégient le classement des acteurs du conflit entre les Etats démocratiques et ceux qui ne le sont pas tandis que l’angle juridique insiste sur le respect ou le non–respect du droit international. Ces grilles de lecture mises en avant par une partie du personnel politique en Europe et aux Etats-Unis et de nombreux journalistes masquent les vrais enjeux. Une analyse du conflit selon la géopolitique est plus éclairante.
- Le conflit confirme aussi la nouvelle centralité géopolitique qu’est devenue l’Eurasie depuis la fin de la guerre froide avec la Géorgie jouant le rôle d’Etat pivot dans le Caucase.
- Ce conflit est surtout la première guerre du monde multipolaire : une puissance autre que les Etats-Unis s’est engagée militairement dans un conflit de pacification hors de ses frontières, dans une zone hautement stratégique de l’Eurasie, sans l’approbation du seul prétendant au monde unipolaire, et sans qu’il ne puisse réagir de manière conséquente.
Il aurait par ailleurs été étonnant de voir la Russie et demain d’autres puissances accepter de se plier durablement à un droit international qui varie quant son interprétation au seul gré des intérêts des Etats-Unis et de ses alliés.
Le conflit entre la Russie et la Géorgie dépasse la conflictualité territoriale locale et aura des répercutions aux échelles régionales mais aussi mondiales. Parce qu’il constitue une étape importante dans la confrontation entre les Etats-Unis et la Russie pour la constitution de zones d’influences sur le continent Eurasien, il interpelle directement l’Union européenne.
Les critiques vis-à-vis de la Russie au sujet du non respect du droit international n’ont peu de prises après la remise en cause du système onusien par les Etats-Unis lors de la guerre en Irak et le non respect de l’intégrité territoriale de la Serbie avec la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo par de nombreux Etats. A certains égards, l’opération militaire russe possède aussi de sérieux arguments avec l’attaque par l’armée géorgienne des soldats de maintien de la paix et des minorités russes.
La nouvelle configuration sur le terrain permet à la Russie de renforcer sa propre sécurité.
La Russie contrôle définitivement l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie qui rattachées ou non à la fédération de Russie sont des gains territoriaux stratégiques.
Sa présence en Abkhazie lui permet d’élargir sa façade maritime sur la Mer Noire et en cas de conflit avec une force hostile prenant pied sur le territoire géorgien, neutraliser plus rapidement Poti, le port géorgien en eaux profondes. Le renforcement de sa présence en Ossétie de Sud située près du cœur territorial de la Géorgie permet à la Russie d’atteindre très rapidement la capitale Tbilissi, couper l’axe de communication majeur Est-Ouest du pays et de neutraliser l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan qui alimente les marchés mondiaux et passe au sud de la capitale géorgienne.
La Russie peut aussi peser plus fortement sur les équilibres du continent eurasien en rendant plus difficile l’utilisation du territoire géorgien par l’aviation israélienne ou américaine comme base de ravitaillement dans l’éventualité d’un bombardement des installations nucléaires iraniennes.
La volonté des Etats-Unis et de certains Etats européens de contourner la Russie pour diversifier l’approvisionnement énergétique mondial et européen est compromise s’ils tentaient d’éviter de négocier avec la Russie. Le couloir énergétique et commercial entre l’Europe et l’Asie centrale passant par la Russie est renforcé et la route alternative par le Caucase Sud est rendue plus incertaine.
L’objectif prioritaire de la Russie de briser son encerclement par l’Alliance atlantique est atteint. Il complique sérieusement l’éventualité d’une adhésion de la Géorgie mais aussi de l’Ukraine à l’Alliance atlantique. Dans le cas d’un durcissement des tensions entre la Russie et l’Alliance atlantique, le remplacement du gouvernement géorgien actuel par un gouvernement plus favorable aux intérêts de la Russie permettrait à la Russie d’envisager un continuum stratégique entre la Russie, ce qui reste de la Géorgie, l’Arménie et l’Iran.
La valeur stratégique de la Géorgie est diminuée pour l’Alliance atlantique par la volonté affichée de la Russie de défendre militairement ses zones d’influences et la perte d’environ un tiers de son territoire.
En ce qui concerne l’Ukraine, son adhésion à l’Alliance atlantique devient plus risquée devant la nouvelle détermination de la Russie et son levier potentiel sur les zones russophones de Crimée, région hautement stratégique pour l’accès de la flotte russe en Mer Noire et Méditerranée depuis le port de Sébastopol. Les désaccords entre les Etats membres sur l’élargissement de l’Alliance atlantique vont probablement s’accentuer.
La Russie considère que la politique d’élargissement de l’Alliance atlantique soutenue par les Etats-Unis et ses alliés a pour objectif son encerclement. Que l’on interprète cette perception comme exagérée ou pertinente ne change rien au fait que l’on doive en tenir compte. La Russie a démontré lors de conflit avec la Géorgie qu’une intrusion dans sa sphère d’intérêts est désormais un casus belli.
Si la Géorgie avait été admise au programme de préparation à l’entrée dans l’Alliance atlantique lors sommet de Bucarest d’avril 2008 et conformément aux vœux des Etats-Unis et de certains Etats européens, le conflit entre la Géorgie et la Russie aurait démontré l’incapacité de l’Alliance atlantique à réagir en face de la Russie sans risquer un conflit beaucoup plus grave. Le principe d’assistance mutuelle qui est au cœur de la crédibilité de l’Alliance atlantique se serait encore affaiblit.
L’élargissement de l’Alliance atlantique souhaité par les Etats-Unis et certains Etats européens ne correspond pas aux intérêts de sécurité de l’Union européenne qui se trouverait directement affectée par une confrontation de grande ampleur en Eurasie. La position géographique des Etats-Unis l’incite à prendre plus de risques pour atteindre ses objectifs géopolitiques en Eurasie. En matière de sécurité, la géographie prime par rapport aux liens culturels. Pour clarifier et améliorer la relation transatlantique, la question ne pourra pas être éludée.
Si l’Union européenne garde l’ambition stratégique de se constituer en entité politique, il lui est nécessaire de pouvoir identifier et défendre ses intérêts de manière autonome dans le monde multipolaire en construction.
Une analyse réaliste de ses intérêts suggère les principes suivants :
Dans l’optique d’une Europe politique, le type de relations à construire entre l’Union européenne et la Russie diverge considérablement de l’approche suivie aujourd’hui par les Etats-Unis et les Etats européens les plus atlantistes.
Le discours journalistique divisant les protagonistes entre les Occidentaux et la Russie est trompeur car il masque les divergences entre les Etats-Unis et le cœur continental européen.
Pour les Etats-Unis et leurs alliés européens comme la Grande-Bretagne, la Pologne et les pays baltes, l’élargissement de l’Alliance atlantique est un moyen d’affaiblir la Russie en grignotant sa zone d’influence traditionnelle qui s’est construite sur plusieurs siècles.
Pour le cœur continental de l’Europe que sont l’Allemagne, la France, la Belgique, le Luxembourg, l’Autriche et la Hongrie, soutenus par l’Italie et l’Espagne mais aussi la Grèce et Chypre, la Russie est un partenaire historique et la coopération devrait primer sur la confrontation. Les autres membres de l’Union ont des positions intermédiaires.
Si la question des relations avec la Russie divise encore durablement les membres de l’Union européenne, les Etats membres vont continuer à aborder les relations avec la Russie de manière bilatérale. La Russie en tire largement profit.
En regard des divisions actuelles au sein de l’Union européenne, une stratégie géopolitique vis-à-vis de l’Eurasie et la Russie ne pourrait se constituer qu’à partir d’un noyau dur politique autour de l’Allemagne et de la France avant d’entraîner les autres membres sur une ligne plus réaliste.
Une Europe politique doit assurer en priorité sa sécurité militaire, économique et énergétique par une politique d’alliances sur son pourtour géographique. La géographie fait de la Russie un partenaire incontournable à court et long terme pour l’espace eurasien.
Dans un monde multipolaire, la stabilité en Eurasie ne pourra être atteinte que par un équilibre entre les grandes puissances, et non une fixation sur la doctrine de « l’élargissement de la démocratie » qui sert de prétexte à affaiblir la Russie et aboutit à renforcer les méfiances réciproques. La Russie fait alors office de contrepoids utile dans le contexte d’une politique d’équilibre à l’échelle mondiale. Elle constitue également l’hinterland énergétique et commercial de l’Union européenne. La possibilité d’un partenariat stratégique entre l’Union européenne et la Russie doit donc être sauvegardée.
L’Europe a été reléguée au rang d’acteur secondaire depuis la deuxième guerre mondiale. Pour s’insérer dans le concert des puissances, l’Union européenne doit élaborer une stratégie géopolitique pour manœuvrer à l’échelle eurasienne.
Le conflit russo-géorgien est l’occasion d’aborder en profondeur les questions stratégiques entre la Russie, acteur montant de la multipolarité mondiale et l’Union européenne pour la constitution d’un nouveau système de sécurité eurasien. C’est l’occasion pour l’Union européenne d’identifier ses intérêts et de faire connaître ses priorités de manière autonome.
Dans cette optique, la Géorgie, la Moldavie, l’Ukraine et l’Asie centrale sont de zones clé pour conforter les aspirations à la sécurité affichées par la Russie. La Russie pourra toujours exercer une influence déterminante sur ses marches pour des raisons historiques et géographiques évidentes.
La prudence suggère de ne pas précipiter l’élargissement de l’Union européenne, encore moins celui de l’Alliance atlantique. Une zone tampon comprenant l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie glissant progressivement en zone de coopération privilégiée entre la Russie et l’Union européenne est une option plus réaliste.
La renonciation à l’élargissement de l’Union européenne et de l’Alliance atlantique dans « l’étranger proche » de la Russie pourrait être moyen de renforcer la stabilité régionale et d’améliorer les relations avec la Russie. Il permettrait à l’Union européenne d’atteindre des frontières fixes et freiner sa dilution qui s’accélère depuis les élargissements successifs. Sa cohésion politique mais aussi son identité qui est cruciale pour le soutien des peuples en sortirait renforcée.
Sans remettre en cause les relations avec les Etats-Unis, un rééquilibrage de l’Alliance atlantique est également nécessaire pour mieux prendre en compte les intérêts des européens.
Ce nouvel équilibre permettrait enfin de construire une nouvelle architecture de sécurité européenne en prenant en compte les intérêts de sécurité de la Russie et la stabilisation de l’hinterland eurasien de l’Union européenne.
Pour des raisons géographiques et historiques, la Russie est le partenaire naturel de l’Union européenne, il ne faut pas l’oublier.