TABLE DES MATIÈRES
Les postulats du réalisme et leur abandon
La tradition de pensée du réalisme comme doctrine de la Raison de l’État, conception de la puissance internationale et interprétation calculée et rationnelle des intérêts nationaux, embrasse le cours tout entier de l’histoire de l’Europe et fait corps unique avec le concept moderne de souveraineté, comme soumission absolue à une autorité indivisible, inconditionnelle et unique.
L’abandon des postulats du réalisme de la part du monde académique continental depuis 1945, l’anarchie du système et la permanence des conflits, ont été la conséquence directe de la tragédie européenne et de deux conflits mondiaux inexpiables.
Cet oubli marque l’émergence d’une conjoncture d’idéalisation des relations internationales qui représente la remise en question de la souveraineté comme fondement originel de l’ordre international et de la société étatique, et de ce fait, l’anti-histoire de l’Europe, la négation de la Realpolitik. C’est dans les profondeurs de l’abîme européen et au cœur de son drame que furent ensevelies les intuitions de Machiavel, les réflexions de Richelieu et les fictions mythologiques de Hobbes. Périrent avec elles les subtiles distinctions de l’âge politique contemporain et les conceptualisations élevées des cultures, italienne du XVIe, française et allemande des XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Conceptions développées par nombre de philosophes, historiens et juristes, parmi lesquels les pères du monde moderne et de la société des États, Hegel, Ranke, Treitsche, Meinecke, Weber et Schmitt. Nous ajouterons dans le même sillage les noms de Carr et d’Aron et, au-delà de l’Atlantique, ceux de Niebuhr, Morgenthau, Kennan, Kissinger, Kaplan, Waltz et bien d’autres.
À l’opposé du réalisme politique, la tradition idéaliste, tirant ses racines et ses sources de l’impératif éthique, parcourt le fil souterrain qui va de Kant à Habermas et de Hamilton à Haas et à Deutsch, puis à Robbins, Spinelli, Monnet, jusqu’aux penseurs constructivistes et des historicisants de la postmodernité. Ainsi, si l’histoire de l’Europe s’identifie étroitement à l’histoire du concept de souveraineté, de système légal national, de Realpolitik et de doctrine d’État-puissance (Staats-machtgedanke), la conception de l’Europe comme Soft Power, apparaîtra, en son pur concept, comme une anti-histoire de l’Europe séculaire, sans épopée et sans mythes, sans téléologie ni transcendance, une histoire dédramatisée, dépolitisée, éthiquement indifférente et techniquement bureaucratique, au visage moral d’une « démocratie désarmée ».
L’histoire de l’Europe moderne naît, dès les premiers siècles de l’âge moderne, à travers la compétition violente, la concentration progressive du pouvoir et de la force, soustraits aux privilèges des autorités féodales et des corps intermédiaires, noblesses, seigneuries et villes libres. Elle se réalise dans les formes de la monarchie absolue sur le continent ou de l’équilibre de pouvoir entre roi et parlement en Grande-Bretagne. Cette histoire de la monopolisation du pouvoir et de la violence physique constitue l’attribut et la substance mêmes de la souveraineté, comme qualification de l’autorité suprême et légitime, ayant permis à l’État d’imposer les règles indispensables d’une cohabitation pacifiée aux citoyens et la soumission à la loi des controverses privées à l’intérieur d’une société apaisée.
Grâce au processus de monopolisation de la force de la part de l’État et à l’exercice d’un pouvoir de coercition irrésistible de la part de son autorité suprême, il fut possible de créer, puis d’imposer, un ordonnancement juridique et un système efficace de normes universellement valables. Ce fut par le monopole de la force que fut consenti une élévation civile par l’éducation et une progression économique par la certitude du droit.
Par ailleurs, la création d’une autorité centrale forte identifia dans le monopole légal de la force le fondement essentiel de la justification oligopolistique de la violence. Cette conception, mise en sommeil en temps normal dans une démocratie moderne, ne doit pas faire oublier qu’en cas de crise « il doit y avoir un homme ou un groupe d’hommes », comme le rappelle H. J. Morgenthau, « qui assume la responsabilité ultime pour l’exercice de l’autorité politique », ou à la manière de Schmitt, « qui décide de l’état d’exception », un état dans lequel, même dans la démocratie la plus parfaite, la décision n’est guère de la loi, mais d’un homme, dans lequel se confondent le pouvoir de fait et le pouvoir de droit. Peut-on, de nos jours, partager la souveraineté, le système de décision, l’ordonnancement juridique, la sécurité intérieure et extérieure, sans unifier la force, l’appareil de violence, le système de coercition et de survie en un système de décision unique ?
Depuis toujours, le réalisme politique et la théorie réaliste ont établi une liaison, réciproquement contraignante, entre l’existence de l’État et l’anarchie internationale, au sein de laquelle règnent des facteurs de rivalité et d’antagonisme plutôt que des principes de solidarité. Que cette liaison repose sur la morphologie du système, unipolaire, bipolaire ou multipolaire, ou sur la distribution mondiale du pouvoir et donc sur une « balance », planétaire, le réalisme met en exergue la séparation nette entre sécurité interne et sécurité extérieure.
En effet, le caractère objectif et critique de la menace ainsi que le poids et l’influence de la politique extérieure sur la politique interne justifient ce primat praxéologique et conceptuel, qui ne peut être démenti ni infirmé, mais seulement atténué, par la théorie de l’interdépendance entre les économies, les sociétés et les États. C’est de l’anarchie internationale et de sa permanence structurelle, c’est de l’imperfection essentielle du système que l’on ne peut exclure l’emploi unilatéral de la force. C’est l’absence d’une instance centrale de régulation et d’un ordonnancement juridique, en mesure d’imposer son arbitrage par des compromis sanctionnés et efficaces, que découle la difficulté d’une gouvernabilité globale du système international.
L’imperfection des institutions universelles de sécurité est due à la permanence d’une pluralité des souverainetés militaires et à la dispersion des formes autonomes du monopole de la force. Ainsi, les problèmes de sécurité constituent, au sein de la structure anarchique du système international, le fondement même de la realpolitik et de l’exigence d’une politique qui garantit, par la logique de la puissance et la morale du combat, la survie des unités politiques en situation de crise extrême. La garantie de sécurité extérieure est donc la préoccupation fondamentale des hommes d’État et des élites politiques, car les États n’ont jamais consenti à se soumettre à l’arbitrage d’une idée, d’une morale, d’un système de valeurs ou d’une norme, lorsque des questions d’intérêt vital étaient en cause. L’histoire européenne et mondiale nous rappelle cruellement que les principes juridiques, éthiques et politiques (au sens des priorités et des principes partisans) ont été toujours sacrifiés face à la préoccupation dominante de l’État ou de ses régisseurs d’assurer la survie des nations. Ainsi, dans un contexte international, caractérisé par la subordination de toute autre valeur à l’impératif de la sécurité extérieure, tirent leur raison d’être la politique de puissance ou la stratégie, comme conduite aventureuse, liées organiquement à l’anarchie internationale. Le primat de la politique extérieure sur la politique interne, à travers l’idée de raison et le calcul instrumental, s’est appliqué à l’art du gouvernement, comportant une planification rigoureuse des moyens de défense, en fonction de l’ambition politique et du « sens » assigné à la place de l’État et de la nation, dans la hiérarchie de puissance et dans le cadre plus général de la vie historique.
On comprendra plus aisément pourquoi le réalisme reflète sans équivoque l’expérience du système européen des États et celle de la scène planétaire, où les considérations géopolitiques prévalent sur les affinités idéologiques des hommes de gouvernement d’autres États.
Le constat de cette liaison entre les problèmes de sécurité et la structure hobbesienne du monde influe également sur le rapport entre la realpolitik et la science politique. En effet, les indications méthodologiques de Max Weber sur les « types idéaux » ne doivent pas être retenues comme un simple reflet de la réalité, mais comme des « modèles » pour comprendre les aspects fondamentaux et récurrents de comportements périlleux, en isolant en leur sein un « noyau rationnel constant », qui dépend de l’existence d’une société « sui generis », mi-sociale et mi-asociale.
La société de nature, où la conciliation des intérêts antagoniques et conflictuels est l’œuvre des États, a inspiré des interprétations différentes de la realpolitik. Un de ces exemples est la politique de réconciliation franco-allemande, un épisode de la realpolitik européenne, disjointe de la politique d’intégration, mais qui a agi comme le moteur de celle-ci. Cette politique de réconciliation, inspirée par la conception gaullienne de l’« Europe des patries », a été dictée par l’idée de bâtir un pôle de puissance européen indépendant dans le cadre de l’affrontement Est-Ouest et de la politique mondiale de la bipolarité et peut être résumée avec les mots de Bismarck à Guillaume I après Sadowa. « Nous ne devons pas choisir un tribunal (n.d.r. de l’histoire), mais bâtir une politique allemande (n.d.r. européenne) ». Une politique européenne qui a eu clairement une signification extérieure, car elle visait la conception ambitieuse d’un acteur global au sein de la pluralité des souverainetés militaires existantes.
NÉOKANTISME ET INTÉGRATIONNISME
La catastrophe européenne de 1945 a jeté les bases de la tentative de surmonter dérives de la Realpolitik, accusée d’avoir été à l’origine de la tragédie de l’Europe. Le point de départ de ce défi immense a été identifié dans la conception politique de Kant, selon lequel l’anarchie internationale reste le fondement de toute recherche de la paix et de toute construction intellectuelle. Cependant, celle-ci a été dans son caractère relatif et historiquement contingent. En effet, la construction d’une autorité supérieure aux États, une « fédération universelle », une limitation au caractère absolu de la souveraineté, dont la définition donnée par Jean Bodin aux États Généraux de Blois en 1576, celle « d’Auctoritas Superiorem non recognoscens. »
La loi de la force et le rapport de force pure ne seraient plus les régulateurs suprêmes des controverses internationales, supplantées désormais par la domination universelle du droit. À la dure réalité de la puissance se substituerait ainsi l’utopie légaliste d’un ordonnancement juridique, qui, partant d’une base théorique prescriptive, se développerait sur le modèle des enseignements des pères de la Constitution fédéraliste américaine et de Hamilton en particulier.
Le dépassement de la Realpolitik a été la résultante d’une réorientation des valeurs européennes depuis 1945, allant dans le sens d’un rejet de la philosophie de l’histoire à forte empreinte romantique, élaborée au XIXe et XXe siècle par les théoriciens allemands de l’État-puissance. Cet État perdrait les connotations de moyen d’expression d’un peuple d’histoire universelle et par là d’instrument de conquête et de progrès civil et culturel au service de l’humanité. L’abandon d’une pareille conception, héritée des courants nationalistes du XIXe siècle, était lié à la conviction que l’État-nation correspondait à un modèle supérieur d’organisation politique. Ainsi, les indications théoriques du philosophe de Königsberg avaient pour but de poser « autrement » le problème de la souveraineté nationale absolue, surmontant, au moins en théorie, l’obstacle conceptuel de l’anarchie internationale. La sous-estimation de l’enracinement mental de l’idée-force de la nation au profit d’un cosmopolitisme abstrait et de l’idéal de l’unification progressive de l’humanité a représenté les points faibles de la pensée fédéraliste, qui s’est appuyée sur l’autonomie de la raison et sur la poussée impérieuse de la loi morale.
À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il fallait sortir du réalisme de la politique internationale, de la Balance of Power, de la logique contradictoire des intérêts nationaux concurrents, de l’utilisation de la violence, de la peur et de l’animosité réciproques. Il fallait s’engager sur la voie inédite de la conciliation des intérêts, au lieu et à la place de leur dissymétrie des jeux d’influences compensatoires, et donc d’une sorte d’interdépendance complexe et imprévisible. Le processus d’intégration européenne a voulu substituer ainsi aux déterminismes traditionnels de l’intérêt national et de la sécurité, ceux de la paix et du bien-être, et l’intégration poursuivie s’est dessinée comme une première étape vers une vision des relations internationales remodelées par l’harmonie. Cette intégration a cru obéir, d’autre part, au critère de la nécessité et de l’irréversibilité plus qu’à celui d’une vision volontariste de l’histoire. Il en est découlé l’égarement de la finalité, fondée à l’origine sur la centralité des oppositions et sur les aléas du politique.
Par ailleurs, cette centralité originelle de la politique reposait sur une lecture de la vie internationale qui affichait la volonté d’en transformer les objectifs, en permettant aux nations et d’abord aux sociétés européennes de poursuivre des buts de coopération dans des secteurs qui étaient aussitôt exclus du domaine de la politique et confiés à des autorités administratives ou techniques. À la conception réversible de la politique et donc aux contrastes entre structures d’intérêts aux finalités divergentes, qui sont le propre de toute œuvre humaine, l’intégration remplaça l’idée d’un processus irréversible qui permettrait de passer graduellement à l’intégration politique.
Cette conception idéaliste de l’harmonisation des sociétés européennes a non seulement exclu du processus d’intégration la volonté mais la politique comme telle (sécurité – diplomatie – défense), restée du ressort des États. En effet, la dissociation des aspects coopératifs, à base socioéconomique, et des aspects conflictuels, à fondement politico-diplomatico-stratégique, autorisait à confier la gestion des politiques intégrées ou communautarisées à des « élites administratives de pouvoir », l’eurocratie. Or, puisque la progression de l’intégration est pragmatique et graduelle, les intérêts et les objectifs ne peuvent être pensés d’avance (incrémentalisme).
Ceux-ci ne sont que des effets indirects. Dans ces conditions, l’exclusion de l’anticipation et celle de la politique interdisent de faire jaillir un débat et de donner une signification à la participation des citoyens qui reste perpétuellement éloignée et intellectuellement distante, même si dans les démocraties, comme dans les oligarchies modernes, l’évocation de la souveraineté populaire est la fiction par laquelle l’origine du pouvoir et l’autorité des lois dérivent des citoyens.
PACIFISME ET UTOPISME LÉGALISTE
Mais ce fut le souci de la paix qui demeura le fondement de l’idéalisme intégrationniste et des premières formes du pouvoir fédératif, justifiant la quête permanente de nouveaux horizons de sécurité. Ce fut par l’idéalisation militante du combat pour la « non-guerre », que se constituèrent deux grands courants de pensée, se réclamant de la négation de la realpolitik, le pacifisme et l’utopisme légaliste.
Le premier résulta d’une sorte d’évidence, le sentiment et souvent la volonté obstinée d’imposer une conversion historique au cours de l’aventure humaine et à la nature profonde des relations de puissance entre les États. En se battant pour cette conversion historique, les différentes formes de pacifisme, idéologique, juridique, religieux et individuel, portèrent à la conscience du monde la disproportion entre les moyens de destruction apocalyptique et les enjeux des rivalités de puissance. Disproportion face à laquelle toute résignation ou impuissance apparaissaient moralement coupables. Le moralisme des convictions influença également l’autre forme de militantisme pour la paix, l’idéologie juridique ou l’utopisme du droit.
Toute doctrine de la paix qui veuille surmonter les raisons poussant les États à recourir à la force en pratiquant une politique de puissance devrait s’attaquer à la racine profonde de la société hobbesienne, à son caractère naturel, mi-social, mi-asocial. Cette doctrine devrait aller au-delà de la logique des acteurs, de leurs intentions et de leurs enjeux, pour prendre en considération le point essentiel de la politique internationale, à savoir que les États se reconnaissent réciproquement le droit du recours à la force, car ce droit constitue le fondement même de leur souveraineté.
Les postulats du réalisme et leur abandon
La tradition de pensée du réalisme comme doctrine de la Raison de l’État, conception de la puissance internationale et interprétation calculée et rationnelle des intérêts nationaux, embrasse le cours tout entier de l’histoire de l’Europe et fait corps unique avec le concept moderne de souveraineté, comme soumission absolue à une autorité indivisible, inconditionnelle et unique.
L’abandon des postulats du réalisme de la part du monde académique continental depuis 1945, l’anarchie du système et la permanence des conflits, ont été la conséquence directe de la tragédie européenne et de deux conflits mondiaux inexpiables.
Cet oubli marque l’émergence d’une conjoncture d’idéalisation des relations internationales qui représente la remise en question de la souveraineté comme fondement originel de l’ordre international et de la société étatique, et de ce fait, l’anti-histoire de l’Europe, la négation de la Realpolitik. C’est dans les profondeurs de l’abîme européen et au cœur de son drame que furent ensevelies les intuitions de Machiavel, les réflexions de Richelieu et les fictions mythologiques de Hobbes. Périrent avec elles les subtiles distinctions de l’âge politique contemporain et les conceptualisations élevées des cultures, italienne du XVIe, française et allemande des XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Conceptions développées par nombre de philosophes, historiens et juristes, parmi lesquels les pères du monde moderne et de la société des États, Hegel, Ranke, Treitsche, Meinecke, Weber et Schmitt. Nous ajouterons dans le même sillage les noms de Carr et d’Aron et, au-delà de l’Atlantique, ceux de Niebuhr, Morgenthau, Kennan, Kissinger, Kaplan, Waltz et bien d’autres.
À l’opposé du réalisme politique, la tradition idéaliste, tirant ses racines et ses sources de l’impératif éthique, parcourt le fil souterrain qui va de Kant à Habermas et de Hamilton à Haas et à Deutsch, puis à Robbins, Spinelli, Monnet, jusqu’aux penseurs constructivistes et des historicisants de la postmodernité. Ainsi, si l’histoire de l’Europe s’identifie étroitement à l’histoire du concept de souveraineté, de système légal national, de Realpolitik et de doctrine d’État-puissance (Staats-machtgedanke), la conception de l’Europe comme Soft Power, apparaîtra, en son pur concept, comme une anti-histoire de l’Europe séculaire, sans épopée et sans mythes, sans téléologie ni transcendance, une histoire dédramatisée, dépolitisée, éthiquement indifférente et techniquement bureaucratique, au visage moral d’une « démocratie désarmée ».
L’histoire de l’Europe moderne naît, dès les premiers siècles de l’âge moderne, à travers la compétition violente, la concentration progressive du pouvoir et de la force, soustraits aux privilèges des autorités féodales et des corps intermédiaires, noblesses, seigneuries et villes libres. Elle se réalise dans les formes de la monarchie absolue sur le continent ou de l’équilibre de pouvoir entre roi et parlement en Grande-Bretagne. Cette histoire de la monopolisation du pouvoir et de la violence physique constitue l’attribut et la substance mêmes de la souveraineté, comme qualification de l’autorité suprême et légitime, ayant permis à l’État d’imposer les règles indispensables d’une cohabitation pacifiée aux citoyens et la soumission à la loi des controverses privées à l’intérieur d’une société apaisée.
Grâce au processus de monopolisation de la force de la part de l’État et à l’exercice d’un pouvoir de coercition irrésistible de la part de son autorité suprême, il fut possible de créer, puis d’imposer, un ordonnancement juridique et un système efficace de normes universellement valables. Ce fut par le monopole de la force que fut consenti une élévation civile par l’éducation et une progression économique par la certitude du droit.
Par ailleurs, la création d’une autorité centrale forte identifia dans le monopole légal de la force le fondement essentiel de la justification oligopolistique de la violence. Cette conception, mise en sommeil en temps normal dans une démocratie moderne, ne doit pas faire oublier qu’en cas de crise « il doit y avoir un homme ou un groupe d’hommes », comme le rappelle H. J. Morgenthau, « qui assume la responsabilité ultime pour l’exercice de l’autorité politique », ou à la manière de Schmitt, « qui décide de l’état d’exception », un état dans lequel, même dans la démocratie la plus parfaite, la décision n’est guère de la loi, mais d’un homme, dans lequel se confondent le pouvoir de fait et le pouvoir de droit. Peut-on, de nos jours, partager la souveraineté, le système de décision, l’ordonnancement juridique, la sécurité intérieure et extérieure, sans unifier la force, l’appareil de violence, le système de coercition et de survie en un système de décision unique ?
Depuis toujours, le réalisme politique et la théorie réaliste ont établi une liaison, réciproquement contraignante, entre l’existence de l’État et l’anarchie internationale, au sein de laquelle règnent des facteurs de rivalité et d’antagonisme plutôt que des principes de solidarité. Que cette liaison repose sur la morphologie du système, unipolaire, bipolaire ou multipolaire, ou sur la distribution mondiale du pouvoir et donc sur une « balance », planétaire, le réalisme met en exergue la séparation nette entre sécurité interne et sécurité extérieure.
En effet, le caractère objectif et critique de la menace ainsi que le poids et l’influence de la politique extérieure sur la politique interne justifient ce primat praxéologique et conceptuel, qui ne peut être démenti ni infirmé, mais seulement atténué, par la théorie de l’interdépendance entre les économies, les sociétés et les États. C’est de l’anarchie internationale et de sa permanence structurelle, c’est de l’imperfection essentielle du système que l’on ne peut exclure l’emploi unilatéral de la force. C’est l’absence d’une instance centrale de régulation et d’un ordonnancement juridique, en mesure d’imposer son arbitrage par des compromis sanctionnés et efficaces, que découle la difficulté d’une gouvernabilité globale du système international.
L’imperfection des institutions universelles de sécurité est due à la permanence d’une pluralité des souverainetés militaires et à la dispersion des formes autonomes du monopole de la force. Ainsi, les problèmes de sécurité constituent, au sein de la structure anarchique du système international, le fondement même de la realpolitik et de l’exigence d’une politique qui garantit, par la logique de la puissance et la morale du combat, la survie des unités politiques en situation de crise extrême. La garantie de sécurité extérieure est donc la préoccupation fondamentale des hommes d’État et des élites politiques, car les États n’ont jamais consenti à se soumettre à l’arbitrage d’une idée, d’une morale, d’un système de valeurs ou d’une norme, lorsque des questions d’intérêt vital étaient en cause. L’histoire européenne et mondiale nous rappelle cruellement que les principes juridiques, éthiques et politiques (au sens des priorités et des principes partisans) ont été toujours sacrifiés face à la préoccupation dominante de l’État ou de ses régisseurs d’assurer la survie des nations. Ainsi, dans un contexte international, caractérisé par la subordination de toute autre valeur à l’impératif de la sécurité extérieure, tirent leur raison d’être la politique de puissance ou la stratégie, comme conduite aventureuse, liées organiquement à l’anarchie internationale. Le primat de la politique extérieure sur la politique interne, à travers l’idée de raison et le calcul instrumental, s’est appliqué à l’art du gouvernement, comportant une planification rigoureuse des moyens de défense, en fonction de l’ambition politique et du « sens » assigné à la place de l’État et de la nation, dans la hiérarchie de puissance et dans le cadre plus général de la vie historique.
On comprendra plus aisément pourquoi le réalisme reflète sans équivoque l’expérience du système européen des États et celle de la scène planétaire, où les considérations géopolitiques prévalent sur les affinités idéologiques des hommes de gouvernement d’autres États.
Le constat de cette liaison entre les problèmes de sécurité et la structure hobbesienne du monde influe également sur le rapport entre la realpolitik et la science politique. En effet, les indications méthodologiques de Max Weber sur les « types idéaux » ne doivent pas être retenues comme un simple reflet de la réalité, mais comme des « modèles » pour comprendre les aspects fondamentaux et récurrents de comportements périlleux, en isolant en leur sein un « noyau rationnel constant », qui dépend de l’existence d’une société « sui generis », mi-sociale et mi-asociale.
La société de nature, où la conciliation des intérêts antagoniques et conflictuels est l’œuvre des États, a inspiré des interprétations différentes de la realpolitik. Un de ces exemples est la politique de réconciliation franco-allemande, un épisode de la realpolitik européenne, disjointe de la politique d’intégration, mais qui a agi comme le moteur de celle-ci. Cette politique de réconciliation, inspirée par la conception gaullienne de l’« Europe des patries », a été dictée par l’idée de bâtir un pôle de puissance européen indépendant dans le cadre de l’affrontement Est-Ouest et de la politique mondiale de la bipolarité et peut être résumée avec les mots de Bismarck à Guillaume I après Sadowa. « Nous ne devons pas choisir un tribunal (n.d.r. de l’histoire), mais bâtir une politique allemande (n.d.r. européenne) ». Une politique européenne qui a eu clairement une signification extérieure, car elle visait la conception ambitieuse d’un acteur global au sein de la pluralité des souverainetés militaires existantes.
NÉOKANTISME ET INTÉGRATIONNISME
La catastrophe européenne de 1945 a jeté les bases de la tentative de surmonter dérives de la Realpolitik, accusée d’avoir été à l’origine de la tragédie de l’Europe. Le point de départ de ce défi immense a été identifié dans la conception politique de Kant, selon lequel l’anarchie internationale reste le fondement de toute recherche de la paix et de toute construction intellectuelle. Cependant, celle-ci a été dans son caractère relatif et historiquement contingent. En effet, la construction d’une autorité supérieure aux États, une « fédération universelle », une limitation au caractère absolu de la souveraineté, dont la définition donnée par Jean Bodin aux États Généraux de Blois en 1576, celle « d’Auctoritas Superiorem non recognoscens. »
La loi de la force et le rapport de force pure ne seraient plus les régulateurs suprêmes des controverses internationales, supplantées désormais par la domination universelle du droit. À la dure réalité de la puissance se substituerait ainsi l’utopie légaliste d’un ordonnancement juridique, qui, partant d’une base théorique prescriptive, se développerait sur le modèle des enseignements des pères de la Constitution fédéraliste américaine et de Hamilton en particulier.
Le dépassement de la Realpolitik a été la résultante d’une réorientation des valeurs européennes depuis 1945, allant dans le sens d’un rejet de la philosophie de l’histoire à forte empreinte romantique, élaborée au XIXe et XXe siècle par les théoriciens allemands de l’État-puissance. Cet État perdrait les connotations de moyen d’expression d’un peuple d’histoire universelle et par là d’instrument de conquête et de progrès civil et culturel au service de l’humanité. L’abandon d’une pareille conception, héritée des courants nationalistes du XIXe siècle, était lié à la conviction que l’État-nation correspondait à un modèle supérieur d’organisation politique. Ainsi, les indications théoriques du philosophe de Königsberg avaient pour but de poser « autrement » le problème de la souveraineté nationale absolue, surmontant, au moins en théorie, l’obstacle conceptuel de l’anarchie internationale. La sous-estimation de l’enracinement mental de l’idée-force de la nation au profit d’un cosmopolitisme abstrait et de l’idéal de l’unification progressive de l’humanité a représenté les points faibles de la pensée fédéraliste, qui s’est appuyée sur l’autonomie de la raison et sur la poussée impérieuse de la loi morale.
À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il fallait sortir du réalisme de la politique internationale, de la Balance of Power, de la logique contradictoire des intérêts nationaux concurrents, de l’utilisation de la violence, de la peur et de l’animosité réciproques. Il fallait s’engager sur la voie inédite de la conciliation des intérêts, au lieu et à la place de leur dissymétrie des jeux d’influences compensatoires, et donc d’une sorte d’interdépendance complexe et imprévisible. Le processus d’intégration européenne a voulu substituer ainsi aux déterminismes traditionnels de l’intérêt national et de la sécurité, ceux de la paix et du bien-être, et l’intégration poursuivie s’est dessinée comme une première étape vers une vision des relations internationales remodelées par l’harmonie. Cette intégration a cru obéir, d’autre part, au critère de la nécessité et de l’irréversibilité plus qu’à celui d’une vision volontariste de l’histoire. Il en est découlé l’égarement de la finalité, fondée à l’origine sur la centralité des oppositions et sur les aléas du politique.
Par ailleurs, cette centralité originelle de la politique reposait sur une lecture de la vie internationale qui affichait la volonté d’en transformer les objectifs, en permettant aux nations et d’abord aux sociétés européennes de poursuivre des buts de coopération dans des secteurs qui étaient aussitôt exclus du domaine de la politique et confiés à des autorités administratives ou techniques. À la conception réversible de la politique et donc aux contrastes entre structures d’intérêts aux finalités divergentes, qui sont le propre de toute œuvre humaine, l’intégration remplaça l’idée d’un processus irréversible qui permettrait de passer graduellement à l’intégration politique.
Cette conception idéaliste de l’harmonisation des sociétés européennes a non seulement exclu du processus d’intégration la volonté mais la politique comme telle (sécurité – diplomatie – défense), restée du ressort des États. En effet, la dissociation des aspects coopératifs, à base socioéconomique, et des aspects conflictuels, à fondement politico-diplomatico-stratégique, autorisait à confier la gestion des politiques intégrées ou communautarisées à des « élites administratives de pouvoir », l’eurocratie. Or, puisque la progression de l’intégration est pragmatique et graduelle, les intérêts et les objectifs ne peuvent être pensés d’avance (incrémentalisme).
Ceux-ci ne sont que des effets indirects. Dans ces conditions, l’exclusion de l’anticipation et celle de la politique interdisent de faire jaillir un débat et de donner une signification à la participation des citoyens qui reste perpétuellement éloignée et intellectuellement distante, même si dans les démocraties, comme dans les oligarchies modernes, l’évocation de la souveraineté populaire est la fiction par laquelle l’origine du pouvoir et l’autorité des lois dérivent des citoyens.
PACIFISME ET UTOPISME LÉGALISTE
Mais ce fut le souci de la paix qui demeura le fondement de l’idéalisme intégrationniste et des premières formes du pouvoir fédératif, justifiant la quête permanente de nouveaux horizons de sécurité. Ce fut par l’idéalisation militante du combat pour la « non-guerre », que se constituèrent deux grands courants de pensée, se réclamant de la négation de la realpolitik, le pacifisme et l’utopisme légaliste.
Le premier résulta d’une sorte d’évidence, le sentiment et souvent la volonté obstinée d’imposer une conversion historique au cours de l’aventure humaine et à la nature profonde des relations de puissance entre les États. En se battant pour cette conversion historique, les différentes formes de pacifisme, idéologique, juridique, religieux et individuel, portèrent à la conscience du monde la disproportion entre les moyens de destruction apocalyptique et les enjeux des rivalités de puissance. Disproportion face à laquelle toute résignation ou impuissance apparaissaient moralement coupables. Le moralisme des convictions influença également l’autre forme de militantisme pour la paix, l’idéologie juridique ou l’utopisme du droit.
Toute doctrine de la paix qui veuille surmonter les raisons poussant les États à recourir à la force en pratiquant une politique de puissance devrait s’attaquer à la racine profonde de la société hobbesienne, à son caractère naturel, mi-social, mi-asocial. Cette doctrine devrait aller au-delà de la logique des acteurs, de leurs intentions et de leurs enjeux, pour prendre en considération le point essentiel de la politique internationale, à savoir que les États se reconnaissent réciproquement le droit du recours à la force, car ce droit constitue le fondement même de leur souveraineté.
SOUVERAINETÉ ET DROIT INTERNATIONAL
Sous l’aspect juridique, la conception de la « souveraineté » et la politique qui la traduit en action extérieure s’identifient à la doctrine de l’indépendance nationale et, par conséquent, à une conduite conforme à la tradition coutumière des États en compétition permanente, hostiles de ce fait à toute sorte de primauté d’un ordre juridique international à vocation universelle.
Au sujet d’une quête de la paix entre les peuples et les nations, l’idéologie juridique et l’utopisme du droit ont-ils été plus efficaces que le réalisme classique, en parvenant à l’éradication de la guerre par la négation de la Realpolitik ? L’idée de la Société des Nations et la fonction d’arbitrage des Nations Unies, qui ont pris la place de la première après la Deuxième Guerre mondiale, ne semblent guère le prouver.
En effet, le fonctionnement de ces deux institutions n’a fait qu’accroître la confusion et donc l’équivoque entre deux principes, le droit des États de recourir à la force et le respect de la loi internationale visant à garantir le statut territorial existant, au-delà et au-dessus de tout critère de justice.
D’innombrables échappatoires ont émaillé la pratique offensive des États, en transgression de la légalité officielle et de la « communauté internationale » :
-
la pratique des « incidents », permettant à un État de répondre par une agression à des tensions locales, en disqualifiant la notion juridique de « guerre »
-
le recours à la « non-belligérance » en cas de conflit ouvert, ou l’adoption d’une position de « tiers intéressé », pour masquer une attitude de soutien indirect et partisan ;
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la violation du « Pacte » ou de la « Charte », exigeant des sanctions efficaces et comportant un vote ou des recommandations unanimes du Conseil.
Plus spécifiquement les « clauses d’évasion » des Nations Unies, « relatives aux menaces à la paix, aux ruptures de la paix, et aux actes d’agression » relevant du Conseil, ont été pratiquées avec souplesse dans deux cas :
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celui, plus récurrent, de formes d’intervention « dans les affaires qui relèvent de la compétence nationale et interne à un État » ;
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celui de la constitution d’alliances régionales, en charge « du droit naturel de légitime défense individuelle et collective » (OTAN).
Dans le cas de l’OTAN, il est à préciser que la « légitime défense collective » est autre chose que la « sécurité collective » des Nations Unies, car elle en représente le substitut, dont l’automatisme de l’art. C'est l’expression politico-stratégique en situation de crise.
La tendance moderne et postmoderne à nier la force contraignante de l'hostilité naturelle entre les personnes nationales en occultant l’importance de son corrélat, la Realpolitik, revient à nier la distinction entre droit interne et droit international. Ce dernier est en effet disqualifié comme droit authentique car dépourvu de tribunal pour dire le droit et de force irrésistible pour l’imposer. Suivant cette tendance, l’imperfection essentielle du droit international le condamne à n’être autre chose qu’un droit pur ou spontané, dépourvu d’une norme originaire (Grundnorm) ou d’une série de « faits normatifs contraignants ».
Or, un ordre sans obligation normative, sans subordination prescriptive, sans instance centrale d’interprétation, sans une force irrésistible de sanction pour les actes illicites, peut-il être un ordre légal ? Au sein de cet environnement, la guerre n’est pas un acte illicite relevant de l’ordre juridique et moral relavant du « jus gentium », mais une nécessité de l’État de nature. L’État de nature impose de se faire justice soi-même, de réagir à un acte illicite, de se défendre contre une agression, d’agir en représailles, d’obtenir satisfaction ou réparation pour un tort subi injustement parce qu’il n’y a pas de souveraineté du droit, ni de volonté commune aux États souverains, ni d’instance centrale pour la qualification des faits et la définition des normes applicables. En effet, celles-ci peuvent comporter le sacrifice de la justice sur l’autel de la stabilité et de la sécurité, plus importantes au regard de l’ordre et de la sécurité globale.
Cette considération revient à réhabiliter théoriquement la Realpolitik, comme politique de prudence et d’équilibre et à infirmer les illusions et les espoirs du multi-latéralisme, de l’idéologie légaliste et de l’utopie du droit international public.
Le retour à la Realpolitik, si jamais on l’avait abandonnée dans un monde tendanciellement multi-polaire, revêt une portée objective et a une signification précise, celle du ré-alignement de l’Europe dans le jeu politique global, allant dans le sens d’une politique de prévention et de définition d’un rôle géopolitique de partenaire crédible des États-Unis donnant vie à un noyau de stabilité politique mondiale.
Ce retour est l’équivalent du concept de culture mondiale, d’autodétermination de puissance et de limite du Soft Power et impose l’exigence d’une évaluation à large spectre des menaces, des dissymétries, des vulnérabilités et des proliférations concurrentes. Ce retour suscite un débat doctrinal sur les formes d’intégration à prévoir et sur des alliances et des coalitions, pour restreindre la plage des affrontements futurs dans le nouveau désordre des nations.
L’UNION EUROPÉENNE ENTRE TRANSFERTS dE COMPÉTENCES ET PARTAGE DE SOUVERAINETÉ
Le rejet de la politique de puissance par les États européens après l’effondrement moral et politique de 1946 a-t-il permis l’affirmation du règne de la loi conformément à l’idée de raison ?
A-t-il justifié le rassemblement de l’humanité en une « fédération universelle », limitant le pouvoir absolu de la souveraineté, selon les vœux d’Immanuel Kant ?
A-t-il ouvert la voie à un empire universel et donc au refus volontaire de l’antagonisme et de la rivalité de puissance, imposée par la monarchie universelle ?
Le sentiment national, encore enraciné dans les esprits, a-t-il consenti des limitations et des transferts de souveraineté qu’aucun imperium n’a pu obtenir par la force sans un consentement profond, ou sans une conscience historique élevée ? L’intégration européenne ne tenta guère d’amoindrir, ni d’enlever la gestion de l’identité et de la culture nationales aux États membres. À l’inverse, l’« appétit naturel des hommes pour l’état civil » et pour l’idée de la paix, comme postulat légal du système, implique le principe de l’unité de celui-ci et la considération que l’idée de la guerre est une notion moralement indifférente.
Le Traité de Rome, silencieux sur le concept de souveraineté, a été conçu comme une « union de plus en plus étroite » entre les États et les sociétés européennes et a laissé subsister « de facto et de jure », la souveraineté politique des États membres. La pluralité des souverainetés militaires, qui en constituent le fondement, en a été la sauvegarde intangible. L’oubli intentionnel du concept de souveraineté n’a pas interdit au débat académique et, plus rarement, politique d’évoquer les perspectives institutionnelles de l’unité politique du continent. Le concept de souveraineté, ayant justifié dans la plupart des cas le partage de l’ordonnancement politique intérieur, fut employé par les idéologues de la démocratie pour justifier une seule forme de régime, dissimuler l’influence excessive des élites au pouvoir, mettre l’accent sur une fiction, le gouvernement des hommes par la loi, limiter le cadre des relations légitimes aux seuls pays démocratiques et l’action extérieure aux pays de la zone de voisinage.
Seuls les souverainistes ou les doctrinaires de l’Europe des patries se préoccupèrent de l’interprétation extérieure de la souveraineté et donc de l’indépendance politique de l’Europe sur la scène internationale.
Les fédéralistes mettaient l’accent sur la distinction entre deux différentes perspectives institutionnelles, celle de « Fédération » ou celle de « Confédération » (Staatenbund), rendant la ligne de partage entre les deux formes institutionnelles particulièrement nette, au moins en son principe.
En effet la première efface les frontières de la souveraineté politico-stratégique entre États membres et crée un acteur unique sur la scène internationale prenant la place des acteurs fédérés comme cela se fit aux USA et dans l’Empire allemand. Dans la perspective de la confédération en revanche, le cadre institutionnel laisse subsister la pluralité des centres de décision et d’action politico-militaires des États membres. La « fédération » exige une conversion des volontés de puissance, postule un pacte solennel entre les citoyens et fonde une communauté de destins entre les peuples.
La question de la « souveraineté » demeure encore centrale aujourd’hui, car les « transferts de compétences ou de souveraineté » de la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier ou de la Commission européenne ont concerné des mesures de gestion comparables à celles des ministères nationaux pour des matières et des compétences spécifiques.
En revanche, l’autorité constitutionnelle, qui décide d’une crise en une conjoncture d’exception, est souveraine dans le sens plein du terme, puisqu’elle décide du destin politique et de l’existence physique des personnes nationales et donc de l’unité collective.
La « supranationalité » européenne n’a pas encore franchi le seuil de l’« autorité fonctionnelle ». Cette « supranationalité » trouve ses limites institutionnelles dans les trois critères :
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du maintien du principe d’unanimité ;
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de l’absence de relation directe entre autorité administrative et citoyens de l’Union ;
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de la nature des accords, délégués ou restreints, entre les institutions européennes et les pays tiers.
Durant les vingt dernières années, les États membres ont consenti, par une série de traités, à aller vers des perspectives d’« union fédérale », notamment en matière monétaire, ou à des formes de rationalisation implicitement politiques, visant à renforcer l’autorité du pouvoir de l’UE comme ce fut le cas dans le projet de traité constitutionnel. Ils ont consenti à pallier aux limites et incohérences de cinquante années de législation communautaire. Or, cela n’a été possible que par un jeu d’influences et de pressions intergouvernementales classiques, ou par des impulsions politiques dont la forme référencée a été le « moteur franco-allemand ». Cependant, les jeux compensatoires entre ces acteurs relèvent de la logique des relations de puissance entre États souverains en posture de coopération et de complicité institutionnelle. Cette connivence s’est fait valoir dans le processus d’intégration de manière concertée et en dehors du cadre d’intégration.
En conclusion et de manière générale, l’unification économique du continent et le libre échange généralisé ne contribuent, par eux-mêmes, à créer ni l’« État » ni la « nation européenne ». Jusqu’ici, les formes de « fédéralisme, subreptices, substitutives ou clandestines » ne sont pas encore parvenues à créer un système d’obligations et de règles, permettant de prendre des décisions de sécurité par lesquelles un acteur unitaire se pose en s’opposant et tranche de manière unilatérale sur le recours à la force. Elles ne sont pas parvenues à définir une stratégie de violence extérieure, considérée comme « l’ultima ratio regum ».
La division d’orientations politiques entre États européens au sujet de la décision de l’Administration Bush d’envahir l’Irak au nom d’une déstabilisation créative des États autocratiques du Golfe, a été éclairante sur le point capital de l’unité de conception et d’action de l’Union, mettant en crise sa politique étrangère et de sécurité, ainsi que l’architecture unificatrice de l’Union, bâtie sur un principe premier, celui de la stabilisation régionale et mondiale.
« SOFT EMPIRE », INTÉGRATION ET PACIFISME RATIONNEL
Revenons aux postulats du réalisme et à leur abandon. L’issue de la « guerre civile » européenne de 1945 n’a pas donné lieu à la naissance d’un empire et donc à l’unification d’une zone de civilisation sous l’autorité d’une puissance hégémonique, mettant un terme aux conflits de souverainetés rivales.
Les États-Unis, sortis victorieux de ce conflit, n’imposèrent nullement leur loi, mais uniquement leur modèle de vie et de culture, « l’américan way of life ». Moscou, en acteur idéologique qui s’est voulu l’héritier de la « troisième Rome », a étendu sa sphère de souveraineté à toute l’Europe de l’Est et s’est présenté comme le porteur d’une « cause universelle » et l’incarnation de « l’idée historique » du XXe siècle, le communisme, synthèse hégélienne de dialectique matérialiste et de socialisme scientifique. Au milieu de ces deux espaces de pouvoir, les États de l’« Europe libre » ont consenti à des transferts de compétences plus que de souveraineté à des autorités supranationales, tout en sachant que ces organismes n’allaient pas effacer les réalités vivantes, les États-nations, ni les réalités imagées, l’état de nature. Placés entre deux empires à vocation universelle, les États européens choisirent volontairement la solution « théorique » de la « fédération » et l’unité politique du continent, d’abord pour en assurer la constitution, puis la défense et le bien- être.
Ce choix hésitant recelait une idée d’adaptation et d’interdépendance économique favorisant l’émergence des États continentaux, par analogie à ce qui s’était produit avec le processus d’affirmation des États nationaux à l’aube de la Renaissance. Si cela se fit au détriment des pouvoirs régionaux et locaux, issus de la féodalité et du déclin du Saint-Empire romain germanique, ceci se ferait par l’effacement et l’érosion progressive des États-nations. Dans ces conditions l’idée de fédération ne pouvait être qu’une version civilisée, volontaire et « soft » d’un modèle de prépondérance hégémonique classique qui avait échoué par deux fois, sous la férule de Napoléon, puis sous celle de Guillaume II et de Hitler.
L’idée d’empire est celle d’un acteur prépondérant qui élimine progressivement ses rivaux et ses adversaires, créant une zone pacifiée et sur le socle d’une civilisation commune. L’héritage de l’Empire est celui d’une législation unitaire, réconciliant les nations soumises par la culture et par le droit. Le « pacifisme rationnel » du processus d’intégration européenne préserve, en revanche, les nations tout en les dépolitisant.
Cette intégration, en son aspect politique, demeure incomplète, car elle n’a pas su réaliser le passage de la pluralité à l’unité, ni de la « paix d’équilibre » à la « paix de satisfaction » dans le monde. Ne sont pas nés ainsi l’unité morale, la foi inconditionnelle, la passion de combat ou l’esprit missionnaire nécessaires à la consolidation d’une cause commune et élevée, car ceux-ci ne peuvent jaillir que d’un antagonisme extérieur négateur, autrement dit du daïmôn de la guerre et de ses drames, que nous réservent toujours dans l’histoire, les grandes surprises stratégiques.
Le monde est resté tel qu’il a toujours été, désordonné, fragmenté et visqueux, fait d’antagonismes multiples et toujours éveillé à la rivalité. L’actualité pressante du retour au réalisme donne à la théorie et à la pratique de la Realpolitik ou de la Power Politics, la place qui lui revient dans le débat sur l’Europe. En effet l’EU, adoptant la conception idéaliste, néo-kantienne et fonctionnaliste de la souveraineté, a mis l’accent sur le versant intérieur de celle-ci, et de ce fait sur la notion floue de « gouvernance », comme gouvernement des hommes par la règle et par la loi. Ce débat a mis en avant la notion de « société civile », et donc le sens subjectif de l’appartenance des citoyens prônant l’extension indéfinie des revendications et des droits, non équilibrée par les obligations et les devoirs. L'« affectio societatis » l’a emporté sur l’affection « civitatis ac autoritatis », dépolitisant encore davantage l’« agora ».
Le vrai déficit demeure aujourd’hui dans l’analyse de la place de l’Europe dans la hiérarchie et dans la distribution du pouvoir global, ce qui pousse à réorienter les préoccupations de l’Union vers la scène internationale et son évolution. Ainsi, le retour de la Realpolitik est porteur d’une « nouvelle culture du système international » et d’une « révolution politico-stratégique », qu’aucune lecture multilatérale ou juridique n’a pu apporter à la compréhension du monde par les normes, supranationales ou transnationales, ni au gouvernement des « sociétés civiles » par la loi.
Le réalisme, revenu à la lumière du jour des archives d’une mémoire spoliée de son passé, devra partir du système et de sa morphologie, de sa hiérarchie et de sa « balance », de ses enjeux et rivalités, pour orienter l’Union vers des options correspondantes à ses choix d’avenir et aux palimpsestes de ses savoirs anciens.
L’idéologisation par le droit ou par l’utopie et la stabilisation de l’environnement de l’Union par des cercles de pacification, constamment élargis au sein des relations de voisinage, conduit à la confusion de l’élargissement et de la politique étrangère. Il s’agit d’une option qui fragilise la cohésion de l’Union et affaiblit son individualité et son identité historique.
UN IMPÉRATIF D’AVENIR . LA « MACHTPOLITIK »
Ce tour d’horizon nous a semblé nécessaire pour illustrer et mieux comprendre l’état actuel de l’Union et pour encourager l’évolution politique de celle-ci vers le rôle qu’elle se doit d’incarner : celui d’un « joueur planétaire ». Ce bilan n’exige pas un consensus, ni une adhésion de principe, ni même un partage des différents argumentaires ou doctrines. Il exprime une position et porte une conviction, celles d’une réflexion sur la « crise des fondements » et sur l’affirmation de « nouveaux paradigmes », de pensée et d’action, philosophiques, géopolitiques et intellectuels.
Les textes qui suivent se sont penchés sur des points essentiels, révélateurs ou symptomatiques de l’histoire et de l’évolution récente de l’Union. L’avenir de l’Europe ne peut reposer que sur la « grande politique », désormais planétaire, sans retour aux cadres restreints, insuffisants et trompeurs de nos vieux schèmes cognitifs, et dans le pire des aphorismes, de nos clochers et de nos clichés, expressions d’une province du monde qui, à l’âge d’or de sa puissance, fut maîtresse de destins, foyer de « lumières » et porteuse de « civilité » et de « gloire. »