LA PLACE DES ETATS-UNIS DANS LE MONDE

De Bush à Obama
Auteur: 
Jacques LIPPERT
Date de publication: 
2/2/2011

INTRODUCTION

Après avoir fait face aux priorités de la situation financière, budgétaire et des conséquences économiques et sociales qui en découlent, Barack Obama devra redéfinir la place des États-Unis dans le monde, à la fois au plan diplomatique et militaire.
Il ne nous paraît pas que la doctrine Bush puisse être reconduite sans autre forme de procès étant donné les atteintes qu’elle a portées et les dommages qu’elle
a générés non seulement aux alliances des États-Unis ,mais aussi aux organisations internationales dont ils font partie,sans parler de l’attitude arrogante de l’Administration vis-à-vis des traités , du droit international en général et du droit pénal international en particulier.
Il est rare que le politologue ait en si peu de temps-l’espace d’un été-tant de grain à moudre dans les affaires internationales. D’abord le retour agressif de la Russie sur la scène mondiale -crise caucasienne et retour en Amérique latine avec une politique militaire visant à reconstituer et fédérer une nouvelle forme de camp socialiste dans le sous-continent, pré carré des USA (doctrine Monroe). Dans les deux cas la diplomatie américaine a été prise de court et incapable de reprendre l’initiative. Ensuite, le laxisme de l’Administration en matière financière et budgétaire a engendré une panique financière et une remise à jour brutale des valeurs boursières,vis-à-vis desquelles Washington paraissait tétanisé.

Lors de ces deux crises, le leadership américain a été totalement absent, alors que l’Europe (la Présidence française de l’Union en l’occurrence ) est apparue active et porteuse d’initiatives. Ceci signifie que la redéfinition du leadership sera la première tache du nouvel élu, tant vis-à vis de l’opinion américaine que vis-à-vis des alliés et des ennemis réels ou potentiels , mais aussi des Nations-Unies ,des organisations internationales en général et de l’interprétation unilatérale par les États-Unis des traités internationaux.
   On assistera alors à la résurgence du débat récurrent, du moins dans les milieux académiques et les revues spécialisées, sur le déclin théorisé en « déclinisme » et sur le thème de l’Empire tout autant discutable sur le plan scientifique. Notons que ces deux thèmes traités par les historiens et par les politologues,sont envisagés par les premiers sous l’angle de l’analyse du passé et des leçons que l’on peut en tirer, alors que les seconds s’attachent plutôt à prévoir à partir du présent la position relative des Puissances dans l’avenir.

C’est parmi ceux-ci que l’on trouve les tenants de la thèse pour laquelle les États- Unis resteront la Nation exceptionnelle, primordiale et indispensable à l’ordre mondial du XXIème siècle d’une part, et ceux du déclin inexorable de l’Amérique au profit soit de la Russie ou de la Chine,voire même pour certains de l’Union Européenne.
   Julien Vaisse nous avertit sur les pièges que recèle ce débat: « la notion de déclin est polysémique et souvent détournée de son sens commun », c'est-à-dire qu’elle souvent utilisée sans nuances et s’apparente souvent à un prévisionnisme catastrophiste, de même que la notion « d’empire américain » est souvent imprécise et discutable. Notion piégée, oui s’il en est, car au moment où se situe l’observateur il est bien difficile d’augurer si le déclin supposé sera passager ou irrémédiable, quels en seront le ou les facteurs déclencheurs et à quel moment s’amorcera la pente descendante. En plus on sait que l’observateur influence l’observation, voire le sujet observé (car les ouvrages sur le déclin jouent un rôle dans la perception que peuvent en avoir les acteurs de la société civile et académique), et comme la science politique n’est pas une science expérimentale. C’est pourquoi faute d’éléments d’anticipation fiable beaucoup d’ouvrages ou d’articles sur le sujet procèdent à des analyses déductives par rapport aux cycles historiques des empires révolus , le romain et le britannique ayant toujours
la côte car jugés les mieux aptes à expliquer l’éventuel déclin de l’américain .

L’argument le plus couramment avancé est celui de la sur-extension impériale, qui entraîne une consommation exagérée des ressources et engendre déficit budgétaire, dette extérieure insoutenable et désordre financier, et prive l’économie de capitaux abondants et abordables .
   Or -paradoxe- c’est au moment ou l’Empire soviétique vacille et puis s’écroule, c’est – à – dire entre 1988 et 1993, donc durant le mandat de de Georges H. Bush et le début de celui de William Jefferson Clinton, moment où l’Amérique se retrouve être, non pas l’hyperpuissance imaginée par Hubert Vedrine ou la super-puissance, qui sont des termes flous, mais la première puissance mondiale, c’est–à-dire ce qu’elle avait été indiscutablement pour la première fois dans l’Histoire entre 1945 et 1949, année où l’URSS accéda à l’arme nucléaire, que Paul Kennedy , historien britannique, développe dans « Rise and fall of the Great Nations » sa thèse d’un déclin relatif des USA au XXIème siècle. Nous soulignons intentionnellement « relatif », car à moins d’une sanction définitive de l’Histoire nul ne peut conjecturer d’un déclin irréversible.

Cette première puissance, primus inter pares, William Jefferson Clinton s’efforce d’en définir les nouveaux contours devant l’Assemblée Générale des Nations-Unies en septembre 1993, en même temps qu’il propose une nouvelle vision des relations internationales. Son prédécesseur avait échoué à instaurer le nouvel ordre international qu’il avait appelé de ses vœux, faute d’une part d’une proposition clairement formulée et d’un réel intérêt de la communauté internationale, d’autre part.

    Ce discours marque la fin de l’age d’or du déclin,de 1987 à 1993 selon Justin Vaisse. Le moment porte à l’euphorie: l’Union Soviétique a vécu, l’Irak est sous la
surveillance de la coalition de 1991, les pourparlers entre Israéliens et Palestiniens semblent en bonne voie, l’Afrique du Sud accède à la reconnaissance internationale, en bref le monde entre de plein pied dans l’après –guerre froide et aux yeux de la nouvelle administration le contexte international apparaît comme particulièrement favorable.

Aussi le discours s’intitulera: « US committed to making UN vision a reality » (Les États-Unis décidés à faire de l’idéal des Nations-Unies une réalité).

William J. Clinton: « Je m’adresse à vous en tant que premier Président des États-Unis né après la création des Nations-Unies(...)J e vous assure que mon pays demeure résolu à contribuer à la réalisation de l’idéal des Nations-Unies(...)Nous vivons un moment de miracles . » (nous soulignons).

    Constatant que la rivalité entre les superpuissances a cédé le pas à une nouvelle promesse de coopération pratique « dans cette salle une ère nouvelle se lève » (nous soulignons). Après avoir cité les dangers qui menacent, dont le terrorisme, M. Clinton désigne « l’isolationnisme et le protectionnisme comme des poisons » et réaffirme « que notre objectif suprême sera d’élargir et de renforcer les démocraties du monde fondées sur l’économie de marché ».(nous soulignons).
    Pour ce faire, M. Clinton estime que « la prospérité générale est la forme la plus forte de la diplomatie préventive et les coutumes de la démocratie sont les coutumes de la paix ». Et ceci peut aller jusqu’à « favoriser la création d’un quartier général du maintien de la paix de l’ONU » La question d’un éventuel et relatif déclin des USA tant discuté les années précédentes dans le contexte de fin de la guerre froide passe désormais au second plan. La vraie question en 1993, alors que trois ans plus tôt le Traité de Paris à mis fin à la Longue Guerre, qui à travers deux guerres mondiales, et une guerre froide a rétabli la paix, la liberté et la démocratie basés sur les principes de l’OSCE.

Le terrorisme n’étant pas encore perçu (malgré les avertissements de Bin Laden) comme la menace majeure, les États-Unis se retrouvent privés d’ennemi(s) identifiable(s) et désignable(s). La première puissance du monde se retrouve aussi dans un contexte multilatéral qui l’oblige à redéfinir son rôle et à se chercher une nouvelle « Nouvelle Frontière ». C’est le sens de l’expression de Madeleine Albright: « la Nation indispensable », paradigme écartant le dilemme récurrent de la politique internationale des USA, le duopole interventionnisme-isolationnisme en même temps que la tentation
impériale. La philosophie générale du Président sera l’économie de marché, la démocratie et les droits de l’Homme, lesquels transcendent les différences culturelles « Ils sont un droit universel qui émane de Dieu ».

Cette philosophie, l’Administration va chercher à lui donner un contenu sémantique qui pourra remplacer la doctrine de l’endiguement (containment) devenu caduc avec la fin de la guerre froide. C’est Warren Christopher qui proposera le nouveau paradigme de l’engagement en l’opposant à la fois à l’isolationnisme et à l’interventionnisme: « Nous devons renouveler notre engagement envers l’internationalisme qui nous a si bien servi ces cinquante dernières années (nous soulignons)(...)engagés parce que les intérêts américains véritables seront affectés si nous nous laissons séduire par le mythe de l’isolationnisme ». L’engagement, c’est celui envers l’extension de la démocratie par la coopération, donc le multilatéralisme qui « est un moyen et nous une fin en soi ».

Les nouveaux paradigmes des clintoniens seront le mieux définis par M. Anthony Lake, Conseiller pour la Sécurité Nationale, à savoir celui de l’engagement et celui de l’élargissement. La stratégie de l’élargissement sera la traduction concrète de celle de l’engagement. Il s’agit d’élargir « la communauté mondiale libre que forment les économies de marché » et de « refléter des valeurs qui sont américaines et universelles ». Mais, Madeleine Albright précise que le choix entre action multilatérale ou unilatérale dépend d’un seul facteur: l’intérêt national des États-Unis, autrement dit, multilatéralisme quand c’est possible, unilatéralisme quand c’est nécessaire.

Une fois liquidée la désastreuse expédition de Somalie, l’Administration Clinton appliquera cette « soft policy » durant huit ans, prenant soin pour les interventions extérieures d’obtenir soit l’aval du Conseil de Sécurité, soit l’appui de ses partenaires de l’Alliance atlantique (Bosnie,Kosovo). Hors de l’espace euro-atlantique, ce sera l’abstention en Afrique (Ruanda,Congo) et plus d’intervention militaire en Amérique Latine, à l’exception d’Haiti. Néanmoins, l’approche néo-wilsonnienne de l’Administration Clinton l’empêche de prendre la mesure exacte de la menace terroriste en négligeant la déclaration de guerre d’Oussama Bin Laden à l’Occident en 1996 ou encore en refusant en 1999 l’offre de la Russie de coopérer à l’éradication des Talibans.

Cette politique fut jugée sévèrement par le politologue réaliste et conservateur, Dimitri Simes: « Clinton’s moralistic projects on the other hand, typically were
divorced from US interests ». Par ailleurs le budget militaire sera réduit de 28% en huit ans (de 385 à 280 milliards de dollars), soit de 5,2% à 3% du PNB, et le personnel actif de la Défense chute de 2 à 1,4 millions, soit 32% sur la même période. La liquidation de la guerre froide, la politique de containment en Irak et l’engagement diplomatique actif au Proche-Orient ,alliée au retour d’une économie florissante ne rendait pas l’époque favorable à la littérature du déclin.

   Au début de l’Administration Bush Jr, Condoleeza Rice et la plupart des politologues conservateurs voyaient la Chine comme principal challenger et adversaire
potentiel des États-Unis. Encore en 2005, Robert Kaplan appelait (dans « The Atlantic Monthly ») les États-Unis à se préparer à la guerre froide avec la Chine. Les invasions successives de l’Afghanistan et de l’Irak, la doctrine dite Bush de la guerre préemptive, l’attitude cassante de la diplomatie à l’égard des Alliés traditionnels et des Institutions internationales, les propos agressifs de Dick Cheney et Donald Rumsfeld, ont ravivé une littérature de l’impérialisme américain, que l’on avait plus vue depuis l’époque Nixon–Kissinger.

La question que pose cette littérature est de savoir si les États-Unis seront encore la première puissance mondiale du XXIème siècle, ou tout au moins de la première partie du siècle, ou si le déclin est déjà amorcé au profit de l’Union Européenne de la Chine ou d’une Russie résurgente, voire d’une autre puissance émergente. Certains répondent positivement, d’autre négativement, mais au travers d’une analyse conjecturale aléatoire et dépendant essentiellement des facteurs retenus et analysés par les uns et les autres. Il faut y ajouter l’influence de « l’air du temps », morose ou optimiste de celui qui écrit à l’instant t. Ainsi nous faut-il faire une analyse plus fine des facteurs de la puissance d’une part, et des arguments du déclinisme d’autre part.

V.2 LE « DÉCLINISME »: SCIENCES DES RELATIONS POLI-TIQUES INTERNATIONALES NORMATIVE OU PRÉVISIONNISME PESSIMISTE?

L’impopularité croissante de la politique extérieure de l'administration Bush a engendré dans l’opinion américaine un sentiment d’échec et d’incapacité à maitriser les paramètres de la vie politique internationale,notamment dans les relations avec les Alliés des États-Unis.

Il en est résulté une perte de confiance chez les citoyens américains, conjuguée avec un sentiment de perte du leadership assimilé par l'opinion à une perte de la puissance des États-Unis, dont les facteurs sont l'impuissance face aux guerres d'Irak (même si la situation s'améliore) et d'Afghanistan d’une part, et l’atteinte au prestige international de l’Amérique, d’autre part.

En fait, ce sentiment tient de la perception (aussi bien chez les faiseurs d'opinion que dans celle-ci) plus que d'une analyse objective des facteurs de la puissance.

Ce phénomène est récurrent dans l'Histoire des États-Unis, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
Citons en 1957 le choc du Spoutnik, et en 1959 l'exploitation du « military-gap »

par la campagne des démocrates. Kennedy apparaît comme le Président qui a rendu l'optimisme aux Américains. « America is Back », un slogan récurrent.
   En 1975 le départ du Vietnam, puis en 1979 l'échec lamentable de l'opération de sauvetage des otages américains en Iran, venu s'ajouter au scandale du Watergate ouvrira la voie à Ronald Reagan et à nouveau, « America is Back ».

Paradoxalement, c'est au moment où se profile la décomposition du « bloc soviétique » et que la doctrine Reagan du « roll back » va porter ses fruits en 1989 ,
que paraît en 1987 l'ouvrage de Paul Kennedy, historien britannique, « The Rise and Fall of the Great Powers » (L'Ascension et la Chute des Grandes Puissances).
   En 2008, alors que l'Amérique subit une crise économique, financière, militaire et diplomatique globale, assortie d'une perte de prestige international sans précédent, que Barack Obama, comme Kennedy, mais pas encore comme Reagan, se fera élire sur le thème du changement et de l'espoir avec le slogan volontariste « Yes, We Can», face à une administration républicaine stigmatisée par l'échec global de ses options, intérieures et extérieures.

Kennedy, Reagan et Obama apparaissent après une période de stagnation ou d'échec patent, comme porteurs d'une résurgence de l' « American Dream».

Dès lors, on peut induire que toute théorie du déclin appliquée au monde contemporain reste toujours relative, comme l'admet Paul Kennedy dans le chapitre
intitulé (p. 514 à 535) « The United States: The Problem of Number One in Relative Decline ».
C'est dans ce chapitre que nous trouvons le cœur de la théorie de Paul Kennedy, baptisé un peu hâtivement par les commentateurs et critiques, « déclinisme ».
En fait, Kennedy essaie de discerner les lignes de force et de faiblesse, qui en 1987, peuvent signifier un risque de déclin pour la première puissance mondiale, dont les responsabilités sont uniques sur la scène internationale.

Le risque principal, selon lui, réside dans l' « imperial overstretch » c'est-à-dire la sur-extension impériale, dont les composantes sont d'une part les intérêts ou
implantations américaines hors des États-Unis, d'autre part les différentes alliances et engagements stratégiques, entraînant la nécessité d'être présents militairement sur toutes les mers, et d'entretenir des bases sur divers territoires en Europe et en Asie principalement.

Kennedy compare cette situation à celle de l'Empire espagnol en 1600 ou britannique vers 1900, c'est-à-dire avant le déclin de ceux-ci.
La comparaison pourrait être validée, si les États-Unis étaient amenés à défendre leurs engagements et leurs intérêts, partout et au même moment, en courant le risque d’ abandonner l'un d’eux, ce qui reste une hypothèse d’école jusqu’à présent.
L'abandon du Vietnam a certes entraîné une crise morale, un sentiment à la fois d'échec et de culpabilité, mais n'a altéré en rien la puissance américaine, qui sous Reagan et Bush Ier a atteint son apogée.

Il faut aussi distinguer entre la puissance réelle, donnée objectivée à travers les chiffres comparatifs (ainsi le budget de la défense des États-Unis -hors dépenses de guerre- dépasse celui de toutes les autres puissances, alliés ou adversaires inclus) ,de la puissance perçue, c'est-à-dire ressentie par les observateurs et les opinions publiques.

Souvenons-nous du mythe de l’armée irakienne « quatrième du monde ».
   En réalité, Paul Kennedy ne voit pas les États-Unis en 1987 comme un Empire en- soi, mais comme la nation dominante (indispensable dira Madeleine Albright) dans une pentarchie que comprend les USA, l'URSS, la CEE, le Japon et la Chine.

De là, il considère qu'il y a un risque inhérent de déclin relatif au cas où les USA devraient défendre leurs intérêts et leurs engagements dont selon lui la somme totale est supérieure à la capacité du pays de les défendre tous simultanément.

Dès lors, on ne peut étiqueter Kennedy de « décliniste ». L'évocation d'un déclin relatif des États- Unis, dû à des circonstances exceptionnelles (la guerre totale) reste une hypothèse d'école parmi d'autres, sans que l'on puisse conclure à une théorie du déclin qui permettrait d'appréhender le destin futur des Grandes Puissances contemporaines. Ce qui n'était pas envisageable en juin 1914, ne l'est guère plus aujourd'hui. Kennedy le perçoit bien lorsqu'il écrit dans l'épilogue (p.537): « The new  territorial order established at the end of each war thus reflects the redistribution of power which has been taking place within the international system. The coming of peace, however, does not stop this process of continual change; and the differentiate pace of economic growth among the Great Powers ensures that they will go on, rising and falling, relative to each other ».

C'est cette notion de relativité qui permet à Kennedy d'affirmer: « Whether the existence of rising » and « falling » Powers in an anarchical world order must always lead to war is not certain».Ce qui fut le cas lors de la crise des missiles d’octobre 1962, l’URSS étant la puissance montante dans un contexte de parité nucléaire,qui dut renoncer à un avantage géostratégique décisif à Cuba pour éviter la guerre.
   Nous pouvons en conclure que celui dont le nom a été associé au paradigme décliniste, est loin d'avoir validé celui-ci en une théorie opérative et normative des
relations internationales. En revanche nous verrons plus loin, que l'analyse des crises de 2007-2008, permet d'identifier de manière plus précise et sectorielle des pistes potentielles de déclin(s).

V.3 LES COMPOSANTES DE LA PUISSANCE

   Les composantes de la puissance sont multiples et l'exercice de leurs modalités diverses, à la fois dans l'espace et dans le temps.
   Dans l'espace, c'est évidemment la capacité de projection militaire ou économique qui est le vecteur principal de la puissance. Ainsi le marin,le guerrier et le commerçant, précèdent le missionnaire, l'éducateur, etc c'est à dire les forces proprement culturelles et « civilisatrices »,au sens du XXIème siècle.
   Dans le temps, le facteur principal est la pérennité c'est-à-dire la capacité à maintenir la puissance acquise à travers les décennies, voire les siècles en empêchant tout « peer competitor » d’accéder au même statut que la puissance dominante. A cet égard la période de 1949 (l’URSS accède à l’arme nucléaire) à 1991 ,c'est-à-dire la bipolarité représente une situation historique spécifique. De nombreux auteurs identifient la démographie militaire (la population mobilisable)comme l'un des premiers facteurs de la puissance ,et ce fut le cas de la France napoléonienne ou des Reichs Allemands.

   A contrario, la saignée de 1914-1918 a affaibli les capacités de défense de la France en 1939. Un autre aspect de la démographie de la puissance réside dans l'intégration, puis l'assimilation des populations conquises ou des immigrants volontaires.
   Rome résolut ce problème en accordant « la civis romanum », la citoyenneté romaine, mais la pression des populations aux « limes » de l'Empire, finit par être une cause du déclin puis de la chute de l'Empire romain. Que peut-on déduire aujourd’hui des chiffres de la fécondité en termes de montée ou de déclin de la puissance?

Prenons deux cas extrêmes: la Russie et les États-Unis entre 1981 et 2001.
L'indice conjoncturel de fécondité, c'est-à-dire le nombre d'enfants par femme passe de 1,8 et 2,1 aux États-Unis, alors qu'il chute de 2 à 1,2 en Russie, ce qui signifie qu'aux États-Unis la reproduction simple (1 pour 1) est assurée, tandis qu'elle ne l'est plus en Russie comme d'ailleurs chez les 5 puissances principales de l'Union Européenne, en Chine et au Japon, tandis que l'Inde, puissance émergente conserve un taux de 2,3, (Todd, 2002 : 40-41) et l'Iran de 2,6.

Toutes les Puissances citées ci-dessus ont des capacités militaires importantes et sont susceptibles de jouer un rôle d'agression, de défense ou d'intervention, y compris nucléaires, sur le théâtre mondial ou régional.
Une démographie suffisante, maitrisant les naissances et les flux d'immigration, est nécessaire pour maintenir un stock de population susceptible de correspondre aux objectifs nationaux d'autres facteurs de la puissance, économiques et militaires notamment.

Il est vital pour les États-Unis de convertir le plus rapidement les immigrants en bons citoyens américains, adoptant les valeurs et les intérêts des États-Unis, lesquels restent un atout attractif. La «green card » est la nouvelle « civis romanum ». (A l'inverse, pour la République du Congo, un taux de 7 est un handicap, générateur in fine de guerres civiles).

Les guerres récentes sont des guerres de projection (Afghanistan, Irak), dont les théoriciens tels que Donald Rumsfeld, Dick Cheney et Richard Perle ont dû
rapidement reconnaître que seule l'occupation du terrain, donc plus d'hommes, permet d'emporter la décision.

Toute puissance prétendant à « l’imperium » régional ou mondial, devra se poser la question des moyens, c'est-à-dire la question comptable des forces militaires nécessaires à l'exercice dudit «imperium », mais aussi celle de la disposition géographique et de l'éloignement des bases les plus avancées, bien qu'aujourd'hui la question de la « sur-extension impériale » ne se pose plus dans des termes aussi cruciaux que pour les Empires du passé, étant donné les progrès des sciences et des techniques,notamment dans les télécommunications.

En fait, si nous voulons aujourd'hui hiérarchiser la (les) puissance(s) d'un point de vue militaire il nous faut reconnaitre qu'un petit nombre d’entre elles correspondent à la puissance mondiale, c'est-à-dire celles dont la Marine, l'armée de l'air et l'arme aéroportée peuvent être déployées en tous points du globe dans un délai allant de quelques jours à quelques semaines, et disposant en dernier recours de l'arme nucléaire embarquée.

Correspondent dans un ordre décroissant à cette définition: Les États-Unis, la
France et la Grande Bretagne, seules puissances dont les forces navales sont présentes
sans entraves sur tous les Océans et toutes les mers.
   On pouvait y compter la Russie (L'URSS) jusqu'en 1990 alors qu'elle avait encore
sa capacité de projection navale et territoriale intacte, la maîtrise de la Baltique, du
Pacifique Nord et de la mer Noire.
   La possession par la France et la Grande-Bretagne de territoires ou d'îles, issus de
leurs anciens Empires les qualifient encore pour un rôle offensif, (guerre des
Malouines) ou préventif de conflits (Côte d'Ivoire, Congo).
   Les Océans Atlantique, Pacifique, Indien et la Méditerranée sont accessibles et
surveillés en permanence pas ces trois flottes.
   Ainsi, l’Hegemon américain est vraiment la puissance militaire dominante depuis
1991: sa Marine s'adapte à des nouvelles missions et de nouvelles menaces dans le
Golfe Persique et l'Océan Indien, le Stratégic Air Command reste toujours en alerte et
guette de nouvelles menaces sophistiquées, les projets de contrôle de l'espace et de
dissuasion (missiles terrestres) sont à nouveau à l'ordre du jour.
   Le système ECHELON de surveillance des télé-communications tisse sa toile (web)
à partir des relais chez les alliés sûrs (Canada, Royaume-Uni, Australie, Nouvelle-
Zélande, etc.)

    Enfin, à travers les bases des différentes armes et les implications locales de la CIA,
les États-Unis encerclent le cœur du Rimland eurasien de la Méditerranée à la Chine
(axe Ouest-Est) et de la Mer Noire à l’Océan Indien (axe Nord-Sud), présents en
Turquie, en Irak, en Géorgie, en Arabie Saoudite, au Bahreïn, Qatar, Kuweit, Oman,
Afghanistan, Pakistan, Kirghizstan et Tadjikistan.
    En deux décennies, les États-Unis auront occupé le flanc sud de la Russie de la Mer
Noire et de la Méditerranée à la Chine, et envahis deux pays riverains de l’Iran, l’Irak
et l’Afghanistan, ainsi que l’avait préconisé Zbigniew Brzezinski.
    Ainsi à l’instar des deux Grands Empires, le Romain et le Britannique, l’extension
géostratégique de la puissance militaire américaine confine à un nouveau « limes » aux
portes des « peer competitors »: la Russie, la Chine et l’Inde.
    La devise « AEIOU » de l’Empire des Habsbourg (celui de Charles-Quint) peut se
lire aujourd’hui: « America Est Imperare Orbis Universo».
    Nous reviendrons plus loin à certains aspects militaires comparatifs des Empires
romain britannique avec les États-Unis contemporains.
    Un autre aspect de la puissance hégémonique régionale ou mondiale est la
puissance économique en son triple aspect commercial, financier et industriel.
    Il est en fait très difficile de séparer celle-ci de la puissance militaire qui lui sert de
vecteur et ensuite la puissance coloniale ou commerciale étant établie, de protecteur.
    La puissance commerciale et financière des États-Unis a permis (du moins jusqu’à
la crise actuelle) de financer un budget militaire courant de 614 milliards de dollars
(hors dépenses de guerre extraordinaires), assorti d’une balance commerciale                                            62
déficitaire de 833 milliards de dollars, d’une balance de paiements négative de 698
milliards de dollars, compensés par l’investissement direct étranger à hauteur de 220
milliards de dollars et la vente des Bons de Trésor censée couvrir le déficit budgétaire
d’une économie qui produit par ailleurs 15.000 milliards de dollars par an.
    Emmanuel Todd y voit « une conception politique, une période de la globalisation
économique et financière » par laquelle « le monde entier a préféré placer son argent
aux États-Unis » (Todd, 2002: 112-113).
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    Rome finançait ses légions par le tribut à César (plus les approvisionnements en blé,
vins, produits alimentaires et gladiateurs, intellectuels grecs, etc.). L'Empire
britannique vivait des importations de matières premières, assurait sa défense grâce à
ses troupes coloniales et ses bases sur la route des Indes tandis que l’épargne se plaçait
en livres à la City.
    « L'imperium » américain se base lui aussi sur les trois composantes fondamentales
de la puissance: les hommes, les armes, l’apport (le tribut) financier extérieur qui
permet aux Américains de consommer et d’importer, en même temps qu’ils revendent
aux banques du monde des créances non garanties par les revenus des emprunteurs.
    Nous reviendrons lus loin sur les conclusions à en tirer.
    Ces trois facteurs ou composantes de la puissance nécessitent une quatrième, une
sorte d’infrastructure, la puissance scientifique et technique, celle qui développe et
maîtrise la recherche, l’innovation et les applications militaires et civiles.
    Ici encore la politique d’immigration et la puissance financière se combinent pour
attirer les meilleurs cerveaux de la science et de la technique dans les Universités de «
l’imperium », accroissant sa puissance intellectuelle et la diffusion des idées
dominantes non seulement dans les sciences « dures » mais aussi dans les sciences
humaines, et plus particulièrement dans les relations internationales, la sociologie et les
sciences psychiques.
    Enfin, une cinquième composante que nous appellerons la puissance
communicationnelle assurera à la fois la diffusion des idées dominantes intellectuelles
et de la culture populaire, aujourd’hui «l’American Way of Life », mais aussi celle de
son vecteur, la langue anglaise.
    Évidemment, ici, le parallèle avec les Empires Romain et Britannique s’impose.
    L’ensemble de ces facteurs permet à la puissance dominante d’accéder à ce qui
caractérise ce rôle, c’est-à-dire le pouvoir d’imposer le calendrier de la vie
internationale. Un seul exemple: pendant les huit ans du mandat de M. George W.
Bush, les États-Unis ont refusé de considérer la solution diplomatique de la question
israélo-palestinienne comme prioritaire.

V.4 LES ÉTATS-UNIS DE L'HÉGÉMONIE RÉGIONALE À LA
       RESPONSABILITÉ MONDIALE. UN PARADIGME DE LA
       PUISSANCE AU XXIÈME SIÈCLE
   Pour comprendre ce parcours historique, il nous faut revenir à ce qui sous-tend la
formation d'une doctrine politique extérieure propre aux États-Unis, c'est-à-dire des
idées, des idéaux et des idéologies qui se sont formées et ont évoluées de 1780 à nos
jours.
   Ce n'est qu'ainsi que nous pourrons juger de la pertinence des deux questions de cet
essai: l'Amérique est-elle un Empire et les théories du « déclinisme » répondent-elles
de son avenir au XXIème siècle ?
   Dans « The American Approach to Foreign Affairs » (Whitcomb, 1998: 81), l'auteur
dégage certains traits permanents liés à la vision des Américains de la vie dans leur
société et de la façon dont ils perçoivent leurs relations avec les autres Nations, « What
might be called American Credo or Purposes ? ».
   La société politique états-unienne s'est formée autour d'un but, un credo qui justifie
la Révolution de 1776: réaliser l'égalité dans la liberté, en répondant à trois questions:
« Equal with regard to what? Free from what? Equal and free for what? ».
    Dans la vision américaine du Monde interviennent trois facteurs essentiels:
    - l'impact de la géographie et de l'Histoire.
   Bornée par deux Océans, l'Amérique est une île-continent, dont le sol a été violé
deux fois , en 1941 et en 2001.
   Son histoire diplomatique est marquée par une première période, basée sur la
réticence de l'engagement dans le système de l'Ancien Monde, la Balance of Power, et
le refus de se frotter aux réalités de la vie internationale, qui alimentera longtemps le
courant isolationniste.
   La première intervention majeure eût lieu en 1846, dans le cadre de la doctrine
Monroe de 1823, contre le Mexique annexant aux États-Unis le Nouveau-Mexique,
l'Utah, l'Arizona, la Californie, le Nevada et une partie du Colorado.
   En 1853, la Marine força le Japon à ouvrir ses portes au commerce américain. Si les
États-Unis s'interdisent d'intervenir directement dans la « balance of power »
européenne, ils n'hésitèrent pas à chasser l'Espagne d'Amérique Centrale et du
Pacifique.
   A la fin du XIXème siècle, l'extension territoriale des États-Unis est terminée soit
par la guerre soit par des acquisitions négociées.
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    Ces interventions extérieures portent déjà des caractéristiques qui deviendront
permanentes, celles du mode prédateur, c'est-à-dire du corps expéditionnaire projeté à
l'extérieur pour un temps déterminé afin de défendre les intérêts nationaux des États-
Unis (Général Desportes: 2002).
     -le « Nation Building » ou la formation de la Nation et le sentiment de son unicité
    (uniqueness)
    A partir du processus historique décrit ci-dessus, associé à l'exploitation d'une
nature généreuse, par des millions d'immigrants fuyant les famines, le chômage ou
l'oppression politique, religieuse ou culturelle en Europe, se bâtit une philosophie,
voire une foi politique pour laquelle la Nouvelle Nation est unique au monde, et se doit
d'inspirer les autres Nations.
    Citons simplement Harry Truman: « All the world knows that the fate of civilization
depends to a very large extent on what we do » ou Lyndon B. Johnson: « History and
our own achievements have thrust upon us the principal responsibility for the
protection of freedom of earth».
    La mission de l'Amérique sera donc d'exporter l'institution modèle qu'elle offre: la
libre entreprise et la démocratie représentative libérale, à travers le « World Shaping ».
    -La culture du « Problem Solving »
    Celle-ci trouve sa source dans la nécessité d’offrir les produits de l’agriculture et de
l’industrie et les services du commerce et de la finance, adaptés à la demande de la
masse et au meilleur prix possible, donc en recherchant des applications
immédiatement profitables.
    Donc, les tensions et les conflits dans les relations sociales, au sens le plus large du
terme, deviennent une question de « problem solving », d’où le succès récurrent des
ouvrages d’ingénierie psychologique et sociale, appliqués à la psyché ou aux relations
interpersonnelles.
    La      position     géographique,le     « Nation      Building »      vécu      comme
permanent,l’impatience du « Problem Solving » se retrouvent dans l’approche des
États-Unis des relations de politique étrangère, avec leurs alliés, les organisations
internationales mais aussi leurs ennemis (les États voyous). Comparant les approches
européennes et américaines dans « La puissance et la faiblesse » (Kagan, 2003 : 11)
Robert Kagan écrit : « ce qui les intéressent (les Américains) dans les affaires
internationales, c’est la finalité : ils veulent que les problèmes soient résolus, les
menaces éliminées. De surcroît, bien sûr, ils penchent de plus en plus vers
l’unilatéralisme ».
    Les 3 éléments ci-dessus suffisent-ils à attester la thèse d’une volonté impériale
dans le chef du peuple américain ? Rien n’est plus sûr.

   Les guerres de conquête contre l’Espagne étaient loin de faire l’unanimité en 1898,
ainsi que l’entrée en guerre éventuelle des États-Unis en 1917 et en 1941.
   Nous arrivons ici au paradoxe, voire la contradiction formulée par John
Mearsheimer, entre la rhétorique et la praxis dans les relations des États-Unis avec le
reste du Monde. Dans plusieurs articles et ouvrages, Mearsheimer se pose la question :
« Why do Americans dislike realism ? » (Mearsheimer 2001 dans « Rhetoric and US
practice »)
   Le courant majeur de l’opinion se rallie au libéralisme moral (voire utopique)
comme le note Tocqueville : “...ils croient que l’homme es doté d’une faculté infinie
de progrès », c’est-à-dire aimant le bien, rejetant le mal etc.
   Mearsheimer explique: « This perspective clashes with the realist belief, that war is
an intresic element of life in the international system (...) it is morally incorrect to
fight wars merely to change or preserve the balance of power ».
   Les États-Unis ayant assuré avant 1914 leur hégémonie régionale sur les deux
Amériques, et bien que refusant de s’impliquer dans le jeu européen des puissances,
veilleront dès 1870 à ce qu’aucune puissance européenne ou asiatique ne puisse
devenir un Empire mondial.
   L’Amérique ne pouvait admettre le danger de l’Axe Berlin-Rome-Tokyo qui aurait
pu la menacer sur son Continent. Elle se retrouvera sans rivale de 1945 à 1949, sans
pour autant chercher à se créer un Empire, mais opta pour un système d’alliances avec
le « Monde libre »
   Mearsheimer explique de cette manière la schizophrénie libéralisme/réalisme : «
Because Americans dislike « real politik » public discourse is usually couched in the
language of liberalism.
   C’est ainsi que les États-Unis se sont retrouvés en 1991 jusqu’en 2001, dans la
position de « primus inter pares » privé d’ennemi ,.ce qui explique la rhétorique
optimiste de Bill Clinton .
   La « Nation indispensable » de Madeleine Albright se veut bienveillante plus
qu’impériale, bien que puissance universelle ,peinant néanmoins à définir
le »Nouvel ordre mondial » invoqué par G.H Bush hésitant entre unilatéralisme et
multilatéralisme, interventionnisme ou abstention.
                                             70
V.5 LA QUESTION IMPÉRIALE ET LA MONDIALISATION:
       ROME, L'EMPIRE BRITANNIQUE ET LES ÉTATS-UNIS.
   Poser la question « impériale » revient à ouvrir une matriochka, une poupée russe
où chaque question en entraîne une autre.
   Comment se crée un Empire ? Pourquoi l’Empire ? Comment le pérenniser ?
   Un Empire de la Mer (des Océans) a-t-il les mêmes impératifs qu’un Empire des
Terres (du Rimland ?)
   D’abord personne ne conteste que Rome, Londres, Vienne, Berlin ou Paris aient été
des Empires, certaines de longue durée, d’autres à la vie brève.
   Il en va autrement des États-Unis : certains admettent voir affirment le fait impérial
américain, d’autres le contestent, et d’autres encore croient déjà apercevoir le déclin.
   Notre définition de l’Empire serait : une projection d’une force politique et d’une
forme politique, royale ou républicaine hors de son territoire initial dans le but de
stabiliser et de contrôler les équilibres géopolitiques d’une époque donnée, et d’assurer
la pérennité des conquêtes par la paix (Pax romana, britannica, etc.) sous l’égide d’un
chef (Empereur) ou d’une oligarchie (le Cabinet en Grande-Bretagne).
   Pour faire aboutir le projet, il y aura des tensions, des guerres, des négociations.
   Les objectifs géopolitiques permanents des Empires des Océans et des Empires du
Rimland (potentiellement de Dunkerque à Vladivostok) diffèrent.
   Pour le premier, dont les Territoires ne sont pas contigus, il faut non seulement la
maîtrise des mers, mais aussi des relais inexpugnables et des alliés fidèles.
   Pour le second, il faut atteindre des frontières naturelles (fleuve, montagne, mer) ou
fortifier des murailles.
   Les deux types d’Empire sont confrontés à un problème commun : organiser
socialement et politiquement les peuples conquis, soumis ou ralliés en usant d’un
dosage soigné des concessions, de niveaux de citoyenneté, d’autonomie administrative
afin d’optimiser le rapport coût/bénéfices de la structure impériale.

    Car l’aventure impériale doit être financée soit par le tribut (Rome) soit par le sang
(troupes coloniales), soit par les richesses du sol et du sous-sol, et la main d’œuvre,
soit par l’afflux de capitaux comme nous l’avons mentionné plus haut (USA).
    Lorsque le rapport coût/bénéfices devient négatif l’Empire se disloque (cas des
Empires coloniaux ou de l’URSS)
    Un auteur américain, R. Bruce Huebner a montré que chaque phase impériale
entraîne une mondialisation (globalisation) à l’échelle de son monde contemporain
(New Global Studies 2008 ; vol. 2, article 2) « l’orbis terrarum ».
    Une des conditions pour que la mondialisation et le processus d’impérialisation
aillent de pair, est de disposer au départ d’une position stratégique et de l’exploiter en
éliminant préventivement tout concurrent (Delenda Carthago !) ou comme la Grande-
Bretagne d’empêcher toute puissance continentale de rivaliser avec elle, et les États-
Unis ont repris cette stratégie à l’échelle mondiale.
    La seconde condition est la maîtrise de tous les moyens de communication par
l’outil militaire, administratif et technique.
    La mondialisation romaine disparût, note Hitchner, par désagrégation à partir du moment où Rome ne pût plus assurer la nécessaire stabilité et la sécurité, et finit dans
le chaos du Vème siècle, tout comme la longue guerre de 1914 à 1945, mit fin à la
mondialisation du XIXème siècle finissant.
    La mondialisation est un fil rouge qui parcourt l’Histoire mondiale et qui apparait
lorsque certaines conditions sont réunies, et surtout lorsque la phase d’impérialisation
va de pair avec le libre échange et l’économie-monde .(Braudel,Wallerstein)
    A part Rome, les promoteurs en furent les Habsbourg, l’Empire britannique et les
États-Unis reaganiens.
    A contrario, les Empires purement Continentaux comme ceux de Napoléon, de
Guillaume II ou d’Hitler, avortèrent faute de posséder l’atout d’une forme ou l’autre de
mondialisation commerciale ou financière et de maitriser à la fois la Terre et la Mer.
V.6 EMPIRE(S), PERCEPTIONS ET RÉALITÉ
                                               72
    S’il est incontestable que la perception de l’Amérique qu’a le Monde, perception
véhiculée par tous les médias, et par nombre d’intellectuels, donne une image
« impériale » des États-Unis (jusqu’aux clichés et à la saturation) la réalité ne valide
pas forcément la perception.
    Certes, les mots « impérial, impérialisme, anti-impérialisme (concept inventé et développé par Lénine pour les besoins de la cause marxiste-léniniste), déclin,
déclinisme, décadence » ont une forte charge psycho-politique émotive.
    L’anti-impérialisme se nourrit de l’impérialisme perçu, qui très vite se change en anti-américanisme « primaire » (en existe-t-il un secondaire ?) lequel à son tour donne naissance à la condamnation sans appel et à la peine de mort de la diabolisation définitive.
    Pour savoir si les États-Unis sont un Empire, il faut passer de l’autre côté du miroir et se poser deux questions :
  I. Les États-Unis agissent-ils comme un Empire ?
  II. Les États-Unis, l’opinion publique et leurs médias se perçoivent-ils comme un Empire, souhaitent-ils être un Empire ?
    La première question entraîne une réponse négative en regard de l’Histoire. En 1917, les Américains, venus en Europe pour empêcher le Reich allemand de dominer celle-ci, non seulement rapatrièrent leurs troupes sans même participer à l’occupation partielle de l’Allemagne, mais le Congrès rejeta la participation des États-Unis à la SDN, tandis que Wilson présida au démembrement de l’Empire austro-hongrois.
    Les Américains ne participèrent pas aux expéditions militaires franco-britanniques en Russie et en Pologne contre les Soviets.
    Pendant 23 ans l’Amérique se désintéressa des affaires du Monde.
    En 1945 et jusqu’en 1949 (date de la bombe nucléaire russe) les États-Unis jouirent d’une puissance sans rivale dans le Monde, tout en étant la première puissance industrielle.

   Loin d’instaurer un protectorat ou des proconsuls américains, ils quittèrent l’Europe et proposèrent aux Européens le Plan Marshall (y compris aux Pays de l’Est) et à l’URSS !
   Il fallût la politique impériale ,celle-là ,de Staline pour qu’ils acceptent de participer au Pacte atlantique demandé par les Européens.
   Ils refusèrent d’utiliser l’arme atomique en 1950 contre la Chine (conflit Truman-McArthur) et en 1952 contre le Vietnam (Eisenhower rejette la demande de Georges Bidault de bombarder le Nord de l’Indochine)
   De plus, de 1945 à 1960 les États-Unis ne cessèrent de soutenir les mouvements de libération nationale (Inde, Indonésie, Indochine, Congo, Algérie, etc.) par des moyens politiques ou diplomatiques, notamment aux Nations-Unies, où ils se montrèrent très attentifs, sinon sévères à l’égard des puissances coloniales exerçant des mandats des Nations-Unies.
   A travers ces quelques exemples, il apparait que les États-Unis ne veulent pas se positionner ou endosser la tâche d’être un Empire qui assumerait le destin de peuples directement occupés sur les divers continents.

   Ses interventions extérieures seront toujours décidées pour être les plus courtes possibles et pour rétablir l’équilibre d’une situation dans une région du Monde, bienque la réalité démente souvent cette vision.
   En fait ce qui prévient les États-Unis de s’établir dans une situation impériale tient à deux facteurs : le premier est que plus jamais après 1776 les États-Unis ne voulaient se retrouver dans une situation coloniale (c’est le sens de la guerre de 1812 contre la Grande-Bretagne), et donc la répugnance à l’imposer à d’autres peuples.
   Le second facteur et ce depuis la guerre du Vietnam ,est la peur de l’enlisement (donc l’échec du mode prédateur).
   Si l’on veut qualifier la vraie nature politique de l’action extérieure des États-Unis, ce n’est pas une volonté d’Impérium, mais bien d’être la nation indispensable de Bill Clinton et Madeleine Albright,qui serait demain le régulateuret le garant d’un nouvel équilibre mondial (le nouvel ordre mondial de George Bush Ier) entre les États-Unis dégagés des contraintes de l’Irak et de l’Afghanistan et d’une crise économico- financière sans précédents, d’une Europe enfin prête à affronter son destin géo-stratégique, d’une Russie aux nouvelles ambitions en Centre-Asie et d’une Chine dont les desseins géostratégiques ne sont pas toujours explicites, alors que les besoins en ressources (notamment africaines) du sol sont énormes. En d’autres termes, nous sommes encore depuis 1991 dans une période de recomposition des influences, des puissances et des équilibres, à la recherche de ce monde multipolaire que souhaitent les puissances moyennes et émergentes. La puissance dominante exerce son hégémonie sur l’Amérique Latine et sur l’Union Européenne, hégémonie contestée dans le premier cas,acceptée dans le second par nécessité sécuritaire. Elle intervient activement, et selon la stratégie préconisée par Brzezinski, dans l’ancienne aire de pouvoir de l’Union Soviétique et en Asie musulmane arabe (Irak) et non-arabe (Afghanistan et Pakistan) .

   Elle a réussi à imposer au Monde le marché libre et la dérégulation totale des flux financiers.
   Mais cette politique de l’argent et de l’épée aboutit aujourd’hui à une déstabilisation profonde du Monde, à l’effondrement des marchés, à un essoufflement des capacités militaires déployées et à une crise morale dans le monde économique.

   La puissance dominante n’a pas été l’agent d’une transformation profonde de la société et des relations internationales, prélude à l’émergence d’un pouvoir
organisateur des relations entre les nations, le legs de l’Amérique au Monde, selon l’auteur du « Grand Échiquier ».
   Cette géostratégie est (était ?) basée sur le contrôle de l’espace postsoviétique, contrôle à la fois économique (l’initiative pour les Pays Très Pauvres et Très Endettés) et militaire (les bases : voir supra) devant toucher les nouveaux États et déstabiliser, voire désagréger la CEI, glacis de la Russie et de ramener celle-ci au rang de puissance régionale surveillée.

   Encore une fois nous retrouvons cette dichotomie américaine entre le discours libéral-démocratique et la praxis « impérialiste », contradiction (au sens de Marx) qui démontre que l’Amérique se veut et ne se veut pas Empire, alors que les Européens la voient comme telle, ce qu’elle n’est pas.
   L’épée est là pour faire fonctionner le marché mondialisé et pour dissuader l’UE, le Japon, la Chine et la Russie d’atteindre une taille militaire critique, qui pourrait en

faire un compétiteur, et de contenir ou contrôler des puissances moyennes périphériques (alliées ou non) au « pivot géographique mondial » ou Heartland (voir
Sir Halford Mackinder, « Democratie Ideals and Reality », 1918, Londres, New York) que Mackinder définit comme étant « la partie septentrionale et l’intérieur de l’Eurasie (...) de la côte arctique aux déserts de l’Asie Centrale et a pour limite occidentale le large isthme qui sépare la Baltique et la Mer Noire ». Et nous ajouterons l’isthme entre la Mer Noire et la Mer Caspienne, où se jouera la partie décisive de la maîtrise de cet Heartland entre la Russie et les États-Unis où se fera le choix de l’affrontement ou de la coopération.
   Le destin de l’Amérique impériale ou non, reste ouvert.

V.7 EMPIRE: DOMINATION OU DÉCLIN?

   S’il est un autre débat récurrent, comme celui qui concerne l’Empire, c’est bien celui sur le déclin. « Tout Empire périra » dit la sagesse. Le phénomène peut-être
représenté comme une courbe de Gauss :origine,phase d'ascension, apogée,amorce du déclin et chute.
   Or, la notion de déclin est polysémique d’une part, et ne peut être validée qu’à posteriori d’autre part. (Vaïsse : 2003)
   Celle d’Empire est une variable dépendante de son contenu (formel ou informel).

   Si celui-ci est formel, c’est-à-dire le type d’Empire comme construction étatique, alors surgissent les analogies et comparaisons avec les précédents historiques.
   Mais note Justin Vaïsse, si l’on considère les États-Unis comme « l’empire informel » que nous avons décrit ci-dessus, « la question du déclin devient
secondaire », car la puissance dominante n’est pas encore entrée dans une vision pessimiste et cyclique, c’est-à-dire spenglerienne, de son destin historique, même si elle exprime régulièrement des doutes à cet égard.
   En 1987, Paul Kennedy induit de l’analyse de facteurs quantifiables un déclin relatif, mais pas du tout définitif et irréversible. Bien au contraire, car dans sa
conclusion (Kennedy: 1987, 534-535), après avoir fait remarquer que les États-Unis ont repris en 1945 le rôle de la Grande-Bretagne, il écrit: « The tests before the United States as it heads toward the XXIst century are certainly daunting, perhaps especially in the economic sphere (...) if they can be properly organized and if there is a recognition of both the limitations and the opportunities of American power ».

   Et la dernière phrase, constatant la puissance unique de l’Amérique pour le bien ou le mal, ciment de l’Alliance Atlantique et moteur de la mondialisation est: “What it does, or does not do, is so much more important than what any of the other Powersdecides to do”   Ce qui nuance considérablement, l’étiquette de chef de file des déclinistes qui lui a été accolée.
   En 1989, plusieurs auteurs annonçaient la perte de la suprématie économique des États-Unis en faveur du Japon, à la veille d’une décennie où le PIB américain allait progresser de plus d’un tiers.
   En fait, le déclinisme a souvent été instrumentalisé en faveur d’une critique du Pouvoir, à caractère politico-moral, ou en vue d’obtenir des moyens supplémentaires pour l’appareil militaro-industriel (le gap entre l’Amérique et l’Union Soviétique).
   Comme l’écrit J. Vaïsse, « les théories du déclin sont bien souvent des théories de la décadence ».

Felix Rohatyn a écrit dans un article sur le «Nouvel ordre intérieur » en 1992, ce qui s’est révélé vrai en 2008 : « (...) la déréglementation a érodé l’intégrité de notre système financier, pour provoquer au final un désastre ». Mais au-delà, il assimile la déréglementation à « la permissivité qui a érodé notre système de valeurs » et s’aventure donc sur un terrain de jugement de valeur à connotation politique.

Ainsi, en se politisant, le débat universitaire s’éloigne de la rigueur scientifique, et tend à commettre des ouvrages à thèse chocs.
A cet égard, Edward Luttwak dans « Le rêve américain en danger » date le déclin définitif des États-Unis du jour où ils seront « tiers-mondialisés » et d’après lui ils sont sur cette pente (Luttwak, 1993).

Luttwak est exemplaire de cette tendance de la littérature politique américaine à traiter de thèmes monolithiques et de préférence à caractère apocalyptique : la fin de l’Histoire, le choc des civilisations, le déclin sous toutes ses formes, ce qui n’est pas sans comparaison avec le goût du cinéma américain pour les films-catastrophe.

   En France ,on notera Emmanuel Todd avec « Après l’Empire », dont la thèse
paradoxale est qu’il n’y aura pas d’Empire, car il est déjà mort-né en s’appuyant sur un
postulat non « prouvé » : la dynamique démocratique devient positive en Eurasie et
négative aux États-Unis.
   Pour une analyse plus détaillée de cet aspect, nous renvoyons à l’article de Justin
Vaïsse dans « Relations internationales » n°94 été 1998.
   La littérature « décliniste » suscitera une littérature a-décliniste ou du sursaut.
   Dans la première catégorie, citons Joseph Nye qui s’insurge contre la prise en compte des seuls facteurs « chiffrables » de la puissance (hard power) en ignorant les facteurs non-quantifiables tels que les influences diplomatiques, culturelles, communicationnelles ou de prestige (Nye, 1992) dans son ouvrage « Bound to lead » qu’il qualifie de « soft powerpower »

   On pourrait aussi y ajouter des facteurs identifiés par Raymond Aron, tels que le sens de l’honneur, de la grandeur, ou de la fierté et de l’amour de la patrie, facteurs inquantifiables, apanages du citoyen, de l’individu, mais dont l’addition peut entraîner les sursauts qui font la différence entre la défaite et la victoire.
   Une place particulière dans la littérature décliniste mérite d’être réservée ici à Pat Buchanan et à une analyse de sa thèse.

   Dans son dernier ouvrage (2009), «A Republic, Not an Empire : Reclaiming America », Buchanan part de la constatation que l’Amérique a repris les rôles historiques du Reich, écarter la Russie de l’Europe, de l’Empire austro-hongrois dans les Balkans, de l’Empire britannique, sur les Océans et dans le Golfe Persique, de l’Empire japonais -contenir la Chine- ou de l’Empire espagnol en Amérique Latine, ce qui équivaut à des engagements militaires vis-à-vis d’une cinquantaine de nations, avec un budget de la défense de 3% du PIB.
   Dès lors, dit Buchanan, l’Empire américain finira dans un désastre comme ses prédécesseurs. La solution pour éviter le déclin, n’est pas dans l’isolationnisme, mais dans le nationalisme éclairé par lequel les États-Unis se libèrent d’alliances et de la sur-extension (overstretching) de leurs forces dans le Monde (y compris l’OTAN), sources potentielles de guerre, et le retour à la primauté du Congrès, seul habilité à déclarer la guerre.

   En fait, et c’est ce qui est intéressant, Buchanan renverse le paradigme : le déclin, c’est maintenant et le moyen de s’en sortir c’est de se dégager d’engagements (commitments) qui ne peuvent que déboucher sur le désastre final, en rétablissant la marge de manœuvre de la Nation, sans revenir à l’isolationnisme.
   Néanmoins, Pat Buchanan ne partage pas les thèses des déclinistes conservateurs séculiers, évoqués plus haut, qui trouvent l’origine du déclin, dans la disparition de certitudes morales, de la discipline, du sacrifice de soi, du sens de l’autorité etc. (Jendrisik, 2002)

   Pour lui, au contraire, l’Amérique ne doit pas être un Empire, mais rester la République nécessaire à la sécurité et à la défense des États-Unis, celle des Pères
Fondateurs, c’est-à-dire éviter les alliances permanentes et de se tenir à l’écart des guerres étrangères.
   La réalité, aujourd’hui, est que chaque nouvelle administration peut ouvrir de nouvelles pistes, promouvoir une nouvelle doctrine de défense et de sécurité
extérieure, choisir entre la Nation impériale et la doctrine de la guerre de préemption ou la Nation indispensable, puissance dominante, au service du bien commun dont la force est un moyen de conquête de la paix.

V.8 CONCLUSION
   On se souvient de la célèbre apostrophe de Victor Hugo à Napoléon III, qui n’a pas perdu sa pertinence.
   Empire, déclin, décliniste, déclinogue, déclinologie : la sémantique du déclin devient envahissante.
   Le marketing du déclin (relayé par les médias) brouille encore mieux les pistes.
   Lorsque Oswald Spengler étudie et définit le déclin, il analyse scientifiquement des faits et des événements du passé, en un mot il fait œuvre d’historien et donc de scientifique.

   Lorsque Paul Kennedy, historien britannique ,ce qui n’est pas un hasard, tente dedéfinir les conditions et les circonstances d’un éventuel déclin relatif des États-Unis, ilfait œuvre de prévisionniste, voire de conjoncturiste ce qui implique toujours, que l’on soit positif ou négatif vis-à-vis des axes possibles de l’avenir, une marge d’erreur ou d’incertitude qui ne peut pas être quantifiée en termes de pourcentage. (Cela peut aller jusqu’à 100% ! Nous n’aurons pas la cruauté de rappeler ici les « pronostics » de certains des politologues ou économistes des plus réputés)

   En fait, Kennedy espère (voir le dernier paragraphe de sa conclusion) après avoir analysé la disparition de Rome et de l’Empire britannique, que les États-Unis, qui « ont tant de puissance pour le bien ou pour le mal » sauront et pourront continuer d’être cet Empire « informel », chef de file du nouveau monde occidental, comme la Grande-Bretagne l’a été de 1815 à 1945.
   Nous pensons qu’en faisant de Kennedy, le chef de file des déclinistes, les politologues, l’opinion lettrée et les médias l’ont affublé d’une étiquette basée sur un
malentendu au mieux, au pire sur une lecture hâtive.
   Néanmoins, on ne peut échapper au fait, qu’après Kennedy, une école de la « declinologie » issue elle-même du déclinisme a vu le jour, représentée principalement en France par Nicolas Baverez, chantre du déclin français.
   Mais c’est aussi en France, que nombre d’auteurs s’attachent à théoriser le binôme « Empire-déclin » sans avoir toujours l’esprit critique et analytique de Justin Vaïsse.
   On vit paraître en même temps des ouvrages affirmant que l’Amérique était un Empire tyrannique et liberticide, d’autres qu’elle amorçait son déclin, d’autres encore imaginant l’après-Empire, tel Emmanuel Todd qui spécule sur « une décomposition du système américain».

   Charles A. Kupchan pense lui aussi à un « après la pax americana » qui ferait décliner l’Amérique et émerger l’Europe et l’Asie dans « Comment l’Europe va sauver
l’Amérique ».
   La confusion des esprits est devenue telle que si vous tapez « décliniste » d’une part ou « déclinologue » d’autre part, vous trouverez dans chaque cas des centaines de réponses.

Or, chacun des deux termes a une signification, et partant un contenu différent.
Le terme de décliniste, celui qui professe le déclinisme, recouvre deux approches intellectuelles.
La première, celle où l’observateur croit discerner les signes du déclin et s’efforce d’en imaginer les modalités et l’aboutissement, avec un minimum d’objectivité.
La deuxième, celle où l’observateur, « spectateur engagé » souhaite et est partisan de la réalisation du déclin envisagé.
On reste ici sur le terrain des opinions exprimées (-iste, -isme) par rapport à une interprétation de certains faits, pouvant induire un raisonnement de nature décliniste.
Avec le terme de « déclinologue » on va plus loin. Le –ogue appelle à –ologie, c’est-à-dire à une connotation s'appliquant à une science sûre, qui considère comme acquis le fait observé. Dès lors, on imagine dans ce cas les arrières-pensées politiques préexistantes.
Déclinistes ou déclinologues, tous deux restent justiciables de l’apostrophe de Victor Hugo.