UNE AUTRE STRATEGIE POUR L'EUROPE

Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
2/2/2011

I.1 INTRODUCTION1
    Entre 1989 et 1991 ont été tournées trois grandes pages de l’histoire contemporaine,
géopolitique, stratégique et systémique. Le système international passe de la bipolarité
à un état hybride d’unipolarisme imparfait et de multipolarisme tendanciel, la
dissuasion, stratégiquement « dormante », y jouant une fonction de sanctuarisation et
d’insularisation politique. Le monde se fraye un chemin agité et procède de la stabilité
à l’instabilité et donc d’une forme d’équilibre stationnaire à des turbulences et tensions
permanentes et diffuses, aggravées d’une course à la prolifération nucléaire et
chimique. En ce qui concerne la « gouvernabilité » du système, celle-ci évolue de la
logique de la négociation à celle de la coercition dans le règlement des litiges,
conjoncturels ou séculaires, entre acteurs en compétition, au Proche-Orient ou dans le
Golfe Persique, en Asie centrale et méridionale comme en Asie du Sud-Est.
    L’Histoire s’est remise en mouvement. Elle s’était nourrie depuis 1945 des
dilemmes et des préoccupations de sécurité de l’époque de la bipolarité, aboutissant à
une forme de stabilité relative entre systèmes opposés, codifiée par la dissuasion
nucléaire et celle-ci a joué tout au long de cette période un rôle stabilisateur majeur,
voire décisif. Après l’implosion de l’empire soviétique s’ouvre une phase
d’ajustements à caractère inter-eurasiens et une remise en cause des vieilles certitudes
sur les grandes options stratégiques. L’opposition des peuples de la terre et des peuples
de la mer, qui avait constitué la base du raisonnement géopolitique depuis Mackinder
jusqu’à Haushofer, fut contournée dans l’après-guerre par la théorie de Rimland,
l’anneau péninsulaire extérieur, dont le containment démontra la pertinence politique
et la réussite stratégique.
    L’effondrement du « pivot des terres », comme « pivot géographique de l’histoire »
ou «crush zone» (zone de collision des puissances continentales), a valorisé depuis, le
système maritime mondial et l’unité des océans, siège du capital biologique de
l’humanité. C’est dans la zone du littoral eurasien que la dynamique des changements,
démographiques, économiques et politiques, est la plus forte. C’est là que la dispute
pour les voies d’eau, les isthmes et les détroits, par lesquels se déploie la sécurité
énergétique, marque la réhabilitation du Rimland planétaire, l’anneau des terres. En ce
qui concerne les États européens de la bordure atlantique, le «paradigme géopolitique»
dominant redevient « l’Eurasie », la masse continentale qui, par la voie maritime, a
relié l’Europe à la Chine et au Sud Est de l’Asie, depuis la découverte de la route du
Cap (1497), fondant la supériorité de l’Occident sur la combinaison de la Fleet in
being et de points d’encrage terrestres.

Ainsi la politique d’élargissement de l’UE vers l’Est comme politique de
stabilisation à la marge de la péninsule européenne, montre sa précarité et perd de son
sens originel, fondé sur une perspective plus ou moins souple d’intégration.

L’extension de la perspective géopolitique à l’Eurasie impose à l’Union européenne,
par un jeu de symétries inversées, un noyau restreint et central de direction politique
que l’on croyait dépassé et l’abandon de l’élargissement continu, au profit d’une
politique d’alliances et de coalitions, de création de zones-tampons et de définition de
sphères d’influence.

Comme résultat de l’extension territoriale et sociétale, le système européen se dilue.
Il passe de l’homogénéité relative des pays fondateurs à un état croissant
d’hétérogénéité, économique, sociopolitique et culturelle, dont les fractures politiques
apparurent avec éclat lors du deuxième conflit irakien, rendant l’alignement
international de l’Union moins prévisible et moins sûr.
    Cet enseignement ne peut être sous-estimé par les Européens car il met en évidence
la fragilité institutionnelle et politique de la construction européenne.
    Les constantes géographiques et les legs de l’Histoire imposent aux fédérations en
gestation, l’impératif de se doter d’un pouvoir central fort, sous peine de se dissoudre
et de sortir de l’histoire, ou alors de hiérarchiser les équilibres de puissance internes
selon une logique bismarckienne prudente, mais visionnaire.


I.2 LA GÉOPOLITIQUE ET SA FONCTION


        C’est ainsi, que dans cette nouvelle phase historique, la géopolitique apparaît
indispensable : à analyser l’état réel du monde ; à refondre une présence géopolitique
de l’Europe dans le système international; à élaborer une politique de sécurité
efficace ; à rétablir une intégration forte et sélective et une politique d’alliances inter-
eurasiennes et interocéaniques, constituant les clés d’une poursuite réaliste de l’objectif
d’unité politique du continent.
I.3 LA « STRATÉGIE GÉNÉRALE DE L'EUROPE » DANS LE
MONDE: PRÉVOIR LES OPPOSITIONS, VALORISER LESCOMPLÉMENTARITÉS


    La finalité de cette immense tâche est d’éviter les dilutions excessives de l’UE aux
marges extérieures et de contrer une dis-fonctionnalité politique croissante à l’intérieur.

   Pour cela, il faudra re-conceptualiser la politique d’élargissement et de voisinage ;
valoriser l’approche maritime de l’Europe dans les trois océans, Indien, Pacifique et
Atlantique et par les pays du « septentrion » de l’Europe, dans l’océan Arctique, pour
l’application et la délimitation du droit de la mer et des zones économiques exclusives.
Une guerre silencieuse s’exerce sous la banquise de la mer boréale, source de réserves
énergétiques inépuisables (pétrole et d’hydrogène liquide) qui demeure une zone
stratégique d’importance décisive en cas de conflit et d’échanges balistiques,
conventionnels ou nucléaires ; insérer le projet d’« Union » entre États riverains de la
mer Méditerranée, dans une double perspective géopolitique ; intercontinentale (vers la
mer Noire, le Caucase du Sud et l’Asie centrale); interocéanique (en établissant les
conditions stratégiques, et de ce fait, un réseau de bases, d’escales, et de points-clés
maritimes, dans le cadre les accords avec des pays ACP).
   Depuis le développement de l’exploration de l’espace extraterrestre, la recherche
des fonds marins et l’évaluation des trajectoires de tir des engins balistiques à longue
portée, beaucoup de micro-États des ensembles Afrique-Asie acquièrent une nouvelle
importance pour les grandes puissances, permettant à celles-ci d’assurer leur protection
à distance.
   Par ailleurs, le développement exceptionnel des transports maritimes et aériens
valorise les océans et les littorales, les zones d’échange et d’accès commerciales.
   L’objectif est de maintenir ouvertes les routes maritimes et aériennes en cas de crise
ou de rechercher des voies maritimes de rechange en cas d’interdiction du canal de
Suez, en inaugurant une stratégie de présence européenne dans le monde qui prenne le
relais du dispositif américain et de la gestion de l’unipolarisme, manifestant des signes
de faiblesse et de déclin. Ces signes posent à nouveaux, aux stratèges américains, le
vieux problème de la dispersion géopolitique et de l’overstretching.
I.4 L'EUROPE AU CŒUR DU « RIMLAND » MONDIAL
   Le but d’assigner à l’imbrication de la terre et de la mer, la fonction géopolitique et
géostratégique de modelage de la réalité à l’échelle mondiale, est vital pour l’Europe
du XXIe siècle.
   Cela conduit à repenser et à re-conceptualiser le rôle de l’Europe dans le monde et à
replacer la PESC- PESD dans un contexte planétaire.
L’Europe doit se penser comme isthme occidental de l’Asie, ou Rimland eurasien,
car elle fait partie intégrante du Rimland mondial, dominé par la communication, les
débouchés maritimes, le régime des eaux et les échanges par les voies des océans.
    L’espace dont l’Europe a besoin et qui lui est compté sur le continent, est une liberté
d’action, une profondeur des théâtres de mouvement, qui lui sont offerts seulement par
les mers libres et les surfaces de navigation et de communication océaniques de la
planète bleue.
    Au plan prospectif, elle doit en renforcer l’importance pour en être le cœur, en
termes d’irradiation politique, culturelle, technologique et sociétale.
    La bataille pour la maîtrise et le leadership du monde se fera encore une fois sur le
front marginal des continents (façades subcontinentales et péninsulaires, isthmes, îles,
détroits) et de ce fait sur les rivages, les littorales et les routes maritimes
interocéaniques du Rimland mondial, mais aussi dans la dimension de l’espace
cosmique et de l’exosphère.
    L’observation satellitaire modifie les conditions d’emploi des forces navales et saisit
tous les mouvements qui opèrent à la surface des terres et des océans. Or, le cosmos
n’est plus la voûte céleste fermée et corporelle de l’homme antique mais la spatialité
toute puissante de l’astronaute, génératrice et destructrice de la vie sur terre.
    En Eurasie, l’alliance des deux puissances de la Terre, la Russie et la Chine, dont la
population, la force vitale et l’espace en font des rivaux, appartenant à deux
hémisphères opposées et à deux civilisations différentes, est contraire aux ambitions et
aux intérêts de l’une et de l’autre ; et celle, tant redoutée par Mackinder, entre la Russie
et l’Allemagne, ou entre les slaves et les germains ou encore entre un impossible projet
euro-asiatique de la première et une permanente oscillation euro-occidentale de la
deuxième, est à exclure, en raison des triangulations stratégiques mondiales et des
choix extérieurs antagonistes entre l’une et l’autre, ce que les États-Unis d’Amérique
jugeraient historiquement inacceptable. La guerre et la paix du XXIe siècle ainsi que
les fléaux et les calamités naturelles, politiques et sociales seront encore une fois
globaux. Ces deux notions postulent la coopération des deux puissances mondiales
existantes, l’Europe et les États-Unis, chacune apportant le lot de ses influences, de son
rayonnement et de ses alliances.
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I.5 INDÉCISION EUROPÉENNE ET PERSPECTIVE CHAO-
       TIQUE
    Faute d’une capacité de résolution tranchante, l’Europe risque de devoir subir tout à
la fois les inconvénients d’une configuration multipolaire (plus grande conflictualité en
Eurasie dans les zones de jonction intercontinentale, plus grande dispersion des forces,
plus grand désaccord avec les États-Unis et avec les puissances alliées, Australie,
Japon et Inde en Asie ; division plus accentuée à l’intérieur de l’Union entre Grande-
Bretagne, Pologne, Roumanie, Grèce, Italie et Espagne et au Nord, Suède, Danemark
et Finlande d’une part et le noyau central de l’Europe, France, Allemagne, Belgique et
Luxembourg d’autres part) et les dangers d’une configuration unipolaire ou bipolaire,
préfigurant une responsabilité solitaire des États-Unis ou un nouvel affrontement de
ces derniers avec la Chine. Dans le premier cas en particulier, la « césure politique » du
continent peut aller jusqu’à la rupture de l’Union et faire glisser le monde d’une
configuration unipolaire imparfaite vers un unipolarisme amoindri. Cela conduirait à
une plus grande confusion d’options pour les pays du Rimland et pour les pays
dépendants, d’Afrique et d’Amérique latine. Cette éventualité pourrait conduire à
l’excentration du système et à son ingouvernabilité permanente et chaotique. La
définition d’une stratégie unitaire de l’Europe dans le monde implique l’identification
du pivot géopolitique de la planète.
I.6 L’OCÉAN INDIEN : PIVOT GÉOGRAPHIQUE DU XXIÈME
       SIÈCLE
    La région maritime centrale du XXIe siècle sera l’aire pivot de l’océan Indien.
Celle-ci s’étend à l’intérieur de la zone océanique, qui établit un espace de continuité
vitale entre le Rimland mondial et la masse afro-eurasienne (l’Afrique jouant par
rapport à l’Eurasie le pendant continental de l’Australie).Cette région est une zone
maritime interne au nouvel espace vital des cinq continents, solidarisés par
l’épuisement des ressources énergétiques, la sécurité des transports et le croisement des
voies maritimes décisives. Cette aire centrale est ouverte aux interventions des
puissances navales et fraye la voie vers le Golfe et vers l’Ouest, pour les puissances
asiatiques de la cote pacifique, ainsi que du Rimland extérieur (Australie). Elle
domine, par le périple de l’Afrique, les voies de communication vers le Nord du
monde, l’Europe et l’Amérique du Nord et du Sud. Ainsi        la     reformulation     des
propositions de Mackinder du XXIe siècle pourrait être énoncée comme suit : qui
domine le « pivot des mers » domine la « masse des terres » ; qui domine le Rimland
mondial domine le Heartland mondial; tout à la fois l’Est et l’Ouest, la masse des
terres et l’île mondiale, bref le Nord et le Sud, les deux hémisphères et la planète-
monde.

I.7 SYNTHÈSE PROVISOIRE: UNE AUTRE STRATÉGIE POUR
       L’EUROPE
    L’Europe se fera à partir d’une autre stratégie et à l’aide d’une « révolution
conceptuelle ». Cela comportera l’adoption de nouveaux paradigmes historiques,
géopolitiques, stratégiques et institutionnels. Une période de l’histoire européenne est
close et une autre s’annonce. L’Europe politique se fera, comme tout rassemblement
humain, par la nécessité et non par le consensus ; dans la guerre et par la guerre, car
des temps de conflits se dessinent et s’approchent et il faudra y être prêts. La période
de la grande stabilité est derrière nous et il n’y aura pas d’idéologie y compris
fédéraliste pour la conjurer.
    L’unité de l’Europe sera vraisemblablement bismarckienne! Elle retiendra un
rapport de forces stabilisateur et il faudra y en adapter les concepts, les moyens et les
forces. La nouvelle idée de l’Europe nécessitera d’un noyau de direction et
d’impulsion, continental et guère insulaire, historique et guère conjoncturel, polarisant
vers le centre et s’opposant à la périphérie. Or, la portée historique de cette logique est
loin d’être admise.
    Le cadre d’action de demain sera l’Eurasie, et l’Europe aura besoin d’y manœuvrer.
Cette manœuvre sera simultanément interétatique et classique et donc mondiale, mais
aussi régionale et locale. Un équilibre doit sauvegarder la prééminence de la première
sur la deuxième.
    La politique internationale dictera sa loi aux institutions et cela impliquera la
création de liens institutionnels forts pour les moments difficiles, car la rapidité et la
décision devront l’emporter dans l’action immédiate et dans l’urgence. Si les moyens
de la décision seront institutionnels, la philosophie sera réaliste, la vision volontariste
et la perspective idéaliste. C’est une « alliance de volontaires » qui fera l’Europe et les
moyens y seront comptés. Comme toutes les décisions de grande envergure, cette
alliance se fera par une opposition de grands intérêts et donc dans le combat et dans le
sang. C’est une loi d’évidence et d’Histoire.
    Les peuples seront les inspirateurs et les protagonistes de ces grandes affaires mais
jamais les interprètes. Les citoyens et la citoyenneté tisseront les réseaux de la
coopération et de la paix, mais les bons soldats ouvriront seuls les pourparlers d’avenir.
Si les conflits et les guerres ont été le fer de forge des bouleversements et de
transformations de l’histoire, la notion de paix ou l’image du système international de
demain, devra inspirer le choix des alliances et celui des alliés d’aujourd’hui. Cela
nous fera découvrir que le monde est peuplé d’ennemis ou de faux amis. La
philosophie, la civilisation et la culture interviendront pour définir les combinaisons de
l’acceptable et de l’inacceptable dans la vie quotidienne ou en perspective.
    Ce seront politiquement les proches ou les plus proches qui scelleront les jeux de l’avenir et l’Histoire de l’Europe de demain. Elle sera dictée par nos choix et de ces

choix résultera la place de l’Europe dans le monde et celle du jus gentium du XXIe siècle.
                                                           IRNERIO SEMINATORE