Dans le concert si peu harmonieux de l’information économique et financière du début de l’été 2010, une chose reste sûre : les populations occidentales se refusent, dans une proportion massive, à envisager une rechute de leurs économies. Elles s’y refusent en fonction d’une approche intuitive de la situation et de ses enjeux. Si nous devions connaître une récidive des séismes bancaires et industriels de 2008 et 2009, il n’y aurait plus rien d’autre à faire qu’entériner la dépression et assister impuissant au déploiement de son cortège innombrable de faillites et de chômeurs : ainsi raisonnent une infinité de personnes. C’est pourquoi, plutôt que se porter en avant pour discerner les trajectoires que pourraient emprunter les économies en Occident, les populations se sont installées dans un présent dont la fragilité ne leur échappe pas, mais qu’ils voudraient voir se prolonger, se prolonger encore, jusqu’au moment lumineux d’une nouvelle aurore économique. Leur dénégation soulage les dirigeants politiques, trop heureux d’écarter l’idée que nous puissions vivre une accélération périlleuse de l’Histoire pour se consacrer à leurs échéances électorales.
On peut comprendre, sans la partager, cette attitude. Les populations occidentales ont vieilli d’un double point de vue physique et mental. Le futur ne mobilise plus leurs espoirs, quand bien même il serait discernable dans ses lignes essentielles. Elles se soucient avant tout de sauvegarder l’essentiel d’un mode de vie préservé jusqu’ici pour les quatre cinquièmes de leurs membres. Le débat sur les retraites en fournit la démonstration, ici et là en Europe. Les préférences idéologiques y occupent une place minime, en dépit des apparences. La droite et la gauche déploient des arguments inchangés à partir de la conviction commune que l’affaire pourra être traitée avec les moyens que fourniront encore, tant bien que mal, des économies restées à flot malgré les avaries de la crise.
Tout change si l’on sort de cette volonté de ne pas regarder au-delà des péripéties économiques, financières et sociales que les médias offrent d’ailleurs dans un désordre décourageant pour la compréhension des lecteurs les mieux disposés. L’exercice s’impose. Que va-t-il se passer, que pourrait-il se passer à partir d’aujourd’hui, en Europe occidentale et en Amérique du Nord, comme d’une autre façon, pour les grandes zones asiatiques, latines et africaines ? En dépit de la complexité réelle de la question, il semble possible d’avancer des hypothèses, à partir des éléments les plus pertinents dont nous disposons. Les années écoulées ont été instructives, hormis pour les membres de la conjuration des imbéciles dont les chants accompagnent la « mondialisation heureuse ».
Qui prendra quelque recul par rapport au flux de l’information quotidienne discernera sans peine les grandes phases de la séquence couvrant la fin de la décennie écoulée.
Tout part, d’un strict point de vue matériel, d’une crise de la dette des particuliers, sans précédent depuis 1945, dont l’épicentre se situe aux Etats-Unis. Le fait que les risques les plus lourds se manifestent, depuis le printemps, sur les dettes publiques dans les économies européennes les plus fragiles, occulte, sans le faire disparaître, cet autre fait, déterminant au départ, et toujours déterminant aujourd’hui, d’un endettement des ménages occidentaux dont les autorités monétaires et politiques ont ignoré l’importance. Il est vrai, et c’est la circonstance atténuante qu’elles pourraient invoquer, que cette question de la dette des ménages constitue le point aveugle de la réflexion économique depuis le début des Trente Glorieuses. En s’endettant, les ménages européens et américains ont, entre 1948 et 1973, apporté une contribution décisive à la prospérité d’après-guerre. En s’endettant encore, dans la décennie quatre-vingt, après la fin de la grande prospérité, ils ont soutenu des économies dont le dynamisme intrinsèque s’était affaibli. En s’endettant encore plus, après l’entrée en concurrence de l’Occident avec une Asie émergente laborieuse et ambitieuse, ils ont empêché que la stagnation salariale observée dans la plupart des pays industrialisés provoque l’arrivée d’une récession majeure, voire d’une dépression.
Ici surgissent deux difficultés de compréhension. Pourquoi, d’abord, ce qui avait donné des résultats si heureux durant tant d’années, au point de rejeter dans un passé révolu les crises douloureuses du capitalisme jusqu’à l’épisode paroxystique de la Grande Dépression, s’est-il transformé en facteur crucial de « La Grande Récession », ainsi nommée par les médias américains pour définir le recul de 2008-2009 ? Comment, ensuite, le processus d’endettement a-t-il pu progresser sans rencontrer d’obstacles jusqu’au basculement brutal qui a précipité la crise financière, puis la récession ?
Deux questions pour une seule réponse. Le pourquoi et le comment trouvent l’un et l’autre une explication dans la forme même du crédit qui est au centre de notre affaire, le crédit hypothécaire. Quel est le point commun en effet, de tous ces pays, si différents, qui ont été affectés ou ravagés par une crise liée à l’excès des dettes contractées par leurs ménages, les Etats-Unis, l’Australie, le Royaume-Uni, l’Espagne, voire la Hongrie ? La déréglementation financière, le laxisme des banques centrales, la cupidité des opérateurs financiers ? Tout cela a joué, à certains degrés et dans certains pays, mais la seule explication qui vaut pour tous réside dans l’existence d’un marché hypothécaire développé. Preuve a contrario : la France et l’Italie qui ont conservé des taux d’endettement de leurs ménages deux à trois fois moindres que les pays précités ne disposaient pas d’un tel marché.
Le mécanisme de recours à une hypothèque comme gage réel des emprunts représente infiniment plus qu’une technique commode de garantie des sommes prêtées car il bouleverse le cadre logique d’attribution, d’évaluation et de détention des crédits accordés. Dès lors que le prêt est assorti d’une garantie réelle sous la forme d’une hypothèque prise sur un logement ancien ou neuf, la nécessité de veiller à la solvabilité du prêteur cesse de s’imposer. Le risque mesuré cède la place à un pari que l’on prend sur la faculté que l’on aura, en cas de défaillance du débiteur, de faire jouer l’hypothèque et de saisir le bien pour le revendre à des conditions acceptables. Simultanément, les prêteurs réduisent ou suppriment les coûts qui découlaient du suivi des emprunteurs. Enfin, les prêts hypothécaires forment une base idéale pour la titrisation, opération par laquelle les prêteurs initiaux peuvent se défausser du risque d’insolvabilité en revendant leurs prêts, découpés au préalable en autant d’obligations représentatives, sur un vaste marché international du crédit où interviennent chaque jour des centaines de banques et de fonds de placement. Le recours à l’hypothèque libère le crédit de ses entraves, il en élargit les montants et en fait un instrument universel pour les opérateurs bancaires et financiers.
Enfin, les prêts assortis d’hypothèques, titrisés et négociés sans cesse sur les marchés du crédit, tout comme les actions cotées ou les emprunts d’Etat, se transforment en actifs dont la valeur est appréciée au jour le jour par les acheteurs. Quel est alors le critère déterminant pour la fixation de cette valeur ? Celui de la garantie sous-jacente fournie par l’hypothèque. Or, c’est la chose du monde la plus aisée à comprendre, la valeur nominale de l’hypothèque évolue en parallèle avec le prix du mètre carré ou le prix du pied carré sur les marchés immobiliers correspondants. Cette valeur n’a cessé, tout au long de la période d’euphorie immobilière, en Californie ou en Floride, en Espagne ou au Royaume-Uni, de s’élever, ce qui renforçait la confiance des détenteurs d’un crédit qui apparaissait de plus en plus sûr, lors même que les débiteurs, tout spécialement ceux entrés les plus récemment sur le marché, devenaient de plus en plus fragiles. Le crédit appuyé sur des hypothèques suit une trajectoire circulaire : il se développe avec aisance, contribue à la prospérité des marchés immobiliers du neuf comme de l’ancien, concourt à la hausse continue des prix, valorise par ce biais les hypothèques et les titres qui le représentent. Le dénouement s’opère lorsque les défauts de paiement se manifestent à grande échelle, comme aux Etats-Unis durant l’automne 2006.
Nous ne ferons pas l’injure aux bons esprits de donner à nouveau l’histoire, même brève, de la crise bancaire et financière occidentale. Il nous importe de souligner à présent les deux points qui éclairent au mieux la fragilité de l’ensemble formé par les économies occidentales.
Le premier est celui de la contagion. Le développement du crédit hypothécaire et sa propagation sur les marchés du crédit ont créé une pandémie financière, qu’on pourrait appeler la pandémie du « mortgage ». Ceci a fait que les titres de crédit concernés, et les produits dérivés à partir de ce crédit, se sont répandus dans les comptes d’un grand nombre de banques et de fonds de placement, y compris dans les pays ignorant les pratiques débridées du crédit fondé sur l’hypothèque, mais dont les banques ont voulu profiter indirectement en se portant acquéreuses des titres américains, australiens, anglais ou espagnols. Ainsi s’expliquent les faillites ou les pertes d’Hyporeal Estate en Allemagne, de la banque franco-belge Dexia, du Crédit Agricole et de Natixis. Les excès et les dévoiements des pays à l’origine de la crise ont ébranlé presque tout le système bancaire occidental, avec d’heureuses exceptions comme celle du Canada et de l’Italie.
Le deuxième est celui de la récession qui s’en est ensuivie. C’est une récession industrielle. Dix-sept millions d’emplois ont ainsi été détruits dans l’ensemble des pays de l’OCDE, en l’espace de deux années, dont dix millions d’emplois dans les secteurs manufacturiers. Si l’on ajoute les emplois supprimés dans les entreprises de services qui fournissent à l’industrie, on peut estimer à treize ou quatorze millions le nombre des postes de travail perdus du fait de la chute industrielle. Au vu de ces montants, on serait en droit de réclamer aux Pangloss experts de la société post-industrielle, de reprendre leurs leçons à partir d’un énoncé nouveau : une fois que l’industrie aura disparu pour de bon de nos territoires, comment ferons-nous d’une part, pour payer nos importations d’énergie et de produits manufacturés et, d’autre part, pour organiser notre vie collective, couvrir nos dépenses sociales, payer les professeurs et les policiers?
Ce propos incident donne le lien avec la deuxième phase de la séquence. La crise bancaire, et plus encore, la récession industrielle, ont dévasté les comptes publics en Occident.
Beaucoup ont souligné l’importance des concours que certains Etats, comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Irlande, ont du accorder à leurs banques, sous une forme ou sous une autre, pour empêcher l’arrêt du système de crédit (800 milliards de dollars aux Etats-Unis, 117 milliards de livres sterling au Royaume-Uni). L’impact de cette contribution financière de secours a grevé d’autant les comptes publics. Mais la faillite bancaire a inégalement joué. Ainsi, le Trésor public français a très peu contribué au maintien de la solvabilité de nos banques, qui ont simplement comptabilisé dans leurs comptes propres un certain montant de pertes et de provisions. Mais tous nos lecteurs ne le savent peut-être pas. Lorsque le Trésor américain prend en charge AIG, le grand assureur, quand le Trésor anglais permet le maintien de Northern Rock, de Royal Bank of Scotland, de Lloyds TSB, les banques ou compagnies d’assurances exposées sur les marchés américains ou anglais bénéficient de versements directs dans leurs comptes par des Etats qui viennent en substituts de leurs opérateurs financiers en faillite. BNP Paribas, la Société Générale ou la Deutsche Bank, ont reçu, à un moment critique, des sommes considérables puisées dans le tiroir caisse de l’Oncle Sam ou de John Bull !
Bien plus lourd cependant a été l’impact de la récession sur les comptes des grands Etats occidentaux. Toutes les recettes fiscales essentielles ou importantes ont fortement reculé : TVA ou taxes sur la consommation américaine, impôt sur les sociétés (le plus sensible aux variations conjoncturelles), impôt sur le revenu (du fait des entrées au chômage), taxe sur les carburants, taxes sur les plus-values immobilières. L’expérience nous l’enseigne. Autant les dépenses sont « visqueuses », difficiles à comprimer, autant les recettes peuvent être rendues volatiles par les tribulations de l’économie. Et, puisque le sujet a été inscrit à l’ordre du jour national au printemps 2010, nous nous saisirons de l’exemple du financement des retraites. Nos différents régimes de financement de la vieillesse devraient afficher un déficit total de 32 milliards d’euros en 2010. Le facteur principal de cette impasse financière sans précédent ne réside pas dans la pression démographique, facteur structurel mesurable et mesuré, mais dans la perte de plus de 600 000 cotisants, rejetés vers l’assurance-chômage entre avril 2008 et juin 2010. C’est pourquoi la réforme des retraites proposée par le gouvernement devrait rester sans effet. Le nouveau bricolage du système constitue plus une opération de communication qu’un recalage structurel. A défaut d’une reprise importante et durable de l’activité et de l’emploi, que personne ne voit venir, le seul remède, de cheval, consisterait à passer à un régime « à cotisations définies » où l’on ne sert que ce que l’on a en caisse, après déduction des frais de gestion. Mais appliquer ce remède reviendrait à avouer qu’on a perdu l’espoir d’un retour à l’essor économique.
La Grande Récession, issue de la crise de la dette privée des ménages occidentaux, a porté dans ses flancs la crise des dettes publiques. Centrée de façon voyante sur quelques dettes publiques européennes, elle affecte subrepticement tous les grands pays occidentaux. Seuls sans doute, le Canada et les pays scandinaves, pour différentes raisons, peuvent espérer échapper à la suspicion des souscripteurs habituels de cette dette. La surpuissante Allemagne ne saurait échapper à la faillite de ses voisins européens, les Etats-Unis connaissent le pire état de leurs finances publiques à l’échelon de l’Etat fédéral comme des Etats fédérés, dont 46 sont officiellement en difficulté financière. Il existe une articulation mécanique, représentée par la production et l’emploi, entre la dette privée, dont le sinistre a provoqué la crise financière, et la dette publique devenue suspecte en quelques mois, lorsque les souscripteurs et les agences de notation ont pris conscience avec retard de sa fragilité structurelle. Alors, de deux choses l’une : ou bien la production et l’emploi renouent avec l’expansion, et un rétablissement des finances publiques deviendra plausible, en conjuguant le redressement des recettes fiscales et la réduction méthodique des dépenses improductives –il en existe !- ou bien ils stagnent ou s’affaiblissent encore, et les Etats occidentaux devront admettre qu’ils ne peuvent honorer l’intégralité de leur dette.
Deux ultimes observations pour clôturer la description de la séquence. En premier lieu, certains des pays les plus exposés à une dégradation de leur dette, se présentaient il y a peu comme des emprunteurs particulièrement sûrs. L’Irlande et l’Espagne affichaient des excédents budgétaires en 2007, et leurs dettes publiques les faisaient figurer parmi les premiers de la « classe » européenne, pour employer le jargon du « benchmarking » (respectivement 25% et 40% du PIB concerné). Ces deux pays avouent, pour 2009, des soldes budgétaires négatifs supérieurs à 14% et 11% du PIB. Le crédit de l’Espagne, crucial pour le sort de la zone euro, est la cible de tous les regards. En second lieu, une partie essentielle de cette dette publique litigieuse se trouve dans les comptes des banques qui n’ont cessé de l’acheter, après la déclaration du séisme en 2008, sans prendre en compte la fragilisation des comptes publics sous l’effet de la récession. Les banques ont acheté la dette publique en s’appuyant sur la ressource la plus commode et la meilleur marché, l’argent qu’elle se procuraient aux guichets de la banque centrale, en quantité discrétionnaire et à un prix quasiment nul. La boucle est ainsi bouclée : commençant avec les défauts de paiement des ménages, se poursuivant avec la grande récession industrielle et l’affaiblissement financier des Etats, le processus de crise atteint maintenant une nouvelle phase critique représentée par la faillite virtuelle des banques doublement exposées sur les marchés de la dette privée et de la dette publique. (graphique éventuel de l’exposition des banques européennes sur les pays méridionaux européens).
Après l’occultation constante du rôle de la dette privée dans le processus, la négligence vis-à-vis des déséquilibres entre grands pays fournit le deuxième sujet de surprise. Les excédents et les déficits structurels se sont aggravés. L’un des plus lucides des observateurs de l’expérience de ces trente dernières années, Stephen Roach, économiste chez Morgan Stanley, a analysé ce point étrange dans un article publié dans le Financial Times du 6 octobre dernier sous le titre éclairant : « An unbalanced world is again compounding its imbalances » (Un monde déséquilibré se satisfait encore de ses déséquilibres). Malgré le recul de la consommation et de l’investissement dans les pays occidentaux les plus affectés par la récession, les déficits extérieurs les plus notables, tels que ceux des Etats-Unis, du Royaume-Uni et, désormais, de la France, n’ont que peu diminué ou se sont accentués. Les excédents massifs du Japon, de l’Allemagne de la Chine se sont maintenus ou se sont accrus.
Les déséquilibres extérieurs s’articulent sur des disproportions intérieures. Les Etats-Unis, l’Allemagne et la Chine présentent des anomalies massives, dans la répartition des différents facteurs de la demande : consommation, investissement et exportations. Les Etats-Unis sont restés de grands consommateurs au plus fort de la crise. En dépit de la suppression de plus de 8 millions d’emplois et de la disparition des revenus qui leur étaient liés, en dépit du fait que les ménages ont commencé à réduire leurs dettes, la consommation s’est maintenue près de ses sommets antérieurs avec le secours des incitations fiscales prodiguées par l’Etat fédéral. La part de la consommation dans le Pib demeure aux alentours de 70%, proportion supérieure de plusieurs points à la normale pour un pays développé, qui est estimée entre 60 et 65%. L’Allemagne offre l’exemple inverse d’un pays excédentaire, en situation d’épargne nette vis-à-vis de leurs partenaires européens et du reste du monde, qui s’ingénie à réduire sa consommation et à doper ses exportations. La consommation globale des ménages allemands tend à se contracter d’année en année, la proportion de la consommation dans le Pib national se contracte encore plus : aujourd’hui, elle ne dépasse guère 35%. La force, incontestable, des exportations allemandes, suscite les commentaires extasiés de nombreux journalistes économiques, qui nous montrent le modèle allemand, comme si toute l’Europe pouvait germaniser ses économies, et comme si tous les pays pouvaient accumuler des excédents, alors que, les excédents des uns ont pour contrepartie mathématique les déficits des autres. Mais ils omettent surtout la faiblesse inouïe de la consommation qui, en déprimant les importations, gonfle l’excédent extérieur. En contrepoint de cette faiblesse, la part des exportations a suivi une trajectoire ascendante depuis vingt ans : située à 26% du Pib en 1991, elle a atteint en 2007 un pic avec le chiffre, invraisemblable mais vrai, de 48%, pour reculer à 40% sous l’effet de la contraction des échanges mondiaux entre 2008 et 2009, mais elle a repris depuis son mouvement ascensionnel. La Chine présente enfin le cas d’espèce le plus lourd de conséquences pour l’équilibre et la prospérité du reste du monde. Alors que les médias insistent désormais sur l’apparition d’un nouveau modèle chinois, recentré sur la consommation, les comptes nationaux de ce pays n’en montrent pas encore les manifestations statistiques. Entre 2000 et 2008, la part de la consommation dan le Pib a reculé de 46% à 35%, et son développement récent s’appuie surtout sur le crédit automobile. L’investissement total, représenté par l’équipement des entreprises, les infrastructures et la construction pour les ménages, dépasse aujourd’hui le taux de 45%, on ne peut plus surprenant au terme d’une période de décollage qui a permis au pays d’effacer l’essentiel de ses retards. Le plan de relance chinois a concouru à ce nouveau bond en avant de l’investissement. Quant aux exportations, elles s’élèvent à un rythme annuel moyen de 40%, presque quadruple du rythme du Pib, encore situé au-dessus de 10%.
La physionomie extravagante présentée par les économies allemande et chinoise devrait nous pousser à reconnaître que ces deux pays sont le siège d’une pression déflationniste sur la demande s’exerçant principalement sur l’Europe, s’agissant de l’Allemagne, et sur l’ensemble du monde anciennement industrialisé, s’agissant de la Chine. A la vérité, cette pression déflationniste s’exerçait bien avant le choc de la fin de la décennie. Mais elle s’accentue, avec la bénédiction des dirigeants économiques et politiques, durant la période critique qui a commencé à l’automne 2008. Au surplus, le rééquilibrage des échanges et la correction des anomalies dénoncées ci-dessus ne figurent pas à l’ordre du jour du G20 qui entame chacune de ses réunions, la chose est devenue en soi un sujet de divertissement, par un acte de foi préalable dans les vertus du libre-échange et une mise en garde solennelle contre le péril protectionniste. Or, cette pression déflationniste, en faisant obstacle à une reprise équitablement répartie, interdit la résorption des dettes privées et publiques qui pèse sur la solvabilité des ménages et des Etats, voire des entreprises. Voilà le premier obstacle dirimant au rétablissement des économies occidentales.
Nous avons insisté sur l’ampleur des destructions d’emplois productifs en Occident. Ces destructions, synonymes de pertes de revenus et de pertes de recettes fiscales, créent un climat de pessimisme nouveau. Tandis que les populations se refusent à imaginer le pire, leurs membres adoptent en nombre croissant, conformément à leurs conjectures économiques peronnelles, une attitude de prudence devant la perspective de nouvelles dépenses. Se conjuguent donc le facteur mécanique de la destruction des emplois et des revenus et le facteur psychologique représentée par l’altération de la confiance. Les indices de confiance des ménages sont inférieurs à la moyenne historique dans tous les grands pays occidentaux sans exception, celui des Américains a commencé à rechuter vers son plancher historique enregistré durant l’hiver 2009.
C’est toutefois un autre paramètre qui nous incline à diagnostiquer l’impossibilité du rétablissement. La « Grande Récession », récession industrielle pour l’essentiel, a vu une nouvelle réduction des taux d’investissement productif des entreprises sur les territoires des pays occidentaux. Cette réduction s’est effectuée à partir de niveaux objectivement bas. Malgré l’appoint représenté par l’inclusion comptable des dépenses de logiciels, le taux d’investissement productif des entreprises est passé discrètement au-dessous du seuil, variable selon les pays, mais jamais inférieur à 12%, qui forme le socle d’une croissance durable. La dépense économique d’avenir, par excellence, qu’est l’investissement, est retombée à un trop bas niveau pour enclencher un processus de vraie reprise.
Car aucun des trois paramètres à prendre en considération, si l’on veut évaluer les chances d’un redressement du taux d’investissement au-dessus du seuil critique, ne permet de former l’hypothèse de ce redressement. Les perspectives de la demande, premier paramètre, sont assombries en Occident par différents facteurs qui combinent leurs effets négatifs : faiblesse démographique, endettement des particuliers, impécuniosité des Etats, chute de la confiance. La demande nouvelle prend de plus en plus sa source dans les pays émergents. Comme le mieux est encore, pour les entreprises occidentales, d’investir sur place pour satisfaire les clients locaux, le gain à espérer pour les exportations à partir de nos territoires reste limité à certaines productions, tels que l’équipement des entreprises, les matériels de transports, les centrales thermiques ou nuclaires. La situation financière des entreprises, deuxième paramètre, varie fortement d’un pays à l’autre : excellente aux Etats-Unis, mauvaise en Espagne, médiocre en France. Mais elle a perdu son caractère décisif en raison même de ce qui a été avancé ci-dessus. Tandis que les pays émergents efficaces, désormais nombreux, ont conservé leur avantage comparatif en termes de prix du travail et de la matière grise, leur croissance génère une demande locale qui, bien qu’insuffisante dans l’absolu, ainsi que le montre le mauvais exemple chinois, attire de plus en plus les entreprises occidentales. Le basculement de 2008-2009 a introduit cet autre élément nouveau : les directions d’entreprises ont donné la priorité aux pays émergents, toutes conditions égales par ailleurs. Les entreprises occidentales, grandes ou moyennes, créent ailleurs qu’en Occident les nouvelles capacités. Le troisième paramètre nous renvoie à la situation de nos banques. Alors que la majorité des mauvaises créances issues des excès de la décennie n’ont pas été effacées de leurs comptes, de nouvelles créances à risques s’y sont accumulées sous la forme des titres d’emprunt public dont la valeur est minée par la défiance des marchés du crédit. Au mieux, le montant des crédits à l’économie se maintiendra, au pire, il se contractera sous l’effet de la réticence croissante des banquiers. Toutes ces considérations portent à estimer que les grandes économies occidentales, faute d’un taux d’investissement suffisant, ne pourront reprendre le chemin de l’essor.
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Les hypothèses les plus vraisemblables restent celle d’une rémission ou d’une rechute.
La rémission doit s’entendre comme le retour à une croissance modeste, accompagnée d’une stabilité temporaire de l’emploi et d’une amélioration résiduelle des comptes publics. Elle implique une consolidation des comptes des banques. Sa plausibilité se renforcerait si les monnaies occidentales entamaient un processus de dépréciation graduelle vis-à-vis des monnaies des nouveaux pays émergents d’Asie qui corrigerait partiellement les écarts de compétitivité structurels liés aux coûts du travail sous toutes ses formes.
La rechute surviendra en cas de récidive de la crise des dettes privées et publiques, des deux côtés de l’Atlantique, qui mettrait l’euro en péril et précipiterait de nouvelles faillites bancaires. Nous n’échapperions pas alors à l’installation d’une dépression historique. Nos dirigeants ne se sont pas préparés à cette éventualité, ni d’un point de vue intellectuel, ni d’un strict point de vue politique. Or, on ne fait pas face à la dépression avec les recettes de la communication ordinaire.