L'ÉGALITÉ OU LE SUICIDE DE L'OCCIDENT

Chapitre IV UN NOUVEAU CYCLE INTELLECTUEL. LA MONDIALISATION ET LE BILAN CRITIQUE DE LA MODERNITÉ
Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
11/2/2018

Prémisse

Le concept d'égalité fait système en matière de philosophie et de sciences politiques depuis les « Lumières historiques ». Il regroupe, sous son couvert, les doctrines des droits de l'homme, de la démocratie et de l’État de droit, de l'humanisme philosophique, du « projet de paix » et, pour terminer, de la « théorie du genre ».

Le but de la présente réflexion est d'en retracer les connections et d'en mettre en valeur les répercussions politiques et culturelles.

Nous donnerons suite à la publication périodique de cet exercice intellectuel, rédigé en 2015, par la soumission à nos lecteurs du quatrième chapitre sur :
UN NOUVEAU « CYCLE INTELLECTUEL » :
LA MONDIALISATION ET LE BILAN CRITIQUE DE LA MODERNITÉ

Le premier chapitre a été posté sur le site internet :
http://www.ieri.be/fr/publications/wp/2018/janvier/l-galit-ou-le-suicide-de-loccident
en date du 22 janvier 2018. 
Le deuxième chapitre a été posté sur le site internet :
http://www.ieri.be/fr/publications/wp/2018/janvier/l-galit-ou-le-suicide-de-loccident-0
en date du 23 janvier 2018. Les thèmes
successifs apparaîtrons suivant la « table des matières ».
Le  troisième chapitre a été posté sur le site internet :
http://www.ieri.be/fr/publications/wp/2018/f-vrier/l-galit-ou-le-suicide-de-loccident
en date du 8 février 2018. Les thèmes
successifs apparaîtrons suivant la « table des matières ».



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IV. UN NOUVEAU « CYCLE INTELLECTUEL » :
LA MONDIALISATION ET LE BILAN CRITIQUE DE LA MODERNITÉ
 
La mondialisation et le bilan critique de la modernité
Le XXIème siècle, l'âge planétaire et le « nouveau cycle intellectuel »
L'idée du politique et les formes dominantes du conflit
Transformations et conflits
Vers le déclin des régimes démocratiques
Lumières et anti-Lumières
« Guerres d'histoires et affirmation d'une autre modernité »
Joseph de Maistre et la démocratie
Le combat du monde contemporain pour l'entendement modéré
Le lien social social chez De Maistre
Sur la « constitution immanente » de toute société

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La mondialisation et le bilan critique de la modernité

Suite au processus de mondialisation et à une relation plus étroite entre civilisations et cultures qui avaient vécu et prospéré sans une intimité profonde et sans se remettre en cause en leurs paradigmes, les régions du globe les plus éloignées mesurent toute l'importance et l'antinomie de leurs histoires et de leurs identités. De ces relations naissent des bilans et des comparaisons.

C'est à ce titre que le changement du rapport entre l'Europe et le monde nous incite à dresser un bilan critique des conquêtes et des acquis de la Modernité.

Les convictions de l'Universel avaient fait croire, aux XIXième et XXième siècles, que l'on pourrait surmonter les obstacles de la différenciation inégalitaire de la société et l'hétérogénéité naturelle du monde, par l'arbitraire homogénéité des concepts. Il n'en a pas été ainsi et une vengeance spiritualiste de « l'Histoire » a comporté l'émergence aujourd'hui d'un cycle intellectuel anti-rationaliste, relativiste et organiciste. Ce cycle s'oppose aux généralisations arbitraires et aux certitudes rationalisées au nom du monde historique, comme totalité des formes d'existence de la condition humaine.


Le XXIème siècle, l'âge planétaire et le « nouveau cycle intellectuel »

Le XXI ème siècle se dessine comme celui d'un « nouveau cycle intellectuel », marqué par le retour de la géographie, du réalisme et de l'histoire. Ces notions seront au cœur des préoccupations dominantes d'une nouvelle phase de la vie spirituelle de l'humanité. Dans ce contexte d'ordre global l'Europe occupera une place de moindre importance pour l'influence de ses idées et de ses courants intellectuels et apparaîtrons en pleine lumière les limites spirituelles de l'Europe d'aujourd'hui. En effet dans une conjoncture planétaire, l'univers européen est confronté à d'autres systèmes de référence, à d'autres philosophies et à d'autres « vérités ». Au cours des derniers quatre siècles, l'humanité européenne est passée de la foi dans les miracles de la métaphysique à la religion de la technique et de la science, puis à la croyance dans le « progrès » de la rationalité, économique et sociale. Elle est passée en conclusion du mysticisme à la théologie et de celle-ci à la sécularisation, puis à l'agnosticisme et enfin à la laïcité.

La nouvelle phase de l'histoire de l'humanité qui marquera le XXI ème siècle est celle de l'émergence d'autres « centres de références » spirituels, qui entreront en conflit, de toute évidence, avec « l'universalité » européenne, « apaisée », « dépolitisée », « laïcisée » et « privatisée ». L'hostilité de la période qui s'ouvre, sera dictée d'abord par la « conscience géopolitique et spirituelle » d'autres cultures et civilisations et verra une « autre » transition, du domaine de la « raison » à celui de la « déraison »

Dans ces conditions, l'éternelle lutte pour la survie et la poussée orginelle de la violence physique vers un monde décentré, sera masquée, aux yeux des européens, par la rhétorique humaniste de la solidarité et par l'inversion éthique de la notion de « paix ». Dans cet élargissement de la conjoncture planétaire et dans apparition d'un « nouveau cycle d'idées», apparaîtront avec une cruelle évidence les limites spirituelles de l'Europe aujourd'hui.


L'idée du politique et les formes dominantes du conflit

L’idée du politique comme sphère de la « violence conquérante » a disparu, puisque, dans la pensée du libéralisme, le concept politique de « lutte » devient « concurrence » sur le plan économique et « discussion ou débat » sur le plan spirituel.

Le peuple se transforme en opinion et le « citoyen » en consommateur de communications et de messages. Les programmes des autorités se calquent sur les attentes et les revendications de la masse ou de la rue, sur les marginaux et les immigrés des cités qui ébranlent la cohésion des sociétés, au nom d’identités refoulées et de la subversion des pouvoirs en bandes, en modernes incarnations du sous-prolétariat intérieurs d'Arnold Toynbee.


Transformations et conflits

Les conflits à venir seront ainsi à caractère multiforme, exotique et prémoderne, sans souverainetés établies et porteront l'accent de leurs origines et de leurs répercussions, apparaissant, selon les causalités dominantes, comme des conflits environnementaux, civilisationnels, identitaires ou hybrides.

Ils seront environnementaux, là où ils auront l'espace physique et la rareté des ressources pour enjeux d'ordre naturel. Ils seront civilisationnels, là où des vagues de fanatisme à base religieuse, se diffuseront par empathie culturelle ou ethnique et opposeront les conceptions de la foi à celle de la raison. L'extrémisme religieux dominera largement leurs expressions politiques et élargira le champ des solidarités conflictuelles, affaiblissant les États existants et les transformant en zones de non droit.

Ces conflits se placeront en dehors de toute légalité, entendue comme manifestation rationnelle de la personnification de l'État et le dialogue sera problématique entre masses humaines déracinées et migrantes en marche vers les zones de survie et populations sédentarisées et stables.


Vers le déclin des régimes démocratiques

L'approche intellectuelle plus appropriée à la saisie de cette nouvelle ère de l'évolution est le réalisme, le particularisme historique et la géographie humaine. Cette approche comportera l'abandon progressif des courants et aspirations universalistes qu'avaient fait croire, au XIX et XX siècle, de pouvoir surmonter les obstacles de la différenciation inégalitaire et de l'hétérogénéité naturelle et sociale. Les différences ethniques, culturelles et religieuses, avaient été à peine cachées, pendant deux siècles, par l'affirmation historique d'une éthique universaliste, liée à l'expansion coloniale. La phase actuelle et qui s'achève lentement, est encore fondée sur la démocratie, les droits de l'homme et l'État de droit et, en leurs fondements, sur les idées des Lumières. En revanche le cycle intellectuel naissant aura pour terrain explicatif les expériences de l'ordre naturel et du conflit.

Dans le cadre de cet environnement mouvant et poreux, progresseront uniquement les nations qui ont été façonnées sous forme d'États-Nations et d'États-Civilisation. En effet ces nations disposent de configurations durables, car elles ont pu se prévaloir d'une base de stabilité politique, traditionnelle ou moderne et d'une cohérence géographique, géopolitique et environnementale qui a permis leurs affirmations au cours de l'histoire et qui leur permet aujourd'hui d' assurer leur survie.

Au plan philosophique, la nouvelle approche de l'histoire sera systémiste, pluraliste et complexe, antithétique de la méthode universalisante et désincarnée des Lumières. Du point de vue phénoménologique, l'accroissement du nombre des acteurs en compétition, entraînera un enchaînement cumulatif des tensions et des conflits, influencés par d'autres représentations du monde, par d'autres cartes des parentés et par des codes différents de l'inimitié.

La résistance des sociétés non occidentales au rationalisme européen est dicté par la vocation de la philosophie rationaliste d'imprimer un cours « critique » et « réformateur » aux ensembles sociaux traditionnels et de leur imposer « d'autres valeurs », d'autres justifications politiques et d'autres principes de légitimité, bref de les occidentaliser et les dénaturer. Cela concerne en particulier l'imposition de régimes et modèles démocratiques et, dans l'ordre culturel, une vision problématique et laïcisante de l'Histoire, qui est antithétique par rapport à la tradition.


Lumières et anti-Lumières
« Guerres d'histoires et affirmation d'une autre modernité »

Renaît aujourd'hui dans le monde, plus violent que jamais, le divorce entre la raison et la foi qui se traduit, d'une part, par la pensée radicale de l'Islam, activée par une hostilité principielle à l’Occident, et, de l'autre, par le relativisme philosophique et les doctrines du pluralisme et de la complexité. Si les idées des Lumières ont engendré la civilisation des Droits de l'homme et de la Révolution et si ses grands noms restent Voltaire, Montesquieu, Rousseau et Kant, la rupture du rationalisme d'avec la pensée de la tradition, s'incarnant politiquement dans les courants jacobins, contesta radicalement les idées reçues et l'ordre établi.

Dans le climat du renouveau intellectuel du XVIIIe, l'opposition aux Lumières se fit au nom de l’affirmation d'une « autre modernité », qui eut pour pères spirituels Edmund Burke (1729-1797, historien anglo-irlandais) et Johann Gottfried Herder (1744-1803, pasteur et patriote allemand).

Ceux-ci réfutèrent les idées universelles au nom de l'importance des communautés originelles, le peuple ou l'ethnos, la Gemeinschaft au lieu de la Gesellschaft, seules matrices culturelles de 1'« essence » spirituelle de l'individu, baigné dans la particularité d'une histoire collective toujours singulière.

Ce sont là les origines occidentales du conservatisme libéral, s’opposant au déracinement de l’abstraction et au culte des idées, faites pour être aimées par elles mêmes dans le seul but de réinventer le monde.

Ainsi, sur les fondements d'une pensée more geometrico, constituée d'un ensemble de concepts purs, le jacobinisme engendra les doctrines du changement radical de l'homme, de la société et de l'histoire, que l’utopie marxiste convertira en totalitarisme et en antihumanisme, dans le but de réaliser une société unifiée et homogène, sans divisions et sans conflits.

Par ailleurs, si la tradition réacquiert aujourd'hui la même légitimité que la démocratie représentative moderne, le relativisme historique ne devient-il pas la doctrine philosophique plus pertinente pour comprendre le monde contemporain, son pluralisme et sa complexité ?

Et la démocratie, comme forme de régime dont la seule source de légitimité est une fiction, la « volonté générale », peut-elle constituer encore le dépassement inévitable de la tradition et le fondement d'un équilibre des pouvoirs propre aux régimes constitutionnels pluralistes, commandant le style d'une collectivité ainsi que son histoire ?


Joseph de Maistre et la démocratie
Le combat du monde contemporain pour l'entendement modéré

Or, le combat du monde contemporain pour la liberté de jugement et la limitation des conflits est mené simultanément sur deux fronts. Celui de l'ordre social et des formes de croyance dévoyées et celui d'un ensemble de rapports politiques, appréhendés sous espèce d'universalité.

Or, puisque l'histoire politique est le contraire de la promesse du bonheur, dispensée par le discours démocratique, il est instructif de ne pas ignorer la critique des Lumières, dressée par le plus acerbe des polémistes Anti-Lumières, Joseph de Maistre.

Son attaque contre la démocratie, enfant du régicide et d'une égalité contre-nature, relève de la remise en cause d'une fiction, celle de la « volonté générale » de Rousseau.

Cette dernière reposerait sur une double antinomie :


  • celle du pouvoir du « démos » qui renvoie au modèle pur et direct de la démocratie antique, impossible à pratiquer,


  • et, celle de l'écrasement de toute individualité, par l'égalité fictive de tous et la liberté inconditionnelle de chacun, la seule forme de démocratie qui se déploie aujourd'hui dans les régimes représentatifs modernes.

De Maistre fait remarquer que l'individu est incapable de formuler des projets ou de prendre des délibérations qui aillent au delà des intérêts matériels élémentaires, autrement dit des déterminismes primaires contraignants. D'où l'inanité des fondements de la « démocratie » qui institue le peuple en souverain. Non seulement « le peuple » ne peut concilier en soi et en une quelconque délibération la contradiction constitutive fondamentale, représentée par la figure « du peuple qui commande » et par celle du « peuple qui obéit », mais « ne peut exercer la souveraineté », ni s'identifier à celle-ci.

Le « peuple » ne peut être le « sujet du politique », ni peut le devenir, car la « souveraineté » est en quelque sorte « transcendante » dans l'ordre symbolique et social.

Ainsi, la « souveraineté du peuple » ou la « volonté générale » de Rousseau comme intégrale des volontés individuelles, ne peut s'instituer d'elle même et ne peut se démarquer, en son exercice, du pouvoir décisionnel propre à tout gouvernement. En effet la démocratie, affirme de Maistre n'est qu'une aristocratie élective et tous les gouvernements sont des monarchies temporaires ou à vie. Or la démocratie, qui a le peuple comme maître a, dans le peuple, un monarque sans pitié. En preuve, « la liberté du petit nombre n'est fondée que sur l'esclavage de la multitude » et la grande vérité de l'histoire est que « les républiques n'ont jamais été que des souverainetés à plusieurs têtes » et « le despotisme le plus dur et le plus capricieux est celui du peuple, qui augmente d'intensité à mesure que le nombre des sujets se multiplient ». 1

En ce sens, la pluralité des formes de modernité politique, rend actuel « mutantis mutantis » le débat des Anti-Lumières sur la radicalité de la séparation et du combat entre foi et raison, lectures « radicales » et modérées de la « révolte » contre la modernité, ainsi que sur le pluralisme du développement humain et de la notion d'avenir.


Le lien social social chez De Maistre
Sur la « constitution immanente » de toute société

En ce qui concerne la démocratie, la modernité, le régime politique, la souveraineté, le peuple, la transition d'une société à l'autre, la « démocratie représentative » fondée sur la distinction de la « société civile » et « société politique » ou encore entre représentants et représentés, ne peut être démocratique, ni dans la délibération, ni dans le suffrage. De telle manière, la « pratique » de la démocratie, repose dans les « mœurs » sociaux et politiques qui sont d'ordre culturel et dont les racines sont devenues si fortes dans l'histoire qu'elles n'ont pas besoin d'être écrites. Elles résultent de l'hétéronomie de l'ordre social, hiérarchique et inégalitaire.


1. de Maistre, « De la souveraineté du peuple », Ainsi selon cette interprétation la souveraineté des régimes mixtes ou en transition serait à deux têtes, traditionnelle et moderne, douée chacune d'une légitimité propre.