UNE AUTRE IDÉE DE L'EUROPE

LES LIMITES SPIRITUELLES DE L'EUROPE D'AUJOURD'HUI ET LE BILAN CRITIQUE DE LA MODERNITÉ
Auteur: 
Irnerio SEMINATORE
Date de publication: 
2/2/2020

A l'heure du Brexit-Day, il est instructif de dresser le bilan critique de la modernité, origine du destin occidental et de  la personnalité de l'Europe actuelle, en ses limites spirituelles et en sa crise de légitimité  et de civilisation (1er février 2020).

(reprint du 19 février 2014)
                                                                                                 

UNE AUTRE IDÉE DE L'EUROPE

LES LIMITES SPIRITUELLES DE L'EUROPE D'AUJOURD'HUI

ET LE BILAN CRITIQUE DE LA MODERNITÉ

« Ab integro nascitur ordo »

Irnerio Seminatore

 

LA PERSONNALITÉ DE L'EUROPE

L'idée de « limites géopolitiques et stratégiques » ou celles de « limites spirituelles » est décisive pour l'Europe.

C'est autour d'elles que se fera ou ne se fera pas à l'avenir l'unité politique du continent, comme « communauté de destin, de civilisation et de responsabilités ». Le domaine où les « limites » de l'Europe sont les plus évidentes est celui de la puissance politico-militaire et d'une diplomatie réaliste, anticipant sur les grands équilibres du monde et réagissant à des situations decrise, désormais multiformes.

De surcroît, les politiques d'élargissement, de proximité et de voisinage 1 n'ont de sens que si l'Europe revendique et défend une identité, une personnalité et une histoire, bref une certaine idée de l'Europe.

En revanche l'idée des « limites spirituelles » de l'Europe est moins évidente et se heurte de plein fouet à la modernité européenne, à ses issues historiques et à son héritage institutionnel, dont participe le processus d'intégration qui est parvenu à un seuil existentiel critique.

A l'évidence, l'Europe du présent est taraudée par l'épuisement de son « idée-guide » et de son projet politique. Cet épuisement a des répercussions sur son engagement et sur sa foi combattante. Le doute de l'Europe sur elle-même découle d'une dépolitisation des masses et des élites et du sentiment de désenchantement qui en résulte. Ces évidences montrent également que les élites européennes ont perdu toute relation avec la politique comme « violence conquérante » (M. Weber).

Aux yeux des analystes, la situation actuelle de l'Europe offre le spectacle d'une coexistence hybride de sécularisation de la foi, de neutralisation et laïcisation des consciences, d'une étonnante égalisation de valeurs incompatibles provenant d'un multiculturalisme déroutant.

Ce dernier est le signe annonciateur d'une « latence de l'ennemi »2, l'autre visage d'une cohésion introuvable de la société.

Face à une « démocratie désarmée » et à une reformulation nécessaire du « concept d'ennemi », tous les signes de notre temps indiquent que nous vivons une période d'épuisement. L'Europe est devenue une puissance qui recherche une seule légitimité, celle du « status quo ».

Or, tous les grands changements et toutes les grandes mutations proviennent de la force transcendante d'une « idée-guide » qui refuse les garanties offertes par le « status quo ».

SUR LA CONNAISSANCE DU PRÉSENT

À l’inverse de ce qui se passe sur la scène des croyances où toute reconnaissance authentique de la religion apparaît comme un retour à un principe premier, la désacralisation absolue de l’Europe et de l’esprit européen a progressé dans la vie publique comme dépolitisation. Cette neutralisation de l’existence est vécue par les masses comme une phase de cessation de la guerre et comme l’affirmation définitive de la « paix universelle », ou comme « la fin de l’histoire » selon l’expression de Francis Fukuyama.

Cependant, la loi secrète et improférable du vocabulaire de l’histoire nous dit que la « guerre la plus terrible peut être conduite au nom de la paix, l’oppression plus horrible au nom de la liberté et de la déshumanisation plus abjecte seulement au nom de l’humanité » (C.Schmitt-1929).

L’Europe mène à son bout un processus qui a débuté il y a cinq siècles, le processus de sécularisation de la politique. Dans les cinq derniers siècles, l’Europe a connu quatre phases différentes de son évolution. Elle a été organisée par ses élites autour de quatre grands regroupements de principes ou de centres de références spirituels, avant d’aboutir à l’époque actuelle, une époque d’agnosticisme et d’indifférence, caractérisée, selon l’expression de Ortega y Gasset par « l’âme servile et docile ».

LES « LIMITES SPIRITUELLES » DE L’EUROPE D’AUJOURD’HUI

Pour mieux en venir aux « limites » de l’Europe actuelle et à l’utopie de la réconciliation et de l’harmonie des intérêts, ainsi qu’à l’humanisme moralisant de la « pensée servile », il faut en venir à ce procès unique de l’histoire européenne et, suivant Vico, Comte et Schmitt, à l'examen de cette évolution, permettant de dégager une loi générale du développement humain.

Cette loi fait référence à l’existence de centres organisateurs de la vie spirituelle d’une époque, hiérarchisant toutes les grandes orientations venant des élites-guides, « l’évidence de leurs convictions et de leurs arguments, le contenu de leurs intérêts spirituels, les principes de leurs actions, le secret de leur succès et la disponibilité des grandes masses à se laisser influencer » (Schmitt).

Ainsi, la neutralisation spirituelle de la conscience européenne remonte au XIX e siècle, à l’apparition d’une neutralité culturelle générale, dont l’« État agnostique et laïc » est l’expression emblématique. La légitimité de l’État repose désormais sur sa neutralité et son agnosticisme moral. C’est un État qui renonce à commander l’économie, mais aussi les consciences. Dans l’évolution de l’histoire de l’esprit européen, il importe de souligner que le centre de référence des idées est un terrain de lutte et de combat. En effet, l’accord ou le désaccord principal auquel tout le reste est subordonné permet d’atteindre l’évidence des choses, la compréhension des phénomènes et l’ordre de participation dans la vie sociétale.

Cette migration européenne des centres de référence intellectuels d’un terrain à l’autre, désacralise progressivement l’histoire de la pensée européenne, la neutralise et la dépolitise.

L’humanité européenne a accompli en cinq siècles une complète migration du terrain de la lutte vers un terrain neutre, allant de la foi vers l’agnosticisme, des guerres de religion aux guerres nationales, puis économiques et pour finir idéologiques.

Dans cette transition il y a eu déplacement successif du terrain du compromis général, qui de confessionnel, devient national, puis social et enfin idéologique et pour terminer neutre.

Au bout du parcours la neutralité spirituelle et politique parvient à atteindre un état de néant spirituel, celui d’une politique sans âme. C’est à ce stade, le stade du vide de l’esprit, que triomphe une nouvelle idée, abstraite et dépassionnalisée, sécularisée et dépolitisée, celle de l’Europe comme État postmoderne, un État sans État, une politique sans politique, un pouvoir sans autorité, une désacralisation sans légitimité ; une forme d’État sans sujets, car l’idée même de citoyen se traduit en un concept vide et totalement désincarné.

AUX RACINES PHILOSOPHIQUES D’UNE « AUTRE MODERNITÉ »

A la source de la modernité occidentale, la référence immédiate est celle de la tradition des Lumières. Cette racine est définie par le culte de la raison, l'affirmation de l'universalisme et l'autonomie de l'individu, s’incarnant politiquement dans la civilisation qui porta la révolution des droits de l'homme. Or cette source n'apparaît plus aujourd'hui comme l'origine unique de la modernité occidentale. Une « autre modernité », s'est définie par opposition aux Lumières, par un corpus de doctrines anti-cosmopolitiques, nourrissant une culture dans laquelle les certitudes de la raison ont été combattues par les vieux enchantements de la religion et de la foi.

Renaît aujourd'hui dans le monde, plus violent que jamais, le divorce entre la foi et la raison qui se traduit, d'une part, par la pensée radicale de l'Islam, activée par une hostilité principielle à l’Occident, et, de l'autre, par le relativisme philosophique et les doctrines du pluralisme et de la complexité.

Si les idées des Lumières ont engendré la civilisation des Droits de l'homme et de la Révolution et si ses grands noms restent Voltaire, Montesquieu Rousseau et Kant, la rupture du rationalisme avec la pensée de la tradition, s'incarnant politiquement dans les courants jacobins, contesta radicalement les idées reçues et l'ordre établi.

Dans le climat du renouveau intellectuel du XVIII e, l'opposition aux Lumières se fit cependant au nom de l’affirmation d'une « autre modernité », qui eut pour pères spirituels Edmund Burke (1729-1797 – historien anglo-irlandais) et Johann Gottfried Herder (1744-1803 – pasteur et patriote allemand).

Ceux-ci réfutèrent les idées universelles au nom de l'importance des communautés originelles, le peuple ou l'ethnos, la Gemeinschaft au lieu de la Gesellschaft, seules matrices culturelles de 1'« essence » spirituelle de l’individu, baigné dans la particularité d'une histoire collective toujours singulière.

Ce sont là les origines occidentales du conservatisme libéral s’opposant au déracinement de l’abs traction, de la raison pure et du culte des idées, faites pour être aimées par elles-mêmes dans le seul but de réinventer le monde.

Ainsi, sur les fondements d'une pensée more geometrico, une pensée « sans pères ni ascendants », le jacobinisme engendrera les doctrines du changement radical de l'homme, de la société et de l'histoire, que l’utopie marxiste convertira en totalitarisme et en antihumanisme, dans le but de réaliser une société unifiée et homogène, sans divisions ni conflits.

Or, puisque les Lumières marquèrent une rupture avec la théologie chrétienne, les idées de raison pure et le système des droits de l'homme, qui constituèrent le fondement du libéralisme politique et de la démocratie représentative, apparurent plus exportables à d'autres contextes culturels, généralisables à d'autres traditions et à d'autres histoires sociales et politiques. Par ailleurs, si la tradition réacquiert aujourd'hui la même légitimité que la démocratie représentative moderne, le relativisme historique ne devient-il pas la doctrine philosophique plus pertinente pour comprendre le monde contemporain, son pluralisme et sa complexité ?

Et la démocratie, comme forme de régime dont la seule source de légitimité est une fiction, la « volonté générale », peut-elle constituer encore le dépassement inévitable de la tradition et le fondement d'un équilibre de pouvoir propre aux régimes constitutionnels pluralistes, commandant le style d'une collectivité, son histoire et son avenir ?

L'ESPACE PLANÉTAIRE ET LE DESTIN OCCIDENTAL

La particularité du « destin occidental » et le changement du rapport entre l'Europe et le monde nous incitent à dresser un bilan critique des acquis et des dérives de la Modernité.
Ce bilan se heurte à une impossible synthèse entre « l'universel » européen et les particularismes locaux. Il en résulte ainsi une nouvelle approche intellectuelle comportant l'abandon progressif des aspirations universalistes des Lumières qui apparaissent désormais désincarnées et abstraites. Les convictions de l'Universel avaient fait croire, aux XIXième et XXième siècles, que l'on pourrait surmonter les obstacles de la différenciation inégalitaire de la société et l'hétérogénéité naturelle du monde, par l'arbitraire homogénéité des concepts. Cette vengeance spiritualiste de « l'Histoire » comporte l'émergence d'un “Nouveau Cycle Intellectuel”, relativiste, organiciste et anti-rationaliste.

Ce courant s'oppose aux généralisations arbitraires et aux certitudes rationalisantes et cela au nom du monde historique, comme totalité des formes d'existence de la condition humaine et surtout comme polythéisme de valeurs incompatibles, ou pour le dire avec Max Weber, comme opposition irréductible des croyances et « guerre des dieux ».

Le grand dilemme, élémentaire et immédiat, qui se pose aujourd'hui à l’Europe consiste à savoir si on peut faire coexister l’utopie du droit public et la réalité de la politique mondiale.

Et si l’« essence » du politique peut être inscrite, à l’extérieur, dans la dialectique aventureuse et conflictuelle de l’un et du multiple et à l’intérieur dans un réseau de relations fonctionnelles, engendrant une version dispersée et administrative de la théorie de la décision et une image tranquillisante de la paix, la pax apparens de Thomas d’Aquin.

ADAPTATION INSTITUTIONNELLE OU REFONDATION RADICALE

Face à l'épuisement de son principe constitutif, au dévoiement de sa mission et à la perte grandissante de sa légitimité, de quoi l'UE a-t-elle besoin, comme fille de la « raison pure » et dernière incarnation de l'utopie rationaliste, pour faire face aux défis de notre temps.

D'une simple adaptation institutionnelle ou d'une refondation radicale ? A-t-elle besoin d'une nouvelle idée historique et laquelle ? Doit-elle fédérer des Nations et reconnaître la hiérarchie naturelle des plus puissantes d'entre elles ?

Ce qui fait toujours problème dans une période de mutations est la transformation d'une philosophie en une stratégie, par le biais de l'appareil institutionnel. L'appareil en lui-même est inerte, sans volonté ni action, car les institutions n'ont d'autres fonctions que de transformer les idées en pouvoir. En poursuivant le diagnostic de l'UE et en traçant le bilan désenchanté d'une physiologie institutionnelle en crise, la santé de l'organisme apparaît affectée par de multiples syndromes dégénératifs en contraste avec le retour des États.

Du point de vue des « limites historiques », l''autorité constitutionnelle de l'UE n'a pas encore franchi le seuil de « l'autorité fonctionnelle » et les jeux compensatoires entre pays-membres se sont fait valoir en termes de relations de puissance entre États souverains, au sein du processus d'intégration et de manière concertée, y compris en matière économique, (couple franco-allemand), mais en dehors du cadre d'intégration.

Dans la première phase de mise en œuvre du processus d'intégration, l'essence profonde des relations internationales, structurellement fondée sur l’état asocial du système inter-étatique a été masquée par l'idéalisation militante du « combat pour la paix », qui a inspiré la politique étrangère de l'Union et s'est réclamé d'un forme d'utopisme légaliste et juridiste.

Cette idéalisation a infirmé les préceptes de prudence et d'équilibre du réalisme classique, au nom du multilatéralisme et de la sécurité collective, qui constituent encore aujourd'hui les deux référents majeurs de la pratique diplomatique de l'UE.

LE CONCEPT « D'ENNEMI » ET LA « SÉCURITÉ COLLECTIVE »

Or l’absence de la figure de l’ennemi dans la définition du concept européen de sécurité est capitale pour la compréhension de sa faiblesse. En effet, cette absence est essentielle pour déceler la nature des réponses prévues pour faire face aux défis et aux menaces extérieures.

Cette absence de l’« ennemi » en acte, n’exclut guère la définition d’un « état latent d’hostilité », comme situation intermédiaire entre l’état de conflit et l’état de paix.

La « limite » du concept de sécurité adopté par l'Union prend la forme d'une dilution de sa personnalité dans un tout politiquement hétérogène, le multilatéralisme des Nations Unies, où les États démocratiques coexistent avec des États voyous et des États autocratiques ou encore des États en faillite. Il en résulte une autre « limite » de l’UE, son aveuglement face à la transformation conjointe du système international et de la puissance. En réalité la caractéristique principale d’une puissance est son unilatéralisme, autrement dit l’évaluation indépendante et autonome de ses choix existentiels, ne comportant pas de dilution de la volonté d’affirmer son identité et son avenir, en exécution des délibérations d’une enceinte multilatérale, les Nations unies, à l’âme « servile et docile », une enceinte qui n’est guère l’expression de la puissance de la paix et de son idéal, mais le simple substitut de la puissance qui lui fait défaut.

En ce qui concerne les aspects constitutionnels de l'UE, les « Traités de Rome » ou de Lisbonne n'ont pu amoindrir le sentiment d'appartenance nationale, car la gestion de l'identité et de la culture, qui n'a jamais été l'apanage de l'intégration, est restée de compétence nationale. A l'inverse, « l’appétit naturel des hommes pour l’état civil » et pour la paix, qui a été érigé en postulat moral du système européen a provoqué une inversion des conceptions westphaliennes de l’État, par la fiction de la « souveraineté partagée ».

Or, la doctrine de la « souveraineté partagée » n'a guère protégé les nations et les citoyens des turbulences de l'Histoire, de telle sorte que les partisans de « l'Europe des Patries » ont été les seuls à se préoccuper, paradoxalement, de l'interprétation extérieure de la souveraineté et donc de l'indépendance politique de l'Europe sur la scène internationale.

Du point de vue stratégique, la mutation de la souveraineté des États-forts découle de la coordination stratégique du BAM aux mains d'Hegemon et celle de « souveraineté limitée » a été élaborée par R. Haas à propos des États faibles et à base sociale non-viable.

Le « système de défense » et de protection avancée du BAM est en effet un « système d’intégration politique » créateur de subordination et de dépendance des alliés vis-à-vis de la puissance dominante, tandis qu’il se configure comme un système d’« insularisation », et de containment pour les adversaires ou les rivaux.

Vis-à-vis des États faibles, la doctrine des « limitations de souveraineté » est applicable aux régimes autoritaires et intégristes, ainsi à une « souveraineté fictive « doit faire place une « souveraineté limitée ».

MODÈLES DÉMOCRATIQUES ET CRISES DE LÉGITIMITÉ

La résistance des sociétés non occidentales au rationalisme historique des Lumières a été dictée par la vocation de la philosophie rationaliste à imprimer un cours « critique » et « réformateur » aux ensembles sociaux traditionnels et à leur imposer « d'autres valeurs », d'autres justifications politiques et d'autres principes de légitimité, bref à les occidentaliser et les dénaturer.

Cela concerne en particulier l'imposition de régimes et modèles démocratiques et, dans l'ordre culturel, une vision problématique et laicisante de l'Histoire, qui est antithétique par rapport à la tradition.

Du point de vue des particularismes culturels, la diversité des cultures et des peuples qui restent les sujets collectifs de l'histoire appelle à une différence de perceptions, dans l'affrontement entre identités, longtemps reniées, et aujourd'hui ressurgissantes. En réaction au mouvement de mondialisation, de nouveaux facteurs de fragmentation et de désordre accroissent l'hétérogénéité du système et simultanément les mécanismes de régulation existants, régionaux ou universels, apparaissent inappropriés à gérer ou à maîtriser l'interdépendance de la planète.

En perspective, l'uniformisation de la culture nous montre que le processus de mondialisation a pour corollaire, l'irruption de nouveaux acteurs, individus et minorités, par delà les États ou les sociétés, revendiquant la reconnaissance de leurs statuts, juridiques et politiques, dans un horizon temporel amplifié et de ce fait, plus complexe.

Aujourd'hui les dessous de l'Histoire font apparaître les déceptions amères d'une crise de légitimité des démocraties, des conceptions de l'État de droit et des droits universels, coupables d'avoir dissocié l'intime relation entre l'universel et le particulier au profit du premier, ouvrant la voie à la révolte de la tradition et du passé, comme formes d'historicité authentiques.

Dans cette impossible synthèse entre les différentes approches de l'histoire et les manifestations de la vie spirituelle prenant corps dans la diversité des régimes et des formes de gouvernement, « l'universel » européen se heurte à une série innombrable de singularités culturelles, comme « inhérences » des régimes politiques à leur propre histoire. Par rapport à ces histoires individuelles et locales tout ce qui vient de l'extérieur apparaît comme une greffe « sans inhérence » à un passé, à une tradition particulière ou à une forme concrète du pluralisme historique. Cet heurt de l'universel et du particulier est préjudiciable pour tous les systèmes de concepts à prétention universaliste et en particulier pour le système d'idées abstraites et universelles héritées des Lumières.

En effet, si « l'universel » est la connexion nécessaire entre toutes les déterminations de la chose, ou encore le prédicat commun de plusieurs choses, les particularismes du monde de l'âge planétaire, idées, cultures, civilisations, régimes politiques, sociétés, ne peuvent exister, au niveau de la connaissance, que comme des épiphénomènes.

Ils figurent ainsi comme entités négligeables dans la définition d'une loi générale de l'évolution humaine, qui impose l'affirmation, nécessairement conflictuelle, d'un système politique sur les autres et qui fait du système démocratique un modèle hypostasié, là même où il est un régime révocable, périssable, précaire et contingent.

L'élargissement du « modèle démocratique » est apparu ainsi comme l'expression d'une vision utopique de l'Histoire et s'est heurté, à une interprétation messianique du monde historique.

La tradition et les sociétés traditionnelles témoignent de l'expression d'autres formes d'« historicité », indifférentes à l'idée de « démocratie », sauf pour les couches intellectuelles cosmopolites, libertaires et non organiques, sans légitimité et exclues des offices publics.

Ces sociétés représentent le démenti patent d'une conception de l'histoire comme abstraction.

L'interprétation de la démocratie comme « modèle » est également la négation de l'évolution des régimes politiques selon leur propre loi, ou selon leur propre individualité historique. Si le « modèle démocratique » devait prendre racine, cela correspondrait au triomphe de la « cité céleste» sur la « cité terrestre» de Saint Augustin, où le « bien » l'emporte définitivement sur le « mal ».

Ce triomphe clôturerait la doctrine moderne des cycles historiques et se conclurait définitivement par la « fin de l'histoire » (F. Fukuyama). Or, s'il y a toujours quelque chose de messianique dans cette fin de l'Histoire comme conclusion d'un cycle, c'est bien ce retour du monde à Dieu par le réenchantement de la foi. C'est le triomphe sur terre de l'agneau céleste.

Peut-on dès lors réenchanter le projet européen et repartir d'un ordre nouveau et d'une nouvelle idée de l'Europe en phase avec notre temps et en prise directe avec le « nouveau cycle intellectuel » ?

 

Bruxelles, le 19 Février 2014