Au cours de la longue transformation du système bipolaire en système multipolaire, Obama semble avoir renoncé à la logique de primauté et de leadership qui était celle de la tradition et de la culture américaines. Par le passé, la divergence entre l'Europe et les États-Unis a eu pour fondement l'idée méricaine que l'on peut triompher de l'Histoire et l'Europe a accepté, les objectifs de sécurité et la vision du système international de l'Amérique, à condition que les États-Unis ne fassent pas cavaliers seuls dans le monde.
Au lendemain de sa première élection en 2008, Obama a consacré la rupture de cette conception, par indifférence manifeste envers l'unité de l'Occident, fondée sur deux piliers aux capacités équivalentes, unité qui peut être préservée uniquement par l'exercice d'un leadership cooptatif et d'une hégémonie démocratique. Après le 11 Septembre, Brzeziński partait d'une analyse globale de la scène planétaire lui permettant de relativiser la priorité absolue accordée par Bush à la « guerre contre le terrorisme », car celle-ci lui apparaissait dénuée d'un but stratégique à long terme et d'un vrai pouvoir fédérateur. Cette guerre ne pouvait être fondée que sur un objectif conjoncturel.
L'exercice de l'hégémonie américaine, ne se résume par ailleurs pas à la logique revendicative de l'expression « Yes, we can ! ». Elle doit être soustraite à la perspective inquiétante d'un déclin à long terme des États-Unis, ce qui justifiait aux yeux de Brzeziński, la double appréhension de la complexité du paysage international et de l'impératif d'une stratégie d'alliance permanente avec l'Europe. En effet, l'exercice d'un leadership mondial ne peut exister que s'il est fondé, comme le rappelait Thucydide, sur le ralliement des alliés. L'absence d'une clé de lecture de l'Histoire et de la conscience de l'écart radical qui sépare encore les nations, semble caractériser la politique d'Obama, lui interdisant de rassembler l'Occident afin d'agir sur l'Orient. Des coordonnées essentielles lui échappent, pour resserrer l'unité d'une histoire commune et dominante, celle de l'Amérique et de l'Europe.
D'où toutes les séductions des alliances avec les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), les pays émergents et autres formes de regroupements multilatéralistes qui ne peuvent se stabiliser en pôles de pouvoir et donc en capacités et forces d'action. Derrière des formes de consensus artificiels, la seule issue de son action, la plus redoutable, risque de devenir l'isolement des États-Unis dans le monde.
L'isolement se cache déjà derrière les défaillances d'un pouvoir voulant traduire un rêve mobilisateur interne « Yes, We can ! » en influence politique transnationale. Pour rappel, il n'y a de « we » qu'en temps de guerre, au sein d'une coalition et en plein cœur d'un combat commun. Ce qui caractérise la culture de primauté est qu'elle permet de discriminer l'essentiel de l'inessentiel entre l'homogène (Occident) et l'hétérogène (Afrique et Asie), au sein d'un environnement stratégique hostile et global. Les relations avec l'Europe et le reste du monde comportent des combinaisons de l'équilibre planétaire, diverses et multiples, de telle sorte que la configuration des alliances qui en résulte, s'insère toujours dans une hiérarchie implicite.
Or, l'insouciance d'Obama à définir les réalignements géopolitiques et stratégiques de la multipolarité va de pair avec l'inaptitude à considérer toute région du monde comme théâtre d'une influence spécifique, ou comme aire d'une guerre toujours possible et d'une confrontation probable, en cas de surprise ou de retournement de la conjoncture. Cette absence de lecture du système international, lui ôte la compréhension de la politique globale et de son instabilité structurelle, celle d'une constellation diplomatique tiraillée en permanence, au point de vue théorique, entre le règne de la loi et l'état de nature.
Or, dans un système à forte hétérogénéité, habité par des tensions virtuellement innombrables, toute combinaison est possible, car le principe de la « main invisible » d'Adam Smith et celui des « freins et contrepoids » du grand Montesquieu, poussent les États à la défense de leurs seuls intérêts individuels, déliés de toute référence aux valeurs et aux normes d'une même communauté d'appartenance. Ce système rend les crises endémiques et sans solutions définitives (Corée du Nord, Irak, Iran, Moyen-Orient, Afghanistan, Pakistan, Afrique centrale,...). Au sein d'un tel environnement, les connivences d'intérêts étaient justifiées autrefois en termes d'alliances permanentes, plutôt que de sécurité collective.
Quel pourrait être dans une scène internationale multipolaire le rôle de l'Europe et celui des États-Unis ? Celui d'abord d'éviter la balkanisation des deux hémisphères qui est aujourd'hui le produit de la déconstruction des anciennes appartenances, et celui, ensuite, d'accepter le retour à des disparités de puissance et à des jeux d'influence classiques. Ces dernières déterminent désormais les structures de cohésion et de conflit dans le monde émergent. Or, la survie de l'Occident face à l'hétérogénéité croissante d'un univers extérieur hostile et aux défis immenses de l'écosystème, dépend de plus en plus de la parenté des deux ensembles semi universels, l'Europe et l'Amérique.
L'indifférence réciproque de leurs intérêts à long terme, les conduiraient à une ruine commune et à une défaite civilationnelle sans favoriser pour autant l'émergence d'un monde meilleur et plus stable. Dans l'hypothèse d'une prise de conscience de cet impératif, l'interdépendance des menaces et des vulnérabilités aboutit à une interaction accrue entre les acteurs essentiels du système international et les différents acteurs régionaux et locaux. Elle mène à la reconnaissance sans complexe des rôles hégémoniques régionaux de la part des acteurs globaux, reconnus comme des facteurs d'ordre, réducteurs de la complexité.
Cela marque la fin d'une idéologie, celle de l'égalitarisme et d'un « ordre juste » entre les nations. Par le passé, l'approche conjointe de l'Église et des Lumières a été le tropisme justificatif des perturbateurs des temps modernes. La paix et la guerre, la hiérarchie et la force appartiennent à l'ordre naturel du monde et sont moralement indifférents aux sentiments et passions des pacifistes et d'autres idéalistes, dans la même mesure où Obama est indifférent à la solidarité avec l'Europe et l'Allemagne avec la Grèce. L'absence d'une lecture de fond du système international rend compliquée et confuse la possibilité d'élaborer en commun des stratégies transpacifiques et transatlantiques, au Moyen-Orient, en Afghanistan et Pakistan ou dans la Corée du Nord.
Or, dans un contexte en mutation accélérée, le cap à tenir doit être celui d'une politique porteuse d'intérêts globaux à long terme, impliquant la participation de nombreux alliés, en mesure de partager les mêmes buts, objectifs et valeurs. Ainsi, l'interconnexion croissante des deux logiques, de la mondialisation et de la « Balance of power » rend inconcevable que l'Europe et l'Amérique puissent vivre avec des divergences essentielles sans réexaminer l'ensemble de leurs politiques. En effet, elles doivent s'entendre sur des points fondamentaux qui relèvent de l'ordre du devenir, et du rôle des hégémonies régionales, compatibles avec la fonction d'une hégémonie globale rééquilibrée, et d'un nouveau tutorat sur le monde, afin d'accroître la gouvernabilité du système et d'en réduire la complexité.
Les visions du monde respectives des Européens et des Américains vont bien au delà des accords multilatéraux et des conjonctures illusoires, où tout apparaît comme consensus, solidarité, compromis et coopération. Elles doivent reconsidérer les coûts des guerres permanentes, ainsi que les théories des cycles historiques et du déclin. C'est une question de vision à long terme, de réalisme cruel et de pessimisme actif.