La crise de l'Ukraine et des relations euro-russes commence le 7 Mai 2009 à Prague, avec la signature du « Partenariat Oriental ». La crainte d'une « nouvelle ligne de partage » au cœur du continent avait été évoquée par le ministre russe des Affaires Étrangères, Lavrov, à la veille de la signature. L’Union européenne a fondé sa « politique de voisinage » sur la stabilisation économique et le « statu quo » stratégique et a refusé idéologiquement le jeu d'influence géopolitique classique (« zone d'intérêts privilégiés ») adopté par la Fédération de Russie. Dans ce cas, l'Union européenne pouvait-elle exercer seule, un rôle de garant du processus de stabilisation en cours, par sa nature contradictoire, et demeurer l'arbitre unique d'une forme non-inclusive de stabilité ? N'aurait-elle pas mieux assuré la stabilisation de l'Ukraine toute entière, en accord avec la Fédération de Russie, qui demeure le garant géopolitique des transformations ambiantes en Europe orientale et méridionale ? Sous cet aspect, le « Partenariat Oriental » aurait dû comporter dès le départ, un « dialogue inclusif » entre l'Union européenne et la Russie.
L'absence de vision stratégique de l'Union européenne et les paris calculés de Moscou ont précipité la mobilisation, puis la « révolte » de la Place Maïdan, ouvrant un processus de crise aux répercussions imprévisibles.
Toute crise est en son essence une crise de la sphère publique et donc une crise des situations acquises et des accords possibles. Elle affecte comme telle, les conceptions dominantes de l’ordre et les formes établies de direction politique. Elle débouche enfin en une crise de souveraineté et donc d'autorité et de pouvoir et remet ainsi en cause l'unité et l'indépendance du Pays. In fine elle fait intervenir des « acteurs tiers intéressés » (UE-Russie-USA).
Dès lors, quand le pouvoir central s'est délité, suite à la perte de sa légitimité, le « pouvoir de la rue » a prétendu s'auto-instituer en « pouvoir légal ». A ce moment, l'unité politico-administrative du pays s'est rompue. Le pouvoir central n'est plus arrivé à « obtenir obéissance » et les pouvoirs locaux, bien que dotés d'une autonomie constitutionnelle limitée, ont obtenu par défaut, plus d'autorité, plus d'autonomie et plus de capacité de décision. Dans ces conditions, les tensions régionalistes, autonomistes et sécessionnistes se sont accrues.
Dans la divergence persistante entre le pouvoir central, à la légitimité désormais contestée, et les pouvoirs périphériques et régionaux, l'unité constitutionnelle et politico-administrative de l’État a été remise en question et est entré en jeu le pouvoir d'influence des « acteurs tiers » environnants, l'UE à l'Ouest, la Russie à l'Est et les États-Unis entre les deux.
Dans ce jeu d'influences disputées, les loyautés des citoyens de la Crimée ont été remises en cause, à partir de revendications historiques et de deux modèles culturels, celui de l'Occident et celui de la Russie.
Ainsi la crise de l'Ukraine, qui a commencé par le délitement de l'autorité centrale et par son incapacité à représenter l'unité du pays, s'est transformée de crise politique interne en crise politique internationale. Elle a été aggravée par l’absence de garanties de la part de l'UE et par un mélange d'indécisions, de divisions et d'incompréhensions, de nature géopolitique et stratégique, de la part des puissances occidentales.
Pendant un court laps de temps ont coexisté en Ukraine deux revendications antinomiques de « légitimité » et une seule forme de « légalité », celle du pouvoir élu, encore en place et représentatif du consensus général du pays.
Dans des conditions de vide du pouvoir successives à la destitution du Président Yanoukovitch et de remise en cause de tous les équilibres intérieurs, les représentants des pouvoirs régionaux et locaux, en particulier de Crimée, ont assumé l'initiative, constitutionnellement contestable, de promouvoir un référendum sur le statut prospectif de la Crimée. Il a été question de choisir entre le retour au cadre constitutionnel de 1992 ou de demander le rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie à laquelle cette République avait appartenu pendant 4 siècles.
« Légalité », « Légitimité », « Souveraineté » et « Droit d'autodétermination des peuples »
Pour mieux préciser les concepts, il nous semble utile d'en questionner le sens politique, juridique et philosophique. Qu’entendons-nous par Légitimité, Légalité et Souveraineté ?
Quelle est le rôle et la place de la figure du « peuple » dans la « démocratie moderne » et quelles en sont les formes d'expression politique ? Le Suffrage universel, le Référendum populaire, les mouvements de révolte et/ ou d'insurrection ? Dans le cas de la Place Maïdan, quelle différence établir entre les concepts de Révolution et de Coup d’État ?
En termes de grands principes régissant l'ordre international, la décision qui a fait devenir la Crimée Ukrainienne en 1954 fut une décision interne et arbitraire. Le principe d'autodétermination des peuples à disposer d'eux-mêmes l'a fait redevenir russe en 2014.
D'après la Raison historique, peut-on refuser l'autodétermination au peuple de Crimée et peut-on soumettre le « droit naturel » des peuples au « droit conventionnel » du système juridique international ? Le plébiscite, suscité par les autorités de la République autonome de Crimée, soutenu par Moscou, prouve encore une fois que l'irrédentisme national et la volonté populaire peuvent devenir une source de conflits.
Cependant, là où le droit constitutionnel ne correspond pas à l'évidence des réalités et où le principe du Référendum est contesté, la conception moderne de la démocratie oblige la communauté internationale à faire coïncider la nouvelle légalité et la légitimité exprimée.
En suivant cette logique, le 16 mars 2014, 82% des électeurs de Crimée se sont prononcés à 96,6% pour le rattachement de celle-ci à la Fédération de Russie. Ce référendum était-il légal? Ce référendum était-il légitime ? La science politique et le courant juridique issus du rationalisme des Lumières ont exprimé sans hésitation le principe selon lequel « c'est le peuple qui décide », « c'est le peuple qui fait la loi », car « c'est le peuple qui est souverain ». Ce principe a été à l'époque révolutionnaire et il le demeure.
La démocratie moderne naît de cette fiction et du refus de la souveraineté transcendante.
Le droit publique international et les « 14 principes de Wilson » proclament solennellement « le principe d'autodétermination des peuples ». Le paradoxe vient d'une autre fiction, celle de la sacralisation formelle de l’État, de l’idolâtrie abstraite de l’État souverain et de l'unité sacrée de la Nation. Or, lorsqu'il y a plusieurs nations, plusieurs peuples et plusieurs histoires, plusieurs langues et cultures, comment concilier l'Unité et la Diversité?
La réponse semble résider dans la formule de l’État Fédéral.
C'est le problème de l'Europe et celui de plusieurs États membres de l'Union européenne. Le référendum écossais est-il légal, est-il légitime? Le référendum anglais sur le maintien ou sur la sortie de l'Union est-il conforme à la légitimité du contrat politique d'adhésion? Au cas où l'Angleterre fasse sécession, l'Union européenne aura-t-elle la même légitimité ? La réponse à cette question transcende la sphère du droit et relève de préoccupations politiques, historiques, culturelles et géostratégiques. En effet le droit ne peut exprimer une rupture de la légalité et de l'ordre légal car l'exercice de la Souveraineté comporte une décision non-dérivée d'une norme. L'adoption d'une nouvelle légalité ne peut venir que du peuple et d' un nouvel acte de Souveraineté, exprimant en même temps la légitimité qui s'affirme dans une conjoncture d'exception.
Bruxelles, le 21 Mars 2014.