Le sens historique du retour de la Crimée à la Russie dépasse le cadre de l'héritage post-soviétique. En effet la Crimée est Russe depuis quatre siècles. Ce retour pose le problème du rôle de la Russie en Europe, dans son rapport à l’Union européenne (UE), aux USA et à la communauté internationale.
La question de la Crimée apparaît comme un aspect de la politique mondiale de la Russie, centrée sur un même but et focalisée autour d'une même volonté: la restauration par Moscou d'un statut et d'un rang, pour un pays qui s'effondra en 1991 comme pôle de puissance, pour un pays qui s'étale géographiquement sur toute l'étendue de l'Eurasie et dont les origines historiques tirent leurs sources de l'Empire Romain d'Orient et de l’orthodoxie de Byzance.
Cette restauration est d'abord géopolitique, pour son influence sur les grands équilibres mondiaux et sur les grandes questions de sécurité et détermine comme telle une re-configuration du système à l'échelle globale. Par sa diplomatie et ses capacités militaires en Europe, au Moyen Orient et au Golfe, la Fédération Russe a en Europe orientale son théâtre principal. Elle influe puissamment sur les régimes politiques, les ordres régionaux et les stratégies des différents pays du Caucase, d'Iran, d'Asie centrale et d'Afghanistan dont elle est la clé incontournable.
Historiquement, la question russe a été traitée au sein du Concert Européen du XIXème siècle, puis dans le cadre de la bipolarité au XXème. Elle doit être analysée aujourd'hui dans un contexte multipolaire qui a tendance à devenir un condominium stratégique entre USA et Chine si l'Europe ne s'oppose pas à sa sortie de l'histoire et ne seconde pas l’évolution de l'Ukraine vers une forme constitutionnelle de type fédéral.
Vis-à-vis de l'Europe, le dialogue pan-européen de la Russie sur l'avenir du continent dépend de trois facteurs : le « reset » américain et sa politique de pivot, le déclin relatif d'Hégémon et le degré de cohésion de l'Occident. Depuis l'effondrement de l'URSS, le double élargissement de l'UE et de l'OTAN a exprimé l'aspect sécuritaire des relations triangulaires USA/Europe/Russie au détriment des attentes russes, particulièrement déstabilisées. Les crises géorgiennes et ukrainiennes s'inscrivent dans une série d'objectifs préfigurant une nouvelle Weltanschauung de l’État russe, comme État multinational ou comme État civilisation, s'opposant à tout isolement et à tout endiguement international. De tels objectifs sont ralliés à une mouvance impériale de la Russie1, qui revient de manière cyclique. Minimisant la « victoire » occidentale de la guerre froide, testant la solidarité euro-atlantique et jouant aux divisions et aux faiblesses de l'UE, aggravées par l'indécision et les volte faces d'Obama, Moscou prend à contre-pied le « Partenariat Oriental » de l'UE, stipulé au nom d'une normalisation politique de l'« Ukraine ». Le but de Moscou étant de « protéger » la minorité russe de l'Est de l'Ukraine et de discréditer simultanément l'échec de « l'aventure putschiste » de Kiev, comme amalgame post-soviétique d'autoritarisme, de despotisme affairiste et de complot « démocratique » de l'Occident.
L'Ukraine et la question russe
L’Ukraine est-elle traditionnellement une zone d'influence russe et donc une « zone d'intérêts privilégiés » de Moscou ou en revanche, une zone neutre (ou tampon), entre l'Est et l'Ouest ? Est-elle capable de régler elle-même ses conflits internes, sans partis organisés, sans élites intellectuelles et sans une forme de contre-pouvoirs, mûris par l'expérience d'une opposition démocratique et de surcroît sans garanties extérieures ?
La crainte d'une « nouvelle ligne de partage » au cœur du continent avait été exprimée par Lavrov à la veille de la signature du « Partenariat Oriental », le 7 mai 2009 à Prague, entre l'UE et six Républiques ex-soviétiques (Géorgie, Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Azerbaïdjan et Arménie).
Ce partenariat, promu par l'UE dans le but de stabiliser des voisins soucieux de se rapprocher de l'Ouest, a été interprété comme un choix entre l'Europe et la Russie et a suscité la crainte de création d'une « zone d'influence » de l'UE dans la région.
Pour nombre de pays pour qui la « politique de voisinage » ne peut constituer « l'antichambre » d'une adhésion à l'UE, la Politique Européenne de Voisinage (PEV) apparaît comme une source de tension. Pour ces mêmes pays, le « Partenariat Oriental » doit être conçu comme un partenariat de stabilité inclusif, intégrant la Russie.
La Fédération de Russie, depuis les frappes aériennes limitées en 1998, suivies d'une campagne de bombardements par phase successive au Kosovo et en Serbie, a considéré le « Partenariat Oriental » comme une pratique « coloniale » au plan des affaires et comme un encerclement militaire au plan politique.
Suite à la crise de la Géorgie, d'août 2008, la révision de la stratégie sécuritaire de la Fédération de Russie a impliqué une redéfinition de l'ordre politique en Europe et une refonte générale des relations russo-américaines, qui incluent désormais la Syrie, l'Iran, le Golfe et la Méditerranée.
Ceci exige un « linkage » thématique et régional, incluant l'identification de « zones sensibles » autour du bassin de la Caspienne et l'apparition d'un «arc d'instabilité » politique le long des grands couloirs énergétiques allant de la Géorgie à l'Ukraine et de celle-ci à la Moldavie. Cet « arc d'instabilité » définit aujourd'hui une aire de tensions nouvelles entre l'UE et la Fédération de Russie.
Multipolarisme européen et multipolarité eurasienne
Après 1989, l’Allemagne s’est émancipée de la tutelle politique de l’Europe à la faveur de deux paradigmes émergents, celui de l'Eurasie à l'échelle planétaire et celui des élargissements démocratiques en Europe Centrale et Orientale.
L’Allemagne redevient l'acteur pivot du cœur continental et, après les guerres des Balkans et les jeux d'influences traditionnels et nouveaux au Caucase et au Golfe. Elle se libère de toute contrainte imposée, en ce qui concerne sa présence extérieure et ses modes de gestion de la finance publique. Ces deux aspects s'imbriquent l'un l'autre et deviennent enfin l'expression d'une volonté politique et de l'esprit de discipline d'un pays.
Ainsi, la zone euro, l’Europe fédérale, la solidarité intergouvernementale ne reflètent plus les réalités d'aujourd'hui et ne sont que des produits résiduels d’un autre système de relations socio-politiques sur le continent.
Le signal d'alerte a été donné en 2010 par la prise de conscience auprès d’une partie de la classe dirigeante allemande que le destin de l’Allemagne ne passe plus obligatoirement par l’intégration politique du continent. Cette prise de conscience a culminé avec la crise grecque.
La double crise européenne et grecque a remis à l'honneur subrepticement la « Balance of Power » et la vieille « Realpolitik ». Elle marque désormais la recherche d’autres futurs géopolitiques pour affermir l'indépendance et le destin de l'Allemagne dans un monde globalisé.
La reconnaissance du « Land der Mitte » comme membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies et donc du club des grandes puissances, redonne vigueur à l’acquisition d’une nouvelle profondeur stratégique à l’Est, au Caucase et dans les Balkans mondiaux. Ainsi, cette perspective politique du futur de l'Allemagne ne saurait plus se cantonner à un rôle purement régional, ni être limitée aux seuls aspects économiques et financiers, ou encore à sa stratégie de sécurité énergétique, particulièrement vulnérable.
La nouvelle conception de la puissance internationale de la part de l'Allemagne n’obéira plus aux définitions du passé, mais s’appuiera sur une puissance industrielle retrouvée et sur des accords régionaux redéfinis, dans le but de sur-déterminer ses impératifs géopolitiques et stratégiques.
L’Allemagne surclasse désormais l'ensemble des autres États de l'Union et y affirme une hégémonie « de facto », qui a vocation « naturelle » à devenir politique et à exercer des responsabilités politiques.
Il en résulte pour l’Allemagne une plus grande liberté de manœuvre dans le monde, vis-à-vis de la France et de la Grande-Bretagne, rabaissées de rang et de capacités globales d’action et obligées de se rapprocher entre elles de manière bilatérale et en dehors de l'UE vis-à-vis des USA.
Entre le contrat de solidarité et l’intégration politico-économique du continent à l'intérieur de l'UE et l’intégration politico-sécuritaire dans l’Alliance Atlantique, le lien le plus solide et donc vital reste, pour l’Allemagne, le contrat civilisationnel du lien transatlantique – compte-tenu des «limites» structurelles de l’UE et des incertitudes sur leurs aboutissements politiques.
Assistons-nous à une déconnexion lente de l’intégration de l’Allemagne vis à vis de l’UE et à la résurgence d’une « Sonderweg » économique du « Land der Mitte », doublée d'une «Ostpolitik » sécuritaire et multipolaire au cœur de l'espace eurasien?
Le repositionnement géopolitique de l'Allemagne, passe de plus en plus par la reconnaissance globale de l'imbrication de sécurité et de défense, par sa candidature visant à devenir membre du Conseil de Sécurité des Nations Unies.
Confrontée aux changements de l'environnement de sécurité et aux fondements mêmes des relations d'intégration européenne, vers lequel des deux modèles évoluera l'Allemagne et avec elle l'Europe ?
Vers quelle vision du monde, de la paix, de la sécurité et de la coopération sera-t-elle le catalyseur politique?
De quel système de décision et de quelle adhésion des opinions sera-t-elle porteuse? D'un modèle multipolaire européen asymétrique et imparfait, mais non hiérarchique, aux enjeux sécuritaires vitaux et à l'équilibre stabilisateur du type bismarkien ou, en revanche, d'un modèle multipolaire eurasien, hétérogène, sino- occidental, à l'équilibre instable et « world balancing »?
L'Allemange et le Triangle de Weimar
Dans le souci d'une parité perdue avec l'Amérique, la Russie établit un nouveau jeu avec l'Allemagne à l'Ouest, privilégiant le rôle de celle-ci, derrière la façade du « Triangle de Weimar », par rapport à celui de l'UE et à ses incohérences internes.
Depuis le 1er février à Munich, le Président de la République Fédérale d'Allemagne, M. Joachim Glauck et la Ministre de la Défense, Mme. Ursula Von der Leyen, ont déclaré que l'Allemagne :
- doit se montrer plus active et ne peut se limiter à commenter la politique des autres ;
- doit « être prête à intervenir plus tôt et de manière plus substantielle, contribuant à créer une politique étrangère et de sécurité commune » en pesant davantage sur son voisinage oriental
- doit avoir une relation constructive avec Moscou, permettant de définir un Agenda positif germano-russe.
Le 21 février, jour où le pouvoir du Président Yanoukovitch a basculé, l'insurrection ukrainienne a fait sauter au yeux des observateurs trois évidences :
- l'affirmation d'un nouveau rôle de l'Allemagne
- l'effacement des États-Unis, au nom d'un « Leadership du sang froid » (Chuck Hagel)
- l'émergence d'une diplomatie européenne commune, au sein de laquelle le « Land der Mitte » pourrait acquérir une stature de Leader, lui permettant de piloter cette politique et de faire contre poids à la Russie.
A défaut de mieux, l'issue de la situation ukrainienne ne peut reposer sur une confrontation entre l'Est et l'Ouest, mais au contraire dans une garantie de stabilité, assurée conjointement par la Russie et l'UE, ce qui suppose un approfondissement du dialogue entre Berlin et Moscou et l'identification d'un intérêt commun russo-américain, dans le règlement de la situation d'instabilité qui s'est ouverte en Méditerranée et au Moyen et Proche Orient.
Bruxelles, le 20 Mars 2014
1L’interventionnisme russe remet-il en question l'ordre nucléaire européen et international institué à Budapest en 1994 par une volonté révisionniste qui viole la sécurité d'un pays ayant renoncé à se protéger par l' « arme de la non-guerre » ?
On ne peut pas séparer l'histoire de la Russie de celle de l'Ukraine, de la même façon que l'on ne peut mettre la Russie à l'écart de l'Europe. D'un point de vue analogique, il ne peut y avoir de politique en dehors des réalités, ni d’État en dehors du peuple.