SOUVERAINETÉ, MONDIALISATION ET RÉSILIENCE DU FAIT NATIONAL

LE SYSTÈME PLANÉTAIRE REVISITÉ
Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
10/6/2018

Ce texte paraîtra sur la "Revue Politique et Parlementaire" du mois de juin 2018.

LE SYSTÈME PLANÉTAIRE REVISITÉ


L'extension planétaire du champ diplomatique a pris, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la forme d’une homogénéisation apparente des conceptions juridiques, idéologiques et politiques de l’ensemble développé de l’Occident.

Cette extension a concerné les notions de souveraineté, de démocratie, de légitimité, d'individu et de droits, mais la communauté de vocabulaire qui s’est ainsi forgée a symbolisé une communauté partielle de perspective historique et représente un contraste, parfois extrême, de situations, de sociétés et d’histoires, qui demeurent, en dessous des signifiants communs, totalement dissemblables et fondamentalement hétérogènes.

Au plan politique, les mutations subies par la scène planétaire ont été radicales. Césure et fait nucléaires, intériorisation et asymétrie des conflits, affrontements réguliers diffus, interdépendance des sous-systèmes ouverts et interactifs, globalisation des enjeux, structures de coopération et compétition en perpétuelle variation; ces mutations ont influencé profondément le champ des relations inter-étatiques, sub-étatiques et transnationales.

La multiplication des acteurs et des flux de communication, afférents aux sources erratiques de décision et d’action, a transformé le modèle de fonctionnement du système international, Ainsi le système international classique, régulier, exclusif, limité en nombre, homogène en doctrines, régimes et valeurs, solidaires des mêmes règles du jeu, bannissant les perturbateurs et les irréguliers, est immergé désormais dans un univers hétérogène de relations globales.

Celui-ci inclut le système inter-étatique, la société mondiale, la trans-nationalisation et globalisation des économies, sans qu'il existe une architecture ordonnée, un principe supérieur d’organisation, une structure d’agencement ou d'interconnexion entre relations locales et relations planétaires. Le sous-système homogène d’États-nations, caractérisé par des classes de puissance, des sphères d’influence et des interactions fortes, doit être intégré désormais d’une population d’acteurs, regroupés en sous-systèmes à basse interaction.

Au sein de ces ensembles, les turbulences sont démultipliées par des centres de pouvoir anomiques, mais le système inter-étatique garde son caractère de référence pour toute recherche d’équilibres, régionaux ou locaux.

FRAGMENTATION ET INTERDÉPENDANCE

La fragmentation du système international actuel et la reviviscence du principe d'autodétermination des peuples aboutissent à la valorisation du concept de communauté (Gemeinschaft), par opposition à celui de société internationale (Gesellschaft) et à celui de « gouvernance » par rapport à la notion de « gouvernabilité ».

Dans ce contexte, le paradigme de l’interdépendance,mettant en valeur l’importance des forces transnationales et sub-nationales, n’a pas tiré parti de la dimension culturelle pour la compréhension du système international de l’âge planétaire. Le processus de globalisation s'est accompagné par ailleurs de perspectives de diversification des contenus de la culture et, par conséquent, d’une dialectique aléatoire du particulier et de l’universel. Il en découle la nécessité de renforcer l'approche régionale, en matière de relations internationales, ce qui nous rappelle le souci de prendre en compte les affinités de parenté, civilisationnelles et spirituelles et d'évoquer constamment la pertinence des visions du monde, spécifiques à chaque région de la planète. Ainsi, depuis les années 70, le courant dominant du paradigme réaliste des relations internationales, a été infirmé par un nombre croissant d’analystes tels A. Inkeles, D. Singer et Mc Clelland, qui se sont interrogés sur l’opportunité de dépasser l’optique étatiste au profit d’une approche globale, tenant compte de l'émergence croissante du « social international ».

L'élargissement de cet horizon ne modifie guère toutefois la nature des relations internationales et leur caractéristique de fond, l’exigence de sécurité et la fonction de contrôle de la part du leader de système, qui entraîne l’ascension ou le déclin de l'acteur hégémonique et donc la dynamique des rapports entre les États.

LA MONDIALISATION, LA SOUVERAINETÉ ET LA FIN DE LA THEOLOGIE POLITIQUE


En sa signification historique la mondialisation marque, en Europe, la fin définitive de l’État souverain et l'achèvement de la théologie politique occidentale, qui avait sécularisé le dogme religieux, aboutissant à la conception de la souveraineté et au monopole politique de l'État.

Elle marque aussi la fin de l'organisation neutralisée ou laïcisée des nouveaux centres de pouvoir, qui avaient émergé depuis les Lumières.

Or, la crise actuelle de la mondialisation et des formes d'États démocratiques et pluralistes ne signifie pas le retour à des structures antérieures de pouvoir et au « Jus Publicum Europaeum », car l'État de droit est mort avec la République de Weimar, comme démocratie corporative et contractuelle. L’État hégélien des fonctionnaires s'est commué en Union Européenne et celle-ci est devenue le lieu de la neutralisation des conflits inter-étatiques et de l'aplatissement de la démocratie à une technique de gouvernement, « la gouvernance ». Toute volonté de puissance est ainsi soumise au pouvoir normateur du droit, qui constitue la vraie source et le vrai titulaire d'une souveraineté sans sujet.

Ainsi, avec la mondialisation, la politique se situe désormais hors de l'État, car si la politique est lutte et affrontement, la mondialisation est compromis et régulation, sans ennemi déclaré, puisque la globalisation n'est pas existentielle comme la politique.

En sa signification historique, la mondialisation repose sur le fait qu'elle a produit partout une rupture radicale avec les sociétés traditionnelles et modernes, en exaltant le primat exclusif de l'individu. Si la modernité des Lumières avait instauré un état d'esprit égalitariste et utopique, l'hypermodernité mondialiste a consacré la définition d'une condition sociale, vide de différentiation historique. La singularité concrète s'efface et le modèle abstrait se généralise.

Ce monde est un monde « global », réduit à sa dimension la plus abstraite.

Aux vieilles servitudes du passé se substitue un système de droits universels et une extension indéfinie d'un seul modèle politique, la démocratie.

Ainsi au tournant de le première décennie du XXIème siècle le paradigme de la loi démocratique apparaît figé et sa forme hypostasiée.

L'individualisation concrète de l'Histoire a besoin de « gemeinschaft » pour ancrer l'expérience dans la réalité, a besoin de droits coutumiers pour enraciner les dispositifs juridiques dans une légitimité reconnue.

Le processus de mondialisation a engendré des ruptures, représentées par des formes de stabilisation provisoire de l'expérience et du vécu, mais ces ruptures ont été nationales, ethniques, religieuses et laïques. Elles se sont déployées en fonction de méta-récits collectifs qui leur ont conféré une identité. Or dans le processus d'uniformisation de la mondialisation d'aujourd'hui les hommes veulent retrouver une parenté et une proximité fraternelles et sociales, qui furent celles d'un pays et d'une culture.

Au tout début la mondialisation s'affirma comme négation des espaces nationaux et comme uniformisation de toutes les formes de vie, avant d'effacer les pouvoirs intermédiaires. Ainsi dans la conjoncture actuelle, l'État et le fait national reviennent sur la scène des besoins primordiaux, comme réaffirmation de la singularité de l'expérience humaine et comme coexistence de mondes-distincts.

Si, en conclusion, l'abstraction de l'époque des Lumières avait puissamment aidé à la construction de l'individualité historique de la nation et de la souveraineté nationale, en détruisant les corps intermédiaires de la société et en déracinant le sujet de ses attaches traditionnelles, la phase qui a suivi à cette éradication du passé, inversa le chemin adopté jusque là, pour édifier un système juridique protecteur dans tous les domaines d'activité.

En effet, lorsque la révolution néo-conservatrice et néo-libérale se donna pour but, à partir des années 1970/80, de « libérer » idéologiquement la mythisation de l'État social, divinisé par les conceptions bureaucratiques du politique, une mutation profonde se produisit dans l'orientation intellectuelle des « élites-guides » occidentales.

Cette mutation quitta le terrain schmittien de la centralité de la vie spirituelle de toute époque, la « zentralgebiete », pour restreindre le pouvoir de l'individu à sa seule appartenance subjective et celle-ci se limita aux affinités partagées par des groupes intellectuels restreints.

LA MONDIALISATION ET LES BIENS PUBLICS

C'est vers le crépuscule de la démocratie de marché et de l’État de droit, que la mondialisation, dont la dynamique en fait un goulag de la pensée néo-libérale, engendre un besoin de ré-enracinement des hommes dans des espaces de tutelle et des lieux de repli.

À la base de ce retournement de situation, il y a l'absence, au sein du monde global, de pouvoirs de garantie, ce qui engendre la nécessité croissante de hiérarchies, d'idées « politisées » et de « biens publics».

Les marchés sont incapables aujourd'hui d'assurer les « externalités », tels, l'éducation, l'environnent, les grandes infrastructures, l'approvisionnement des populations, dont la survie dépend du rôle des États.

C'est pour cette raison que la stabilité économique et politique garantie par l'État protecteur devient le « bien public » principal à l'échelle mondiale.

Ce raisonnement nous amène tout naturellement à nous interroger sur le rôle capacitaire du Leadership de demain.

Qu'est-ce que le système international ou la communauté des nations demande à la fonction du leader et quelles grandes nations peuvent l'exercer, les États-Unis ou la Chine?

La singularité géopolitique des États-Unis est qu'elle sera forcée de se normaliser dans l'immense étendue de l'Eurasie, qui demeurera le centre de gravité de l'Histoire. On ne peut exclure que chaque « chef de file » des sous-systèmes régionaux assure la promotion de son système sociétal, qui sera : d'intégration supra-nationale et sans frontières pour l'Union européenne, de consensus partagé, pour le respect de la souveraineté, de l'intégrité territoriale et de la puissance militaire pour la Russie et la Chine, de superpuissance globale et d'interventionnisme unilatéral pour la République impériale, qui deviendra cependant orpheline du rêve américain et peinera à reconquérir l'avenir au nom de la liberté, pour elle même et pour le reste du monde.

LA RÉSILIENCE DU FAIT NATIONAL

La mondialisation de l'économie produit-elle une mondialisation du « Soft Power » et des « modèles culturels », capables de retourner le vent de l'Histoire, porté par une Utopie encore exclusivement occidentale ? Celle-ci n'est-elle pas le dernier produit de l'extrémisme de la raison ? Peut-elle produire l'ascension d'une nouvelle classe en Chine, une classe des « purs intérêts », guidée par un parti sans idées et sans visions, porteuse d'une politique de conciliation, élargie aux autres acteurs du monde ? Et cette ambition de conciliation globale des nouvelles classes confucéennes ne va-t-elle pas à contre-sens de l'Histoire actuelle et de l'Histoire tout-court, qui est encore et toujours conflictuelle et mue par une « guerre des Dieux », irréconciliable et « normtranszendent »?

A l'aube d'une phase historique, angoissée par la stabilité et typique de toute situation de crise et d'incertitude politique, la Russie post-soviétique, séduite par le partenariat russo-chinois et prisonnière d'un grand décalage entre les attentes de la société et la cruelle réalité des chiffres, hésite à se réconcilier avec l'Europe ou à se retourner résolument vers l'Asie.

Face à cette situation le sceptre du souverain qui revient, ce « dieu mortel » qui symbolise la décision, n'est il pas celui du vieux Léviathan des Écritures, destiné à mettre de l'ordre dans le monde et, en priorité, dans l'immense Eurasie, travaillée par des souverainetés jalouses, en éveil sourcilleux et en compétition turbulente?

Bruxelles le 31 mai 2018