Heiko Maas et l'UE, "pilier de l'ordre international"
La tribune du quotidien allemand Handelsblaat du 22 août, portant la signature du Ministre des Affaires Étrangères Heiko Maas a marqué un tournant historique dans la diplomatie de la République Fédérale Allemande depuis sa constitution en 1949.
Heiko Maas a plaidé pour une révision de la politique étrangère de son pays et pour une "autonomie stratégique" de l'Europe, en faisant de l'Union Européenne "un pilier de l'ordre international".
Cette convergence, de l'Allemagne et de l'Union Européenne, permettra-t-elles d'instaurer "un partenariat équilibré" avec les États-Unis d'Amérique?
Pour l'heure c'est un tournant marquant de la diplomatie du Mittelage.
Après avoir surmonté les "limites de la politique rhénane"de H.Khol et de la "voie allemande" de Schröder, la politique étrangère allemande a-t-elle tourné le dos à la "puissance discrète" de A.Merkel, en réagissant aux provocations souverainistes de D.Trump et à la fragmentation décisionnelle de l'U.E, face aux nouveaux défis de l'ordre mondial?
Suffira-t-il à l'Allemagne et, avec elle, à l'Europe, de remplacer le concept global d'hégémonie par l'idéologie juridique du multilatéralisme et de la sécurité collective aux promesses aléatoires, en oubliant la décomposition géopolitique de la suprématie américaine, qui a pris la forme, sous Obama, d'une série de "deals régionaux" conçus pour la pérenniser?
La déclaration de Heiko Maas, évoquant sa prise de distance avec les États-Unis évoque implicitement trois moments significatifs de l'histoire allemande et souligne ainsi la lente maturation de sa politique étrangère depuis la fin de la bipolarité:
- le "Rapport K.Lamers-W.Schauble" de 1994 sur les nouvelles responsabilités de l'Allemagne, suite à la réunification du 3 octobre 1990 et à la lecture d'une Europe reconfigurée, à partir des "intérêts nationaux allemands", jusqu'ici tabou.
- la déclaration informelle de M.me Merkel à Munich, en mai 2017, sur l'émancipation de l'Europe vis à vis des États-Unis et sur l'impératif des européens "de prendre en main leur destin". Ajoutons, dans le même sens, la déclaration du Président de la République française à l’Élysée du 27 août 2018, à l'occasion de la réunion annuelle des Ambassadeurs de France, sur "l'indispensable"autonomie stratégique de l'Europe" et sur une redéfinition générale de la politique extérieure et de défense de l'Europe".
- le Sommet de l'Otan des 12 et 13 juillet 2018 à Bruxelles, sur le partage du fardeau de la défense euro-atlantique et sur la menace du retrait des États-Unis de l'Alliance. La remise en cause de celle-ci s'est exprimée sous la forme du "veto", adressé par Trump à la Chancelière A.Merkel, à propos de la réalisation du " Nord Stream 2" et d'une politique énergétique moins dépendante de la Russie.
Quant au chef de la diplomatie allemande, Heiko Maas, dans son interview du 22 août au journal "Handelsblaat" redessine les contours d'une "nouvelle stratégie américaine" vis à vis de l'Allemagne et définit les bases "d'un renouveau de la collaboration" avec l'allié transatlantique, en partenariat avec les autres pays européens.
Ce renouveau aurait pour fondement "le multilatéralisme", déjà rejeté antérieurement par D.Trump, qui lui préfère le souverainisme et s’appuierait sur deux piliers:
- un "partenariat équilibré" entre les USA et l'UE
- une alliance avec tous les pays attachés au droit, aux règles contraignantes et à une concurrence loyale, au delà de l'U.E et sur la scène internationale. La carence de cette alliance est de ne pas tenir compte ni des rapports des forces, ni de l'esprit de système, autrement dit, des regroupements multipolaires du monde. Elle apparaît, de ce fait, en décalage avec les référents permanents de la politique globale et en syntonie avec les positions d'une négociation permanente et toujours précaire de l'ordre mondial.
Le changement de cap de la politique américaine vis à vis de l'U.E.- confirme le ministre allemand - a commencé bien avant l'élection de Trump - et devrait survivre à sa présidence".
En effet, constate-t-il, " l'Atlantique est devenu politiquement plus large" de ce qu'il n'était à l'époque de la bipolarité, car la profondeur stratégique de l'Eurasie replace la menace et les dangers vers l'Asie-Pacifique.
Les implications de la notion "d'autonomie stratégique "européenne
Les implications de ce tournant, qui sont imposées aux européens, comportent un double volet, interne et extérieur:
-à l'extérieur,
-induisant une reconsidération des relations de l'U.E.avec la Russie dans le cadre d'une architecture régionale de sécurité
-faisant de l'Europe "une puissance d'équilibre" entre Washington et Moscou. Ce positionnement inverserait la logique du "triangle stratégique" Washington- Moscou-Bruxelles, par l'adoption des recommandations de Kissinger des années 1970, selon lesquelles l'Europe doit être toujours plus proche de Washington ou de Moscou,que l'Amérique de la Russie ou Moscou de Washington.
à l'intérieur,
-poussant à une révision des fondements de toute construction politique, concernant la légitimité et la souveraineté, bref les conceptions de la démocratie, du pluralisme et des autres formes de gouvernement.
- faisant évoluer les relations entre institutions européennes et États-membres vers un modèle politique, organisé sur la base d'une hiérarchie contraignante , sans avoir résolu les deux aspects majeurs de l'histoire européenne, ceux de unité politique et du leadership.
Ainsi l'ensemble des défis posés par la notion "d'autonomie stratégique" situe cette perspective dans le long-terme, dont le calendrier échappe à toute maîtrise raisonnable et condamne cette idée à une rhétorique ordinaire.
Macron/Merkel, l'"armée européenne" et la nouvelle responsabilité franco-allemande
Or l'imprégnation de cette notion est revenue à la surface le 6 novembre dernier, à l'avant-veille des commémorations du centenaire de la "Grande Guerre 14-18",
dans l’exhortation aux européens du Président Macron, de créer une "armée européenne", pour protéger l'Europe des visées russes, américaines et chinoises.
Cette expression, reformulée en terme de "défense européenne", a été reprise par Macron dans l'enceinte du Bundestag allemand, le dimanche 11 novembre, lors des cérémonies du Volkstrauertag, consacrées aux victimes de guerre, dans le but "de ne pas laisser glisser le monde vers le chaos" et de "construire les outils de souveraineté", afin que l'Europe ne soit pas "effacer du jeu" par les grandes puissances.
"Nous devons élaborer une vision, nous permettant d'arriver un jour à une véritable armée européenne", a repris Angela Merkel à Strasbourg, devant le Parlement Européen le mardi 13, mais"pas une armée contre l'Otan", situant sa constitution dans un avenir lointain; le temps de corriger le strabisme divergent entre la France et l'Allemage. la première fixant ses priorités au Sud, la deuxième à l'Est.
Il a été observé (J.H.Soutou) que trois conditions doivent être remplies, pour répondre à ce défi:
- l'existence d'une culture stratégique commune et, de ce fait, d'une lecture partagée du système international et de ses menaces
- des moyens de défense adéquats, inclusifs d’États-majors doués de capacités de commandement opérationnels, en complément de l'Otan
- d'un budget européen, dont on ignore l'ordre de grandeur.
Les européens confrontés à l'hostilité de l'administration américaine
Devenir un pilier de l'ordre international et instaurer une fonction de puissance d'équilibre entre Washington et Moscou, d'après le ministre allemand des affaires étrangères, sont-ils des objectifs compatibles avec l'exercice d'un "vrai dialogue de sécurité avec la Russie", prôné par les vœux du Président Macron?
En effet, dans le contexte de la nouvelle donne de sécurité transatlantique, l'autonomie stratégique de l'Europe pour se protéger des États-Unis, pouvait-elle échapper à la réaction de Trump, la jugeant "très insultante" pour le pays qui a volé au secours de la France par deux fois au cours du XXème siècle?
Le nouvel état d'insécurité du monde laisse les européens divisés et tétanisés, car le système immunitaire sur lequel a été bâtie la suprématie allemande,est aujourd'hui anéanti.
Le stress de l'urgence efface, en République Fédérale, le tabou du leadership et la faiblesse de l'économie ne compense pas, en France, l'hardiesse rhétorique des propos de Macron.
Mais comment l'Europe peut-elle bâtir son unité, si la compétition pour le primat fertilise les esprits et la Pologne, porteuse de nouvelles perspectives stratégiques, se propose comme l'allié le plus sûr des États-Unis et si elle fédère autour d'elle des projets et des pays (l'initiative des trois mers,Baltique, Adriatique et Mer Noire), en matière d'énergie et de conceptions politiques et culturelles, qui allègent la dépendance de l'Europe vis à vis de Moscou et accroissent l’indépendance politique de la Pologne vis à vis de l'U.E?
Comment par ailleurs le divorce de la Grande Bretagne de l'Union Européenne et son choix, inacceptable pour les brexiters durs, entre la vassalisation à l'Union et le chaos d'une reddition sans conditions, pourrait -il ne pas se répercuter à l’intérieur du continent, plongeant l'Europe dans la solitude et dans la division?
La rétrospective historique et ses enseignements
Déjà le choix entre l'Europe européenne et l'Europe atlantique s'était posé dans les années cinquante/soixante, associé aux deux conceptions de la construction européenne, l'Europe des Patries et l'Europe intégrationniste, la première indépendante mais alliée des États-Unis, la deuxième tributaire d'une allégeance, qui mettra sa sécurité, au travers de l'Otan, dans les mains tutélaires du "Grand Frère" anglo-saxon et cherchera sa lumière dans les yeux de son maître.
Ce même dilemme se propose aujourd'hui, dans un système international devenu multipolaire, où la priorité n'est plus la révision de Yalta et de ses sphères d'influences et, par conséquent, des périls d'une confrontation permanente et générale, imputable à la "question allemande",mais d'entrer pleinement dans une géopolitique planétaire, où le monde sera post-américain et post-occidental et imposera à l'Europe, sur tous les échiquiers, une montée en puissance d'autres acteurs et une diversification des fonctions d'influence, de dissuasion et de contrainte.
Dans ce nouvel environnement stratégique, l'accroissement des inconnues et des incertitudes, est signalé par la dégradation de la confiance des européens vis à vis de la nouvelle administration américaine et par le déploiement aux marges orientales du continent du projet russe d'ouverture eurasienne, ressenti comme une menace géopolitique.
C'était dès lors inévitable, qu'un rééquilibrage de l'axe euro-atlantique s'impose et que l'idée d'une armée européenne, à dominante franco-allemande, soit sortie de l'amnésie et proposée aux opinions et aux gouvernants, si l'Europe ne veut être effacée par les rivalités des grandes puissances.
On rajoutera à ces observations la fin du processus d'unification fonctionnelle de l'UE ( ordo-libéral ou bismarcko-keynésien), et l'urgence, pour l'Europe, de se positionner vis à vis de la Chine montante et d'autres grands pays asiatiques (Iran, Inde,Pakistan, Japon ), par le retour sur la scène mondiale des unités politiques rodées par l'expérience séculaire de la diplomatie et de l'histoire, les Nations.
Ça sera désormais par les alliances et par la coopération organisée entre les États européens, que seront abordées les relations de sécurité et d'équilibre du système pluripolaire, en bannissant les prétentions universalistes de l'Occident et en embrassant en commun, comme "une vérité transcendante", les besoins mystiques et immanents de la foi.
Dans ce cadre, la pérennité des nations, qui vivent dans le temps, prévaudra sur la précarité des régimes et des formules de gouvernement, qui sont les produits de rapports aléatoires dans la vie turbulente des peuples et des conjonctures civilisationnelles.
Par ailleurs l'extension planétaire des "sociétés civiles" et la compétition entre "système de valeurs", supportant la compétition stratégique entre les États, englués dans le brouillard d'une guerre globale contre le terrorisme islamiste et dans le maelström d'une immigration invasive et conquérante, imposeront au monde une configuration éthico-politique aux pôles raciaux et religieux multiples et, de ce fait, à une démultiplication des menaces, démographiques et culturelles.
C'est dans ce contexte, assombri et déstructuré par le rejet de la démocratie et de la "raison", que l'idée émancipatrice d'une volonté armée tire sa justification et sa légitimité, celles d'une nécessité défensive et existentielle, dictée par le "Struggle for Life" et éclairé par la foudre tardive d'une prise de conscience humiliante sur la solitude géopolitique et stratégique de l'Europe, que seul un rappel du réalisme politique, de l’égoïsme des intérêts et de la logique de la force peuvent soustraire au glissement désespéré et irrésistible vers la pente de la guerre, du déclin et de la mort.
Bruxelles, le 21 novembre 2018