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Table des matières
- Comment éviter « le piège de Thucydide » ?
- La Chine, un acteur caché
- Le conflit ukrainien, une opération à buts limités
- La guerre d'Ukraine et l'interdépendance des instabilités régionales et mondiales
- Ere de la tectonique des plaques géopolitiques
- La Chine et son poids
- Mondialisation à la chinoise
- L’irrésistible montée en puissance de la Chine
- Pensons l’impensable ! Une rupture sino-russe ?
Oussouri-Dniepr, même défi ?
- Trump, Schopenhauer et Kenneth Waltz.
- Peut-on éviter la guerre ou diminuer les conflits ?
L’école réaliste et néoréaliste et la logique des Etats. John Mearsheimer et Kenneth Waltz
- Contenir la Russie ou rééquilibrer le système ?
- Réalisme et compétition sécuritaire
- En guise de conclusions
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Comment éviter « le piège de Thucydide » ?
Le président Trump, avançant avec difficultés dans le dossier ukrainien à la recherche d'un compromis acceptable par les deux parties aux prises, l'Ukraine et la Russie, ainsi que par l'ensemble des acteurs régionaux intéressés à la résolution d'un accord de paix, se trouve confronté aux manœuvres de deux perturbateurs, les pays européens et, derrière les rideaux, la Chine. Les premiers, qui estiment, en soutien à Zelensky que la stabilité et la sécurité seraient menacés sur le continent, la deuxième parce que le déroulement et l'issue du conflit sont susceptibles d'influencer la stratégie d’unification de la Chine, vis à vis de Taiwan. En effet si le champ de bataille du conflit ukrainien est régional, l'espace diplomatique et stratégique de l'hostilité est mondial et la vraie guerre, directe et frontale, qui opposera la puissance globale d'hégémon à la puissance montante de la Chine est, dès à présent, systémique. Le risque d'évoquer cette hypothèse comme une perspective réaliste rappelle le « piège de Thucydide », autrement dit la guerre entre Athènes et Sparte du Vème siècle av. J. Christ, et la transition du système grec des villes-Etats au système impérial de Rome et de la Méditerranée.
La Chine, un acteur caché
La Chine, acteur caché dans le conflit ukrainien, comme les Perses dans la guerre du Péloponnèse a tout à gagner de la poursuite des affrontements entre la Russie et l'Ukraine et manœuvre dans l'ombre, derrière Poutine, pour compenser les effets des sanctions économiques et arrimer la Russie à l'Empire du milieu. Sur le plan de la politique internationale, ayant des importantes répercussions internes, Xi Jinping réagit à l'ASEAN, à l'ACS et au Quad (2021-USA, Japon, Australie, Inde), en testant en permanence les capacités de défense de Taipei et la crédibilité des Etats-Unis dans leur engagement pour la protection de l’île. La rivalité actuelle entre les Etats-Unis et la Chine, se soldera-t-elle par un affrontement inéluctable et par le retour à un empire universel, sur le modèle du passé ? C'est et ce sera la question cruciale pour l'ordre international dans les décennies à venir. Les Etats-Unis et la Chine pourrons-t-ils éviter « le piège de Thucydide », autrement dit une tension croissante allant jusqu'à une guerre de haute intensité entre la puissance dominante établie (les Etats-Unis) et la puissance conquérante et montante (la Chine), semblable à celles de Sparte vis à vis d’Athènes, décrite par l'historien Thucydide ? La rivalité d'aujourd'hui s'inscrit dans une tendance à long terme, qui dépasse les aspects économiques et tarifaires pour atteindre une dimension géopolitique, historique et civilisationnelle, qui va jusqu'à remettre en cause le système international dans son ensemble. Les gesticulations, déclarations et manœuvres, politiques, diplomatiques et militaires entre Trump, Poutine et Xi-Jin-Ping préfigurent ainsi une remise en cause de l'ordre du monde et un bouleversement de la scène internationale, comme révolution globale, selon la typologie de Strausz-Hupé, diplomate et historien américain du XXème siècle, pour qui l'humanité aurait connu quatre grandes mutations : antique ou impériale, féodale, moderne et planétaire. Il s'agirait, dans notre cas, de la poursuite d'un long cycle historique, débuté après 1945, puis aggravé avec la chute de l'empire soviétique en 1989 et de la taille des grandes successions impériales, qui vont de la plus haute antiquité à nos jours.
Le conflit ukrainien, une opération à buts limités
Dans cette perspective, le conflit ukrainien comme opération militaire à buts limités se profile comme un test de la dislocation de l'ordre européen, de l'antagonisme sino-américain en Asie-Pacifique et des grands équilibres entre l'hémisphère sud et l'hémisphère nord. L'enjeu réel de ce conflit, progressivement internationalisé, se situe en Asie, dans le choc possible entre les Etats-Unis et la Chine. L'Ukraine ne sera rien d'autre qu'un épisode du combat de l'Aigle et du Dragon pour la suprématie mondiale. L'historien Graham Allison nous apprend que sur 16 cas d'enjeux similaires (puissance émergente contre puissance établie), 12 se sont terminés par un conflit majeur. L'entrée dans un conflit mondial aux buts illimités posant comme issue un projet d'alternative hégémonique est dissimulée par la coopération de la Russie eurasienne et de la Chine. Or le glissement géopolitique du conflit ukrainien comporte déjà un déplacement du centre de gravité de l'affrontement militaire de l'Ouest vers l'Est, de la Russie vers le nord de l'Europe jusqu’à la Corée du nord et de la Baltique à la Mer Noire, puis encore de la Mer Rouge à l’Iran, à l'Indo-Pacifique et aux deux Océans, Pacifique et Atlantique.
La guerre d'Ukraine et l'interdépendance des instabilités régionales et mondiales
La guerre d'Ukraine, représente par ailleurs une prise de conscience de la part des acteurs principaux de l'interdépendance entre instabilités régionales et mondiales. En effet la paix négociée (comme masque d'une paix de capitulation) arbitrée par Trump comporte pour Moscou une victoire diplomatique face aux BRICS, à l'OCS et à l'AUKUS et un critère de mesure du succès du partenariat Russie-Chine. La Chine, est, dans cette conjoncture, l'acteur caché dans le conflit ukrainien comme les Perses dans la guerre du Péloponnèse et pour mieux servir ses intérêts elle manœuvre, derrière Poutine, pour compenser les effets des sanctions économiques et arrimer la Russie à l'Empire du milieu.
Ere de la tectonique des plaques géopolitiques
Du point de vue du système international nous sommes entrés depuis 2014, dans l'ère de la tectonique des plaques géopolitiques, dont l'aspect marquant se manifeste comme prolifération des conflits qui se répandent de Sakhaline à Taiwan, et du Moyen-Orient à l'Empire du Soleil Levant, affectant à la fois les fonds marins et l'espace extra-atmosphérique. Cette nouvelle ère, qui dévoile l’Europe dans l’impréparation et dans la faiblesse, sera longue et opposera à l'échelle planétaire, un ensemble de pays se réclamant de l'Occident à des constellations de moyennes puissances du sud-est asiatique et de l'Indo-Pacifique se réclamant de l'Empire du milieu et de l'extrême Orient. Elle prendra vraisemblablement la forme d'une une stratégie d'encerclement de la masse continentale (heartland) de la part de la puissance maritime dominante (le Rimland), émaillée de crises et de conflits régionaux, politiques, stratégiques et religieux dans les sous-systèmes de chaque continent. L'accession au pouvoir de Donald Trump, augmentant l'incertitude de la politique américaine, portera-t-elle à une accélération de l'affrontement entre la puissance montante et la puissance établie ?
La Chine et son poids
Avec 9,56 millions de kilomètres carrés, la Chine représente 7% de la superficie des terres émergées de la planète. Sa population, 1,4 milliard d’habitants, pèse 19% de la population mondiale ! Celle-ci est très inégalement répartie et bénéficie le long des littoraux du sud-est asiatique d’une dizaine des plus grands ports mondiaux Tout en privilégiant des relations harmonieuses avec ses voisins asiatiques, la République populaire de Chine, un des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies, a tout fait pour se placer sur un pied d’égalité avec les autres grandes puissances mondiales (UE, Fédération de Russie, Etats-Unis), et a développé sa présence, notamment économique et financière, dans d’autres pays ou régions du monde, l’Afrique, l’Amérique, l'Asie et le Pacifique. L'émergence économique, politique et militaire de la Chine a été la plus spectaculaire du système international depuis la naissance de la République Populaire de Chine en 1949. Sa montée en puissance a comporté des étapes, liées aux conceptions et doctrines des responsables politiques qui se sont succédé au pouvoir, Mao Tse Dong, Deng Tsiao Ping et Xi Jing Pinging. Depuis l'ère Mao, la Chine est passée, au début des années 1990, de la phase révolutionnaire à une deuxième phase, réformiste, instaurée par Deng Xiaoping. Cet ancien dirigeant suprême suggère alors une stratégie dite des « quatre modernisations » pour maximiser les options futures, en évitant les provocations inutiles, les charges internationales excessives et en renforçant le pouvoir de la Chine sur le long terme. A présent et depuis 2012, avec Xi Jinping la Chine devient plus nationaliste et ouverte sur l’étranger. Elle consolide et renforce le pouvoir à trois niveaux : la nation, le parti et l’Etat. Elle élargit son influence à l’échelle internationale et, en janvier 2017, Xi Jinping exprime publiquement, à Genève, la volonté de son pays d’être plus actif au sein de l’ONU, et plaide pour un « multilatéralisme à la chinoise », affirmant « l’égalité souveraine » entre États et la « non-interférence » dans les affaires intérieures d’autres États. Au même temps elle confirme sa détermination à la réunification de la Chine continentale et de Taiwan, diplomatiquement ou par la force.
Aujourd'hui les initiatives internationales de la Chine se multiplient et se diversifient : la Chine investit dans les infrastructures de transport ou de télécommunication à l’étranger, maintient ses revendications territoriales et maritimes, ouvre de nouvelles bases militaires, crée de nouvelles institutions multilatérales, renforce son réseau de médias en langues étrangères dont l'Institut Confucius est le symbole. Dans la compétition pour dominer les technologies clés, il existe également une compétition pour définir les normes technologiques et dans cette course la Chine vise à établir des normes pour l'infrastructure numérique, de la même manière que l'Union européenne (UE) l'a fait pour la gestion des données et la protection de la vie privée par le biais de sa législation GDPR (General Data Protection Regulation). Une telle démarche pourrait potentiellement conférer à la Chine un leadership stratégique dans le monde de la technologie
Mondialisation à la chinoise
La Chine, a poursuivi, depuis la politique de modernisation de Deng Tsiao Ping une quête régionale et mondiale d’indépendance stratégique et d'autosuffisance énergétique et a étendu sa présence et sa projection de puissance vers le Sud-Est du Pacifique, l’Océan Indien, le Golfe et l'Afrique, par la mise en place d'un corridor économique et par une route énergétique Chine-Pakistan-Golfe Persique. En adoptant la gestion géopolitique des théâtres extérieurs, selon la doctrine Kissingerienne du « Linkage horizontal » elle a resserré ses liens continentaux avec la Russie. Ainsi avec la construction des Routes de la Soie, allant du nord de la Chine à l'Europe, via le Tadjikistan, le Kazakhstan et le Turkménistan elle a opposé les routes terrestres aux routes maritimes, de manière à rendre sûrs et autonomes les échanges au cœur du Heartland. La manifestation opératoire de cette volonté de puissance s’est matérialisée par la création d'un Fonds initial de 40 milliards d'euros pour les infrastructures. Par ailleurs une ligne plus dure s’est affermie sur les questions de sécurité ainsi que sur les affaires étrangères. Le programme politique de Xi Jinping appelle à une Chine plus unie et confiante dans son propre système de valeurs et sa structure politique. Le modèle de la « diplomatie des grands pays » a remplacé le slogan de « faire profil bas » de la période Deng Tsiao Ping et légitime ainsi un rôle plus actif de Beijing sur la scène mondiale Il en résulte une concurrence idéologique ouverte avec l’Occident et la prise en charge d'une plus grande responsabilité dans les affaires mondiales, conformément à sa montée en puissance et à son nouveau statut.
L’irrésistible montée en puissance de la Chine
En vingt ans, l’Asie sera totalement transformée. La vitesse de la mutation que provoque un saut dans la civilisation de l’information est radicale. Grâce à la révolution de l’information, le rattrapage de l’Occident est en route Cette accélération brutale du dynamisme asiatique est génératrice de tensions qui facilement pourraient dégénérer. En effet le monde asiatique croit toujours à la guerre comme instrument efficace de la politique. La course aux armements va bon train. L’Inde, profitant d’un taux de croissance élevé, augmente de 25% son budget de défense. Aucun des innombrables litiges frontaliers n’est véritablement réglé. L’Indonésie apparaît comme un pays fragile dont l’éclatement risque d’avoir de graves répercussions.
Pensons l’impensable ! Une rupture sino-russe ?
Oussouri-Dniepr, même défi ?
Jusqu’où pourraient-elles aller les mésententes et les tensions ? Pourraient-elles concerner la Russie et la Chine ? Un précédent historique rend plausible toute hypothèse et, en l’espèce, un précédent grave des crises possibles fut la rupture sino-soviétique de 1969 et les incidents frontaliers de l’Oussouri ! S’en suivirent à l’époque plusieurs conséquences : une scission au sein du mouvement communiste international, l’ouverture de la Chine communiste vers l’Amérique et la fin de la guerre au Vietnam. De surcroit l’évocation du ciblage nucléaire en 1969 par les USA de 130 villes soviétiques, si l’Union Soviétique avait attaqué la Chine peut comporter aujourd’hui un renversement d’ennemi, un changement d’épaule au fusil et donc le ciblage de 130 villes chinoises par l’Amérique, comme prix d’une crise russo-chinoise éventuelle, négociée par Trump avec Poutine dans le cadre d’une conspiration planétaire globale de partage du pouvoir et de l’hégémonie mondiale ? La Russie pourrait se retrouver engluée dans une guerre de revanche euro-otanienne à l’Ouest, et menacée par le déferlement de millions de combattants chinois à l’Est. Or, pour Washington, la principale menace est non seulement le régime autocratique de Xi -Jinping et le dunping de l’atelier du monde dans les échanges internationaux, mais un bloc continental qui ressemblerait à celui des années cinquante. Une frappe nucléaire américaine ou russo-américaine en Extrême Orient comme résolution d’une crise russo-américaine sur le Dniepr et à Odessa, n’équivaudrait pas un affrontement sur l’Oussouri, même si l’enjeu est similaire, vu l’immense déséquilibre démographique entre la Russie et la Chine, mais marquerait le prix à payer pour une annexion du Canada et du Groenland, le règlement du problème iranien et la subordination inconditionnelle de l’Europe aux Etats-Unis.
Trump, Schopenhauer et Kenneth Waltz
Arthur Schopenhauer, misanthrope tragique, précurseur de Nietzsche et penseur parmi les plus pessimistes du monde avait proposé en 1818 à la réflexion philosophique un thème dichotomique, « le monde comme volonté et comme représentation ». Tous les autocrates et les dictateurs ont exalté la force de la « volonté », comme conscience immédiate de l’être ou comme attraction obsessionnelle pour le pouvoir, mais peux ont voulu connaître la « représentation » du monde, afin de maximiser un espace plus grand pour leur défi. Lorsque le Maréchal soviétique Georgiu Zhukov, entra à la Chancellerie du Reich dans la Berlin dévastée en mai 1945 ne fut guère surpris d’y retrouver une mappemonde, le modèle originel de celle de Charlie Chaplin dans le film : « Le Dictateur », complétant la dyade du monde comme volonté et comme représentation. Or la représentation théorique des enjeux et des défis en interaction de puissance s’appelle système international. C’est du système que part en effet Kenneth Waltz, politologue américain et chef de file du « réalisme structurel » dans son souci de parvenir à la définition d’une morphologie exhaustive des rapports de force et des acteurs en compétition et d’en interroger les stratégies. Waltz vise à expliquer l'action des grandes puissances, puisque, à ses yeux, les États de faible envergure ne peuvent influencer de façon significative le cours des évènements. En d'autres termes, si sa théorie, qui part de l’anarchie internationale et de l’exigence de sécurité, se focalise sur les relations entre États, c’est que seules les grandes puissances sont réellement prises en compte par cette approche et permettent une compréhension à la fois de l’action et de la pensée. Trump, dans sa conception de la liberté d’action et de l’art d’avoir toujours raison est-il si lointain, pour des raisons différentes, de Schopenhauer et de Kenneth Waltz ?
Peut-on éviter la guerre ou diminuer les conflits ?
L’école réaliste et néoréaliste et la logique des Etats. John Mearsheimer et Kenneth Waltz
Trump recentre en apparence le système international sur la menace centrale pour l’hégémonie de l’Amérique, celle de la Chine montante. Or l’Amérique par son réseau d’alliances et ses bases militaires couvre la quasi-totalité de la planète.
Cependant, en à peine deux mois, Trump a fragilisé celle-ci et, en particulier, l’Otan. Certes, le renversement d’alliance n’est pas nouveau, ni en politique internationale ni dans la politique étrangère américaine. Walter Lippmann écrivait déjà en 1944 dans le New York Times alors que la guerre n’était pas encore terminée : « Que les vainqueurs ne renouvellent pas leur alliance n’est pas surprenant. L’alliance de tel vainqueur et de tel vaincu suivra. L’histoire n’aurait rien d’inédit ». Ainsi, à propos de la Russie et de l’Ukraine, la doxa de la propagande officielle n’est pas respectée. En effet deux têtes de file du réalisme et du néo-réalisme américains, John Mearsheimer et Kenneth Waltz, dressent un bilan sévère des responsabilités américaines à propos de l’opération militaire spéciale en Ukraine.
John Mearsheimer écrit, dans un article du « Monde Diplomatique » du mois d’août 2023 :
« s’il est indéniable que la Russie a attaqué l’Ukraine, on ne saurait contester non plus que cette invasion a été provoquée par les États-Unis et leurs alliés européens, lorsqu’ils ont décidé de faire de l’Ukraine leur rempart aux frontières de la Russie. Ils espéraient transformer ce pays et l’intégrer à l’OTAN et à l’Union européenne. À plusieurs reprises, les dirigeants russes ont répété qu’une telle politique serait considérée comme une menace par Moscou et qu’elle ne serait donc pas tolérée. En avril 2008, lorsque la décision fut prise d’accueillir l’Ukraine dans l’OTAN, l’ambassadeur américain à Moscou envoya à la Secrétaire d’État Condoleeza Rice une note indiquant : « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN constitue la plus aveuglante des lignes rouges pour l’élite russe (et pas seulement pour Poutine). Après plus de deux ans et demi de conversations avec les décideurs russes, je cherche encore quelqu’un qui considère l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN comme autre chose qu’une atteinte délibérée aux intérêts russes. »
Le conflit a commencé en février 2014, six ans après l’annonce par l’OTAN du projet d’adhésion ukrainienne. Poutine tenta d’abord de régler le différend par la voie de la diplomatie, en cherchant à convaincre les États-Unis, qui parrainaient l’entrée de Kiev dans l’Alliance, d’y renoncer. Washington décida au contraire d’armer et d’entraîner l’armée ukrainienne, l’invitant à participer aux manœuvres militaires de l’Alliance. Redoutant que l’Ukraine n’en devienne membre de fait, Moscou adressa, le 17 décembre 2021, un courrier à l’organisation transatlantique ainsi qu’au président Joseph Biden leur demandant l’assurance écrite que l’Ukraine resterait hors de l’Alliance et observerait une stricte neutralité. La réponse fut mensongère et dilatoire et la présidence des Etats-Unis ne se soucia point de la sécurité de la Russie, ni des considérations géopolitiques et stratégiques, qui auraient dû suggérer la prudence. L’idée que la compétition entre grandes puissances constitue une loi intangible pour l’existence de tous les États - démocratiques ou autoritaires, fut oubliée, puisque le point de vue dominant en Occident consistait à indexer la propension à la compétition sur la nature du régime., de sorte que les démocraties libérales seraient enclines à maintenir la paix, tandis que les régimes autoritaires seraient les principaux fauteurs de guerres. Or, dans la théorie du réalisme, la guerre représente un instrument de gouvernance parmi d’autres, auquel les États recourent pour consolider leur position stratégique et les zones d’intérêt vital pour les grandes puissances sont celles qui leur permettent de contenir leurs rivales. Pendant la guerre froide, les réalistes américains dénombraient trois zones, hors du continent, où leur pays devait être prêt à livrer bataille : l’Europe et l’Asie du Nord-Est, le golfe Arabo-Persique et l’Asie du Sud-Est, s’engageant à défendre militairement le statu quo à Taïwan.
Contenir la Russie ou rééquilibrer le système ?
Contrairement aux européens, politiquement et mentalement liés à « l’anarchie kantienne » et à une vision des relations internationales euro-atlantiques, Donald Trump a immédiatement saisi, dès son accès à la Maison Blanche, la nature planétaire du système international et l’impératif de le rééquilibrer. D’où l’exigence urgente de réorienter la compétition entre Washington et Moscou et le conflit actuel entre Etats-Unis et Russie, par Ukraine interposée et d’indiquer le nouveau cap des relations de puissance, jugées fondamentales, entre Washington et Pékin, dont la rivalité sera hégémonique et planétaire. Les négociations pour un cessez le feu en Ukraine, ont été confirmées sous la coupole du Vatican, aux funérailles du Pape Franciscus et de la mort de l’Union européenne, par l’acte de soumission de Zélensky au Pontif séculier du monde. Le système multipolaire, né en 1989 de l’écroulement de l’Union Soviétique a forgé deux nouvelles rivalités, dont les protagonistes suivent chacun une logique différente. À l’instar de l’antagonisme américano-soviétique de jadis, et contrairement au conflit actuel entre États-Unis et Russie, la compétition entre Washington et Pékin a pour objet principal l’hégémonie mondiale. L’actuelle connivence américano-russe ne s’explique pas par une quelconque crainte que Moscou puisse dominer l’Europe ou menacer les pays baltes. Plutôt que de contenir Moscou, l’intérêt des États-Unis aujourd’hui serait de pivoter hors de l’Europe, en direction de l’Asie orientale, d’entraîner la Russie dans une coalition de rééquilibrage face à la Chine et de ne pas se laisser embourber dans une guerre en Europe de l’Est, en précipitant le rapprochement sino-russe. Pour le « réaliste » John Mearsheimer, la perspective d’intégrer l’Ukraine au sein de l’OTAN constituait une menace pour la Russie. Les Russes ne prétendaient pas que l’Ukraine était une menace en soi. C’est l’Ukraine au sein de l’OTAN qui l’était. Par conséquent les Etats-Unis doivent désormais se tourner de leur continent afin de mieux se consacrer à l’Asie.
Réalisme et compétition sécuritaire
La politique des grandes puissances se caractérise en somme par une implacable compétition sécuritaire puisque chaque État cherche non seulement à gagner en influence relative, mais aussi à éviter que la balance des pouvoirs ne penche en sa défaveur. Cet objectif, dit de l’« équilibrage » peut être mis en œuvre soit par un accroissement de sa puissance, soit par une alliance avec d’autres États pareillement menacés. Dans un monde réaliste, le pouvoir d’un pays s’apprécie essentiellement à l’aune de ses capacités militaires, lesquelles dépendent d’une économie avancée et d’une population nombreuse. Des États qui opèrent dans un univers où ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes et risquent de faire face à un voisin ou rival puissant et hostile vont nécessairement avoir peur les uns des autres, même si l’intensité de leur peur varie selon les cas. Dans un monde aussi périlleux, la meilleure manière de survivre, pour un État rationnel, consiste à s’assurer qu’il n’est pas faible. Ainsi les chances de l’Ukraine de survivre et de sauvegarder son indépendance sont minces puisque l’Ukraine n’a jamais été un Etat et son gage ne suffira pas à briser la triade Chine-Russie-Etats-Unis, surtout dans une période, comme l’actuelle, où l’existence d’un ennemi et d’une hostilité permanents sont essentiels à structurer un antagonisme historique. Ce sera la Chine, puissance montante à constituer et à incarner cet antagonisme. Dans ce nouveau contexte l’Ukraine ne pourra être que le bouc -émissaire des tensions entre Moscou et Washington, car la force motrice de la compétition entre États se situe avant tout dans la structure, la position ou l’architecture même du système international.
En guise de conclusions
Ainsi et en guise de conclusions de l’approche ci-dessus esquissée, les thèmes d’étude et de réflexion ultérieurs, constituant autant d’objets d’analyse historique et de bases de calculs et de prospective, peuvent être énumérés comme suit :
- au niveau des buts de guerre
- au niveau du conflit
(au niveau du système)
- remodelage du système et stabilité hégémonique
- primat des empires ou primat de la subordination hiérarchique
- résilience des nations, de la politique de puissance et de la philosophie de l’histoire
(au niveau de la conjoncture)
- la surprise stratégique
- la fin du concept d’Occident et le pivotage du centre de gravité du monde
- la trahison de l’utopie européenne.
Bruxelles le 3 mai 2025