LES TRAITÉS DE ROME ET LE CONGRÈS DE VIENNE

Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
11/11/2010

Si l’histoire de l’Europe s’identifie à la realpolitik, l’antihistoire du continent européen est marquée par la rhétorique d’une Sainte-Alliance des vaincus. Cette antihistoire s’étale de la déclaration Schuman et des traités de Rome à nos jours. Elle est présentée comme une révolution diplomatique et politique au bout de laquelle l’intergouvernemental se convertirait en communautaire, l’intégrationnisme en fédéralisme, et la politique en dépolitisation et, sur le plan philosophique, le kratos en ethos, l’affrontement violent en conciliation, négociation et compromis. Avec la guerre en Irak, la surprise de cette impossible conversion conceptuelle et, en même temps, la rupture de l’unité morale de l’Occident marquèrent le retour à la politique de force, à la Weltpolitik de la puissance et à la géopolitique de l’intimidation. Il s’agit d’un tournant majeur invoquant un défi régional au nom de la doctrine de l’action préemptive. Face à l’invasion américaine, la réaction européenne fut la division, puis l’isolement de l’Europe. Aux yeux du monde, la Prachtbericht de la politique du non-engagement et du non-alignement de la France trouva son expression la plus brillante dans l’intervention de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité de l’ONU, s’opposant à la résolution 1559 avec des arguments qui mettaient en valeur l’incompatibilité des visions et des intérêts entre l’Europe continentale et l’Amérique.

La stabilité atteinte par le continent en cinquante ans de paix et son besoin de statu quo la rendit incapable de penser qu’une rupture en son sein entre la « vieille » et la « nouvelle Europe » comporterait l’éventualité d’une faille permanente entre les deux bords de l’Atlantique et que cette évidence entrainerait le déclin du vieux continent. Après la manifestation de ce schisme géopolitique et stratégique, la division des opinions induite par l’échec des referenda français et hollandais, il devint difficile de prévoir la direction vers laquelle irait l’Empire européen d’Occident. L’unité allemande, née de l’effondrement de la RDA, ne reflétait que la réalité d’une absence d’anticipation politique des courants d’idées existants. Cette réalité ne tirait pas sa légitimité d’un quelconque principe d’autodétermination des peuples, mais d’une double ruine historique, celle du système de Versailles et celle du système de Yalta. Cela emporta la fin des illusions de la sécurité collective et de l’ordre figée de la bipolarité. Du premier échec naquit le processus d’intégration européenne et de la fin du deuxième le retour de l’unité allemande. Dans ce cas, l’Europe fut prise de cours par la rapidité des événements et par l’absence d’une conceptualisation de la réalité mondiale. Le retour de la géopolitique, cette fois-ci, planétaire et la vague montante de la Weltmachtpolitik semblèrent ne pas sortir les Européens de leurs habitudes mentales et de la longue torpeur de la bipolarité. Le poids prépondérant acquis par l’Allemagne, son refus de participer à un conflit unilatéraliste, l’auto-isolement progressif de la France, doublé d’un activisme de la Grande-Bretagne et de l’alignement proatlantique des pays périphériques du continent représentèrent la rupture de l’unité politique et morale de l’Occident et l’apparition de la première grave crise Ouest-Ouest. L’agonie de l’unité conservatrice de l’UE reflétait la fin de la stabilité, rendue possible par le condominium militaire des deux grands.

La fuite en avant de l’UE, en termes d’élargissement et d’érosion de la gouvernance institutionnelle, suivie de sa paralysie décisionnelle furent la traduction de l’impréparation des dirigeants européens à penser le nouveau rôle de l’Europe dans le monde et d’ouvrir la page politique de l’unification du continent. La configuration internationale naissante comportait plus de joueurs que par le passé dans les Balkans et en Asie centrale, revendiquant l’exigence de définir une nouvelle carte du monde dans la double perspective, d’une stabilité incertaine et d’une reconnaissance des identités forgées par l’histoire.

Le nouveau paradigme de la politique mondiale de l’UE devenait désormais l’Eurasie, sans que cette prise de conscience affecte les élites décisionnelles et la géopolitique de l’Union. La diplomatie européenne était désormais confrontée aux aléas de la complexité et à ses conséquences. Ainsi, la rupture morale du monde, celle qui avait existé entre l’Europe et les USA pendant la guerre froide et celle qui résultait désormais du face à face de l’Occident et de l’Islam, eut comme résultat l’apparition menaçante de l’hétérogénéité profonde des espaces civilisationnels, mettant en crise l’idée même d’universalité comme terrain d’entente et de coopération, qu’elle soit de raison ou de foi. Crise de l’universalité qui rend vain l’appel européen à une solidarité de dialogue entre l’Europe et l’Amérique, le Nord et le Sud. S’ajouta à ces considérations, inhérentes aux options contradictoires sur la légitimité de l’Europe à intervenir et à prendre parti dans les conflits, une faiblesse permanente des appareils militaires et des capacités de manœuvre et d’action. Par ailleurs, l’élargissement de l’Union, sans approfondissement des institutions vida de contenu l’élargissement de la démocratie, qui, dénuée des contraintes, des devoirs et des allégeances, faisait apparaître le dessèchement du sentiment d’adhésion volontaire, rendant la démocratie revendicatrice et ingouvernable et de plus en plus soumise aux craintes du terrorisme international.

Ces considérations résument les dilemmes évidents de l’Union d’aujourd’hui face aux rendez-vous impérieux de l’histoire. La fin des utopies, des idéologies et des révolutions, la dissipation des illusions, des générosités et des messianismes et la renaissance du goût de l’intimidation et de la menace eurent un double impact sur les courants d’idées, éradiquées de l’humus démoniaque du polemos, depuis la désacralisation de la politique. L’éveil des religions anciennes et les sortilèges éphémères de la communication sur les opinions limitèrent l’importance des décisions politiques à des objectifs du court terme et aux émotions de l’immédiat. Sans prise sur l’avenir et sans clairvoyance sur le présent, les gouvernements de l’Union reprirent, avec un penchant ruineux, le parcours des voies nationales solitaires et la mythisation parallèle des « sociétés civiles », remplaçant les « démocraties de pouvoir et de projet » par des « démocraties de revendications, d’influence et de rejet ». L’arbre de la pérennité n’est pas du goût des hommes politiques d’aujourd’hui et, en ce qui concerne l’Europe, les deux derniers grands, Kohl et Mitterrand, laissèrent, le premier, l’Allemagne réunifiée dans un état où l’intuition unitaire ne permit pas à l’Ouest d’assimiler l’Est et, le deuxième, la France en état de division interne, que son successeur aggravera d’une paralysie géopolitique et stratégique.