Le Conseil Européen des 19 et 20 Décembre 2013 a eu pour objectif de promouvoir et de relancer l'Europe de la Défense, mais ce pari n'a été que partiellement atteint.
En effet le premier obstacle à une défense européenne commune est d'ordre politique et s'est caractérisé par le refus de considérer la défense comme la mission essentielle et inaliénable de l'ordre politique, consistant à intervenir militairement au profit des intérêts communs, bref à « faire la guerre » pour en assurer la protection.
Le deuxième obstacle a été d'ordre sécuritaire et s'est concrétisé dans l'oubli que le maintien de la paix et de la stabilité internationale exige de se se doter de moyens adéquats de projection des forces sur les théâtres extérieurs et l'identification de leurs enjeux par la diplomatie commune.
Or, dans ses conclusions finales, le Conseil a singulièrement rétréci l'examen de la profondeur du champ stratégique mondial par la sous-estimation des menaces et par la carence d'une vision réaliste du système international, exigeant d'adapter constamment la posture des 28 à un contexte planétaire en pleine mutation.
En effet le positionnement stratégique d'un ensemble de pays de rang mondial et à vocation maritime est de projeter ses forces sur les cinq continents, afin d'assurer l'indépendance énergétique, la liberté de transit et l'exploitation des ressources océaniques de demain.
Ainsi l'absence d'une perspective d'envergure planétaire et d'objectifs géo-stratégiques précis a interdit aux Chefs d’État et de gouvernement de penser aux missions mondiales des armées européennes et au « modèle » de forces nécessaire à les rendre opérationnelles (marine, aviation, armée de terre).
L'impasse d'une défense européenne non identifiée et incapable de forger son unité politique a été la résultante de trois perspectives divergentes et centrifuges, celles de la France, de la Grande Bretagne et de la République Fédérale d'Allemagne, révélant des désaccords de fond et d'une absence manifeste de vision stratégique commune.
Or, la persistance de cette antinomie ne peut aboutir à terme qu'à une Europe inerte, non stratégique et en voie de désarmement, préjudiciable pour l'ensemble continental et décelant une inversion de la relation politique entre État et Société, peuple et opinion, intérêts géopolitiques et personne nationale.
En revanche, le réarmement de la Russie et de la Chine et la volonté du Japon de revoir sa constitution pour y introduire le principe d'un droit actif de préservation de la paix, conjugué à la réorientation stratégique des États-Unis vers l'Asie-Pacifique, ne peuvent laisser indifférente l'Europe en cas d'affrontement général.
De surcroît, la politique européenne de défense ne peut fonder son idée directrice sur la seule stratégie des moyens, ni sur la seule mutualisation des systèmes de défense, mais doit tenir compte d'une mutation soudaine des grands équilibres mondiaux et de chocs entre puissances multipolaires, toujours possibles.
Dans cette hypothèse, l'ordre des moyens serait bouleversé par la logique des forces et par la planification des grandes ambitions qui imposeraient à l'Europe toute entière les enchaînements dramatiques des impératifs existentiels.
Quant aux considérations d'ordre général, il est convenu d'admettre que toute politique de défense doit combiner l'analyse la plus large du champ stratégique, l'examen approprié du projet politique de l'acteur perturbateur ou conquérant et le calcul des contraintes capacitaires qui lui sont propres.
En ce qui concerne l'Europe des 28, cela suppose une quête approfondie de cohérence dans un contexte mondial d'incertitudes grandissantes.
Ainsi, face à une perspective planétaire incontournable, l'appel du Conseil à « présenter un cadre d'action approprié, en parfaite cohérence avec les processus de planification existants à l'OTAN », ne peut être interprété que comme une subordination de la défense européenne à l’Alliance atlantique, figurant comme le seul cadre de légitimité reconnu pour la défense européenne commune.
Sous cet angle, l'objectif de la mutualisation des moyens de la défense européenne apparaît comme réducteur et instrumental face à l'ampleur optionnelle d'une politique étrangère qui n'a pas défini sa stratégie face aux grands acteurs de la vie internationale, délibérant de leur destin et de leur liberté dans un monde instable et en métamorphose permanente.
Par ailleurs, les enjeux de la défense européenne ont été abordé par le Conseil Européen dans un esprit de passéisme et de « statu quo », au cœur d'un environnement mondial de mouvement, autrement dit dans un cadre géopolitique de stabilisation et de pacification et dans un contexte européen de blocage, imposant une « limite » à toute tentative d'innovation et d'avancée stratégique.
Ces enjeux ont été également appréhendés dans une conjoncture de crise morale, spirituelle et sociale, qui affecte les démocraties libérales de l'Occident, en posture de conflictualité sous-jacente et du multiculturalisme sous tensions permanentes. Crise, caractérisée en son fond par la difficulté de faire recours à un principe incontesté de légitimité, d'identité et de cohésion, bref à une notion partagée du bien commun, tant à l'échelle interne qu'internationale. Crise morale enfin, qui peut remettre en cause les intérêts fondamentaux des pays membres, la structure institutionnelle de l'Union et l'ordre mondial turbulent.
Dans ce contexte de doutes et d'hésitations stratégiques aux revers préoccupants de chômage et de sous emploi, la politique de défense a été subordonnée à des préoccupations d'ordre budgétaire, industriel, monétaire et social. Les réponses apportées par la France, la Grande Bretagne et l'Allemagne ont été divergentes, aussi bien sur le plan politique que stratégique et militaire.
Ainsi, « la feuille de route » proposée par Paris d'un « accord cadre capacitaire » et d'une stratégie commune au Sahel et en matière de sécurité maritime, n'a guère trouvée de répondants à Berlin ou à Londres .
Le second volet de la feuille de route française sur le commandement européen du Transport aérien (EATC) et sur les drones de surveillance nouvelle génération, (définis par un « club des utilisateurs »), est apparu complémentaire à la demande de création d'un « fonds permanent » pour le financement de la logistique des opérations extérieures, sur lequel il y aura un rapport du Haut Représentant Madame Ashton en 2014 .
Dans ce même cadre, « l'approche globale » britannique, caractérisée par la convergence du « pragmatisme du court terme (GB) et du long terme (FR) », ne pouvait aboutir qu'au développement des capacités de stabilisation des crises et d'action humanitaire, autrement dit à une civilisation de la PSDC et au refus d'une Europe de la défense indépendante et autonome. Il faut mentionner à cet égard que le Premier Ministre David Cameron s'est opposé à une véritable défense commune en obtenant l'inscription dans les conclusions du Conseil du principe selon lequel « les capacités de défense sont détenues et gérées par les États Membres » . Ce rappel sans ambiguïté exclut tout redressement de l'Europe comme puissance, comme vision et comme perspective!
Pour l'Allemagne, l'échange constructif sur la défense, relayé aux préoccupations sur l'Union bancaire et au paradoxe d'une Bundeswehr, première armée européenne en 2020, conditionnée par une posture internationale pacifiste, ont complété l'approche du Conseil Européen, empreint d'un conservatisme passéiste et d'une technicisation globale de la politique de défense. Ce constat a mis en évidence l'absence d'une perception stratégique commune des besoins de l'Europe dans le monde.
Comme le disait Montesquieu dans « l'Esprit des lois », « la liberté politique consiste dans la sûreté, ou du moins de l'opinion que l'on a de sa sûreté» . Cette opinion sur la sûreté et donc sur la liberté politique n'a pas brillé d'une lumière intense dans les délibérations du Conseil Européen de décembre 2013, car un ensemble de nations ne peut être réduit à un budget ou à une zone économique, mais doit trouver sa mesure dans sa capacité à modeler l'avenir, à élever l'ethos public et à définir un nouvel ordre du monde.
Bruxelles, le 3 janvier 2014