Combien de séries de négociations institutionnelles, de compromis laborieux, de référendums négatifs, ou de périodes de réflexion l’Union européenne peut elle encore se permettre avant qu’elle ne sombre dans un assoupissement irrémédiable ?
Le non irlandais lors du référendum sur le traité de Lisbonne met à nouveau en lumière la crise latente et profonde qui n’a jamais cessé de quitter l’Europe depuis ses premiers élargissements. Le référendum négatif de l’Irlande, tout comme les référendums négatifs de la France et des Pays-bas sur le projet de constitution sont avant tout la conséquence des divergences antérieures sur la finalité du projet européen. Du point de vue d’un grand nombre d’analystes et journalistes, la cause majeure invoquée est commune aux différents référendums. Ils mettent en avant la distance entre la classe politique et les citoyens. Du point de vue du microcosme européen bruxellois, il s’agit avant tout d’un problème de communication. Les remèdes proposés sont donc invariablement les mêmes à chaque crise : une période de réflexion qui s’apparente au vide intellectuel, un nouveau compromis institutionnel avec des concessions toujours plus importantes sous la forme d’exemptions permanentes pour certains Etats, le contournement des référendums par la voie parlementaire, un changement des cibles dans la communication des institutions européennes et nationales vis-à-vis des citoyens. Les raisons pour lesquelles ont voté négativement les Irlandais ou les Français ne sont pourtant pas les mêmes. Parmi les facteurs explicatifs, les Irlandais craignent pour la perte de leur neutralité et d’une harmonisation de la taxation. Les Français ont déploré une Europe de la défense « atlantiste » et le dumping social européen. Autant dire que l’Europe idéale des Irlandais n’est pas l’Europe idéale des Français. Le scepticisme croissant vis-à-vis de l’élargissement et l’incompréhension des traités sont sans doute des éléments communs. Plus grave encore, les échecs référendaires sont en fait l’occasion pour les Etats membres d’essayer de modifier les rapports de forces internes à l’Union européenne. Il s’ensuit une crise qui va faire resurgir les désaccords sur tous les sujets sensibles. Lors du sommet de Bruxelles qui a suivi le référendum, les échauffourées sur la poursuite ou non de l’élargissement, les négociations à l’OMC, la marche à suivre pour sauver ou enterrer le traité de Lisbonne, ne sont que la partie visible du « feu de plancher » qui menace progressivement le socle commun aux 27 Etats membres. En réalité, la construction européenne avec pour finalité l’Europe politique, c’est dire une Europe qui décide de son propre destin, et donc autonome pour la définition et la défense de ses propres intérêts s’est éteinte en deux étapes décisives : L’élargissement de 1973 a élargit la Communauté européenne à des Etats qui n’ont cessé de considérer jusqu’à aujourd’hui l’Union européenne comme une grosse AELE (Association européenne de libre–échange créée en 1960). L’AELE qu’ils ont quittée pour rejoindre la CEE est essentiellement centrée sur la libéralisation économique et non sur la construction d’une puissance européenne. L’élargissement à la Suède, la Finlande et l’Autriche, tous anciens membres de l’AELE et au statut de pays neutre n’a fait qu’aggraver cette tendance. Le grand élargissement de 2004 a sans doute permis de créer un espace de stabilité continental mais au détriment de la cohésion interne et au prix d’un renforcement des forces centrifuges au sujet de la finalité européenne. Pour la plupart des anciens membres du Pacte de Varsovie, la relation avec l’OTAN, donc les Etats-Unis, passe avant l’Europe. La construction indispensable d'une relation stratégique avec la Russie s'est inversement compliquée. « L’Europe politique » a donc encore reculé. L’Union européenne est aujourd’hui un espace profondément fracturé, non seulement entre les Etats mais aussi entre les peuples, n’en déplaise aux fédéralistes. Dans cette Europe sans projet, les Etats et les peuples qu’ils représentent ont chacun leur propre perception de la construction européenne en fonction de leur position géographique et de leur histoire. Il n’y a rien de plus naturel qu’un repli sur les visions nationales, faute d’un projet européen clair sur ses finalités politiques, ses frontières géographiques, son identité, ses alliances, et ses intérêts communs. Le discours vaguement postmoderne sur les valeurs communes et l’obsession de l’élargissement de la démocratie à l'extérieur masque l’absence de toute stratégie géopolitique. Les européens sont aujourd’hui divisés sur tous les sujets à composante géostratégique : La question institutionnelle fortement liée à la distribution du pouvoir entre Etats membres, la défense européenne, la sécurité alimentaire et la PAC, la gestion de la dépendance énergétique, la diplomatie, la relations avec les Etats-Unis, la relation avec la Russie, le modèle économique européen et la globalisation, les élargissements futurs. L’Europe à 27 ne sera jamais une « Europe politique ». La construction européenne a donc perdu tout son sens. La classe politique européenne favorable à l’Europe politique se montre prudente à l’extrême par crainte de perdre les avancées acquises dans la construction européenne. Le danger est de voir ces acquis progressivement se transformer en fiction juridique devant le refus de changer de méthode. La crispation de certaines institutions européennes pour préserver leur illusion d’une gouvernance communautaire qui prendrait le pas sur les Etats est un obstacle supplémentaire. Du point de vue historique, de Gaulle et Adenauer ont pourtant pris leur revanche sur Monnet. Au contraire d’une fusion des intérêts entre les peuples européens grâce à la méthode communautaire, on assiste à une renationalisation des perceptions de la construction européenne. Faute de n’avoir pu consolider le cœur continental pour créer un centre de gravité combinée à un rapprochement des peuples sur le mode de l’alliance, on assiste à une dissolution politique dans l’égalitarisme communautaire. Les Etats favorables à l’Europe politique se laissent déborder par les Etats qui y sont opposés. La solution n’est ni une fuite en avant fédérale, ni une renationalisation totale. La seule voie qui vaille au regard de l’histoire longue est la création d’un noyau dur, et certainement en dehors des institutions actuelles dont le fonctionnement n’autorisera jamais la constitution d’une avant-garde. Avec un maintien de l’architecture institutionnelle actuelle, les institutions perdront toute légitimité. La Commission européenne a déjà largement perdu la sienne avec un Commissaire par Etat membre donnant un poids démesuré aux Etats périphériques par rapport au cœur géographique, historique et politique de la construction européenne. Un grand nombre de réformes et négociations menées par la Commission rencontrent les réticences de l’Allemagne et la France alors qu’elles sont soutenues par certains Etats périphériques comme en attestent les discussions sur la libéralisation du secteur énergétique, la politique de concurrence, la réforme de la PAC, les négociations à l’OMC, la politique d'élargissement. Le choix osé de la rupture constructive n’exclurait pas dans un deuxième temps la transformation du noyau dur en avant-garde si certains Etats souhaitent rejoindre le cœur européen, avec la condition de remplir les critères politiques. Les critères de Copenhague sont inopérants. Il reste néanmoins deux obstacles de taille qu’il est inutile de camoufler : Les crises récentes ne sont pas perçues comme suffisamment sérieuses et l’espoir d’une avancée à 27 constitue encore un obstacle aux grandes décisions de porté historique. Il manque un personnel politique de la stature d’Adenauer et de Gaulle. Les hommes politiques qui ont un sens de l’histoire et une vision géopolitique sont aujourd’hui en Europe orientale, c'est-à-dire en Russie. Le cœur continental de l’Europe, l’Allemagne et la France, plus de 40 ans après le traité franco-allemand ne s’est toujours pas mis d'accord pour aller plus loin que la réconciliation, la paix, et la monnaie unique. Ce n’est pas négligeable mais ce n’est pas suffisant.
Le traité de l’Elysée signé entre la France et l’Allemagne en 1963 a été vidé de sa substance par les atlantistes qui craignaient un découplage avec les Etats-Unis et un rôle prépondérant de la France vis-à-vis de l’Allemagne aboutissant à une « Europe française ». Après la réunification allemande, le noyau dur proposé par l’Allemagne en 1994 (le papier de Karl Lamers et Wolfgang Schaüble) a suscité la méfiance en France par peur d’une « Europe allemande ».
En marche vers le monde multipolaire, nous sommes aujourd’hui dans une "Europe américaine" par héritage historique de la guerre froide. Cette Europe à la dérive risque de glisser vers un statut périphérique encore plus prononcé vis-à-vis des Etats–Unis mais aussi de la Russie qui perçoivent l’Union européenne comme un concept progressivement obsolète et de moins en moins crédible, donc à valeur négligeable lors de la défense de leurs propres intérêts.
A défaut d’anticipation et pour que la revanche d’Adenauer et de Gaulle sur Monnet soit entière, seul un sursaut politique mû par l’instinct de survie devant l’ampleur des crises à venir pourra refonder la construction européenne.