Il y a bientôt un mois que nous nous sommes réveillés, soudain et avec le bruit des chars à nos portes ! En plein été (dans l’hémisphère nord), au moment où commence la fête mondiale du sport, en cette année olympique, nos médias se sont à nouveau faits l’écho des combats et des violences à nos marches. Finis les commentaires estivaux et de gloire sportive ? Toutefois, l’activité dynamique militaire cessa rapidement. Par pression politique internationale, par faute de combattants, parce que les objectifs étaient atteints ? Nous ne savons pas encore pourquoi. Et comme toujours, en ces périodes troubles où des milices ont toute liberté pour opérer, quand de plus il n’y a plus de pouvoir réel sur place et que les médias sont exclus de la zone, le temps s’arrête et le cours de l’histoire hésite. Cela peut-il se reproduire ailleurs, près de l’Europe ou plus loin, et si oui, où donc ? Avons-nous été surpris ? Bien sûr, l’avenir nous le dira.
Depuis la fin des opérations militaires de combat dans les Balkans, il y a presque dix ans, et la pacification fragile, une telle action militaire semblait improbable, pour ne pas dire impossible, dans le théâtre euro-atlantique. Pourquoi l’histoire, que l’on nous a décrite « arrêtée », s’est-elle une fois de plus « remise en marche » ?
L’Union soviétique a disparu de la carte, son empire a tremblé et de larges pans s’en sont détachés, effrités sur le pourtour, pour s’isoler ou choisir d’autres alliances, et la bipolarité « Est – Ouest » s’évapora. Ainsi s’est évanoui ce qui fut considéré comme la cause permanente d’un conflit potentiel en « Occident » durant toute la seconde partie du XXe siècle. La Russie, d’abord en désordre, a tenté de reprendre une place honorable dans le concert des nations. La richesse lui est revenue grâce à l’importance de l’empire énergétique que recèle son sous-sol. L’Europe allait connaître enfin un siècle de paix, de stabilité et de prospérité. Nous avons aussi cru que nos frontières n’étaient plus menacées !
Les défis et les menaces auxquels nous sommes confrontés ont changé depuis un certain 11 septembre et les opérations militaires se sont déplacées dans des théâtres plus lointains. Nos esprits sécuritaires se sont dits préoccupés, régionalement, par la ligne de fracture traversant le Nord et l’Est africain, le Moyen-Orient, l’Iran et l’Afghanistan et bientôt le Pakistan. Thématiquement, les soucis les plus nommés sont le terrorisme, le respect des droits de l’homme, les proliférations diverses, l’islamisme, l’accès à l’énergie et aux ressources en tout genre, ainsi que leurs prix, nos sociétés et leurs systèmes de gouvernance, l’économie et le marché du travail en dérégulation par la globalisation, les effets de la démographie différentiée dans le monde et l’immigration, les finances et les bourses déboussolées, la criminalité en tout genre, la vulnérabilité informatique, les progrès technologiques pas toujours bien contrôlés, le réchauffement climatique, les diverses catastrophes, naturelles ou non, humanitaires et sanitaires, … Cette énumération ne se veut pas exhaustive : elle veut montrer que notre attention sécuritaire s’est dissipée. Nous subissons et réagissons !
Dans les forums internationaux, que ce soient la diplomatie, le commerce, les institutions et les organisations internationales en tout genre, publiques et privées, l’inconnue est devenue le bouleversement mondial par le développement rapide de la Chine et des pays dits « émergents ». Comment faire pour que chacun ait sa place et que le gâteau mondial à partager continue à grandir ?
Au niveau politique mondial, il en est de même. L’O.N.U.[1] ne cesse de penser à se réformer mais n’en est pas capable. L’O.T.A.N.[2] s’est élargie et le fera encore, même si aujourd’hui elle ne sait plus très bien pourquoi. L’U.E.[3] a suivi dans cette politique d’élargissement mais ses populations sont fatiguées. L’O.S.C.E.[4] s’est peu à peu éteinte, les organisations de commerce et de finance ne tiennent plus le haut du pavé, … Que s’est-il passé ?
Peut-être que le coup de force en ce début du mois d’août 2008 nous a montré, par le soudain emploi de la force militaire, là où personne ne semblait l’attendre, que l’histoire ne s’arrêtera pas. Il nous a aussi rappelé que tant qu’il y aura des frontières, elles pourront et elles seront menacées. Les Occidentaux et l’Europe, en particulier, doivent « redécouvrir le monde », que nous savons aujourd’hui si grand et si petit tout en étant limité par sa « finitude », où les acteurs du XXIe siècle sont déjà bien en place mais où ils n’ont peut-être pas encore trouvé (toute) leur place. Sans une formule de partage accepté, ce sera (à nouveau) la porte ouverte aux (tentatives de) dominations et aux confrontations. Dans tous les cas de figure, il faut donc une stratégie, pour savoir où aller et comment le faire.
Non, il n’y a pas eu de surprise stratégique, tout au plus une surprise – feinte – tactique. Par contre, il y a eu erreur tactique et opportunité tactique. Finalement, notre stratégie s’est trouvée prise en défaut et cela nous obligera à revoir notre stratégie. Expliquons-nous !
D’abord, surprise stratégique ou tactique ? Par définition, la surprise implique l’inattendu créant l’étonnement ou l’improviste prenant au dépourvu. L’adjectif stratégique ou tactique révèle surtout l’échelle ou l’importance de la surprise. Qui peut honnêtement dire qu’une intervention russe en Géorgie relève de la surprise stratégique. Nous avons assez vu et entendu les autorités politico-militaires russes insister sur l’importance de la stabilité et de la paix à leurs frontières et sur leur droit inaliénable, qu’ils se (historiquement toujours) donnés, d’influencer le cours des événements en leurs régions limitrophes. Quant à une surprise tactique, elle doit être cherchée dans les deux camps. La Géorgie a découvert, à son corps défendant, qu’à force de jouer à la roulette russe, que la cartouche, qui a lui a été tirée dessus par les Russes, s’est révélée être un rouleau compresseur ! La Russie peut être complimentée, façon de parler, pour avoir mis au point, dans le plus grand secret, un plan de manœuvre dépassant la réaction attendue et de l’avoir exécuté au bon moment de façon foudroyante. D’une certaine façon, cela ressemble au coup de force « surprise » des parachutistes russes sur Pristina en juin 1999 !
Erreur tactique et opportunité tactique ? Pour la Géorgie, il est clair qu’en dépit de leurs justes protestations, suite aux immixtions russes avérées dans les affaires géorgiennes depuis la sécession de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie en 1992, l’opération militaire de « police musclée » en Ossétie du sud a desservi la cause géorgienne, tant sur le terrain qu’en milieu international. La Russie s’est mise la communauté internationale à dos et a permis aux Pays baltes et à la Pologne de crier au loup, la Pologne signant dans la foulée le traité de coopération pour le site américain de défense anti-missile. Par contre, la Géorgie s’est découvert une alliée européenne beaucoup plus engagée et la Russie a montré à la face du monde, à tous ceux qui sont impressionnables ou influençables, qu’elle est à nouveau une Nation puissante, dans tous les sens de ce terme, avec laquelle il faut composer.
C’est la que se découvre le défi stratégique. Celui-ci dépasse les capacités de la Géorgie, qui pourrait bien avoir « perdu » beaucoup. Ce défi s’adresse à la Russie d’abord mais c’est aussi un défi adressé à l’Occident euro-atlantique, à l’Europe, aux Etats-Unis d’Amérique, aux voisins de la Russie et au monde.
Pour la Russie, il faudra qu’elle explique son apparent droit d’ingérence qu’elle s’est auto-octroyée pour de « fausses » causes. L’argument de « génocide », déclencheur de son action militaire en Géorgie, ne tient pas. Bien sûr, il y a les frustrations, accumulées suite à sa grandeur passée égratignée par l’OTAN, qui semble être en pleine vie, action et extension, et exacerbées par les échecs de sa politique de sécurité et coopération en Europe. La Russie a perdu toute influence sur « l’ex-glacis centre et est-européen » et dans la quasi-totalité des Balkans, sentiment renforcé par l’indépendance autoproclamée du Kosovo. La dispute sur l’architecture du système anti-missile américain tourne à son désavantage. Par contre, l’illusion d’influencer le cours des choses en Europe, au détriment de la solidarité transatlantique, par le chantage énergétique et de l’interdépendance économique gagne du terrain. Il reste de nombreux pays, ex-satellites ou républiques associées, à l’avenir instable et stratégiquement intéressants. Peut-elle alors sacrifier sa nouvelle image pure qu’elle se donne, de jeune Nation démocratique et dynamique, partisan de solutions négociées dans le cadre du droit international, défenseur des faibles face aux puissances militaires, économiques, financières, culturelles occidentales, qu’elle prétend d’ailleurs être sur le déclin relatif dans le monde ? Le coup de sang en Géorgie doit faire réfléchir la Russie. Peut-elle se permettre d’ignorer les massacres qu’elle cautionne en fermant les yeux sur le comportement inhumain de bandes sans foi ni loi ? Et sauf à vouloir mettre le monde à feu, ce dont elle n’a pas les moyens, à l’exception des moyens nucléaires, la nouvelle stratégie interventionniste russe, pour autant qu’elle existe, butera inévitablement dans le monde, ailleurs que dans un pays « lilliputien » par rapport à elle, sur des réactions plus musclées, aussi de la communauté internationale. Quel est alors l’intérêt de la Russie dans ce qui est erronément appelé une nouvelle « guerre froide » mais qui est tout le contraire de celle-ci, c’est-à-dire dans une succession de menaces ou d’interventions, plutôt que le « status quo » actuel. Y a-t-il un nouveau rêve impérial ?
Le monde euro-atlantique doit aussi revoir sa copie stratégique. Le récent sommet des chefs d’états de l’OTAN à Bucarest risque de révéler à terme une dichotomie stratégique au sein de celle-ci. Le désaccord apparent transformé en accord, au sein de ses membres, sur l’adhésion reportée de la Géorgie à l’OTAN, et l’accord apparent, cachant peut-être un désaccord effacé, sur l’engagement continué en Afghanistan semblent montrer, pour reprendre une expression lourde en valeur symbolique, celle de « mourir pour Dantzig », que l’Alliance est prête à mourir pour Kaboul mais pas pour Tbilissi ! Quel signal trompeur pour la Géorgie et la Russie.
L’UE n’a pas d’autre choix que de définir une stratégie claire vis-à-vis de la Russie. Celle-ci jouxte l’Europe, définie ici comme la somme des Nations de l’UE, et elle fait partie du continent européen, erronément confondu avec un pseudo continent eurasien. L’économie russe s’étant libéralisée et ouverte aux compétitions du marché international, tandis que l’européenne est dépendante des sources énergétiques extérieures, toutes deux sont « condamnées » à interagir et à s’interpénétrer. Mais l’Europe a « définitivement » choisi pour la paix et la résolution négociée de différends sur sa partie du continent et elle en attend autant de la Russie, tant en son sein qu’à sa périphérie, qui est le « voisinage proche » de l’Europe. L’Europe n’a-t-elle pas commis une erreur de communication, en se lançant dans une nouvelle stratégie de rapprochement en Méditerranée par le projet d’Union méditerranéenne, au détriment d’une stratégie eurasiatique ?
Les Etats-Unis d’Amérique, ouvertement engagés dans le monde sur des théâtres difficiles, sont un peu à bout de souffle, en cette période pré-électorale présidentielle, et cet engagement mondial irrite les Russes, surtout à leurs marches. La révision de leur stratégie de coopération nécessaire avec la Russie ne se fera pas avant l’année prochaine. L’Europe doit donc s’engager dans un exercice de réflexion stratégique et de l’emploi des instruments du droit, de l’éthique et de la morale, ainsi que ceux de la force.
Voilà donc la leçon un peu pénible des événements tragiques en Géorgie. Indépendamment de l’aide humanitaire à faire parvenir d’urgence aux victimes du conflit, il faut faire pression sur les parties pour arrêter immédiatement les exactions, qui s’apparentent à l’épuration ethnique. Mais il faut aussi reconstruire nos relations avec la Géorgie et donner un signal fort à la Russie d’arrêter ses méthodes interventionnistes. Celui-ci doit être suffisamment fort et crédible, ainsi que durable et soutenable, pour dissuader la Russie de ses tentations impériales et rassurer tous ceux qui se sentent, justement ou non, menacés par une réédition de l’exemple d’intervention brutale en Géorgie, un petit voisin de la Russie. Il est clair qu’aujourd’hui il n’y a plus de « conflits gelés » : il n’y a que des « conflits non-résolus », sources potentielles de déstabilisations et d’actions violentes, en cas d’étincelle opportune ou lorsque les intérêts peuvent être servis par l’action. La nouvelle stratégie doit prendre ce risque en compte et le dissuader ou l’empêcher. A défaut de révision stratégique et des moyens pour l’exécuter, à défaut d’une révision institutionnelle et des processus de décision et d’action en Europe d’abord, dans la communauté transatlantique qu’est l’O.T.A.N., dans l’O.S.C.E., l’organisation qui doit s’occuper de plus en plus des « anciennes républiques soviétiques » dissidentes « de facto » de la Russie moderne, c’est-à dire le voisinage oriental en devenir de l’Europe, et à l’O.N.U. à terme, la gestion sécuritaire du monde sera plus compliquée encore. L’Europe doit commencer au plus vite par cette révision stratégique car elle peut interagir avec la Russie sur pied d’égalité et en tandem. Dans toutes les autres organisations, la Russie peut faire valoir un poids plus important que l’Europe car celle-ci n’y existe pas formellement. Dès que l’Europe aura trouvé sa nouvelle voie stratégique et ses modes d’action, elle pourra espérer assumer, seule ou avec les Etats-Unis dans une communauté transatlantique ravivée, avec la Russie, comme elle le tente en Afrique de l’Est, et avec les autres acteurs de paix et de stabilité, son rôle naturel et son pouvoir d’influence, ajustés au monde nouveau, avec ses nouveaux acteurs, ses défis et ses potentialités. La paix et la sécurité, pour assurer le développement harmonieux et la stabilité, sont au prix d’une révision stratégique, par rapport à la Russie d’abord. Sinon, d’autres pourraient « avoir des idées » compliquant à jamais les relations internationales !
C’est le défi stratégique de demain qu’il faut relever dès aujourd’hui. C’est à mon avis la leçon à tirer des événements tragiques en Géorgie, bien plus que tout l’intérêt conjoncturel qu’apporte une vision ancienne du monde du XXe siècle en ce début d’un monde nouveau du XXIe siècle.
Non, il n’y a pas eu de surprise stratégique en Géorgie ; oui, il y a un défi stratégique à relever pour l’Europe !
[1] Organisation des Nations unies [2] Organisation du traité de l’Atlantique Nord [3] Union européenne [4] Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe