TABLE DES MATIÈRES
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INTRODUCTION - LE REPOSITIONNEMENT STRATÉGIQUE DE L’UE EN ASIE CENTRALE
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L’UNION EUROPÉENNE ET L’ASIE CENTRALE, UN ESPACE DE COOPÉRATION ET DE SÉCURITÉ
L’attention croissante pour l’Asie Centrale est venue à maturation en ce début de décennie par le concours de circonstances multiples, dont les principales sont le repositionnement stratégique de l’Ouest en Afghanistan et en Irak et le retour de la Russie sur la scène internationale. En conséquence, le déplacement de l’axe des conflits et des crises vers l’Asie et le Golfe a fait de la région une zone de la plus haute importance géopolitique. Cette région est devenue une partie intégrante de l’équation stratégique allant de l’Axe Baltique à la Mer Noire, du Golfe Persique au Caucase du Sud et de la Mer Caspienne à l’Asie Orientale.
La maîtrise de cet espace immense implique une nouvelle redéfinition des objectifs de l’Union et une identification des menaces et des sources d’instabilité. Il s’agit d’un espace de pouvoir disputé, soumis à des influences et des pressions extérieures multiformes, venant du sud, du nord et de l’ouest, et qui demeure soumis aux poussées des acteurs majeurs du système international.
Dans son ensemble, cet espace dessine une zone d’intérêt vital pour la sécurité de l’UE influant directement sur sa capacité à devenir un acteur global sur la scène mondiale.
L’intégration de cette aire dans un pacte de stabilité régional est capitale dans ses répercussions stratégiques.
Projeter la sécurité et la stabilité dans la région de l’Asie Centrale, après la réalisation du grand élargissement à l’Est, devient la prochaine étape d’un processus dont les objectifs sont multiples :
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redéployer la stratégie générale de l’Europe vers l’Asie, le Moyen Orient et le Golfe Persique à partir de la Méditerranée,
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différencier les sources énergétiques,
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définir un Agenda de réformes et de résolution des conflits avec les pays de la région,
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arrimer ces pays à l’Ouest et sauver l’Alliance Atlantique et les relations euro-américaines en renforçant l’engagement occidental en Afghanistan.
C’est un nouveau grand défi qui se dessine pour la décade qui commence.
Or ce défi implique une coopération bilatérale et multilatérale, élargie à d’autres partenaires ou groupe de partenaires. La double présence des USA en Irak et de l’OTAN en Afghanistan, laisse les mains libres à la Russie, dans le but de poursuivre son retour dans la région, en essayant d’y occuper la place centrale qui était la sienne dans les deux derniers siècles.
Un moyen fédérateur pour un multipolarisme de groupe.
C’est dans ce contexte que la proposition d’un « Pacte de Stabilité Eurasien » apporte une contribution d’ensemble à la stratégie de l’Union en matière de politique extérieure et de sécurité énergétique. Son but est de prouver que la stabilisation de la région affecte directement la sécurité de l’UE et sa stratégie politique d’acteur global.
L’idée centrale repose sur l’unité conceptuelle d’un nouveau paradigme, l’Eurasie, qui demeure le balancier du pouvoir mondial.
En effet, ce nouveau paradigme détermine déjà la politique étrangère, de sécurité et de défense des puissances majeures de la planète, les États-Unis, la Russie et la Chine et dicte également la conduite des puissances régionales moyennes comme la Turquie et l’Iran.
L’UE a ainsi un intérêt primordial à la reformulation de ses critères d’analyse et de décision et, à partir de ce constat, à la hiérarchisation de ses engagements régionaux dans le monde et à la recherche de solutions aux mouvements migratoires incontrôlés.
Cela implique la participation directe d’une Union plus forte à la gouvernabilité du système international, qui demeure partiellement coopératif et largement conflictuel.
L’objectif du pacte est de créer un nouvel espace géopolitique, apte à constituer une zone d’interposition et de stabilité entre l’Europe et l’Asie orientale, entre le monde slave et l’univers musulman, un carrefour d’échanges ouverts et une plaque tournante des approvisionnements sécurisés. La stratégie de laquelle il s’inspire est fondée sur le souci d’une coopération intercontinentale, reposant sur la prévention et le règlement des conflits. La gouvernabilité du système planétaire et l’émergence de l’Europe comme puissance mondiale informelle, en seraient ainsi sensiblement favorisées. Compte tenu du déclin relatif des États-Unis dans un monde globalisé, l’instabilité générale pourrait en être aggravée.
A la lumière de ce qui a été dit, un « Pacte de Stabilité Eurasien » permet à l’UE de construire des partenariats durables en Eurasie, fondés sur un pouvoir de désenclavement pour le commerce et l’échange et sur un pôle fédérateur crédible pour les relations de peuples à peuples. Au niveau du système international il représente le relais manquant dans l’évolution vers un multilatéralisme de groupe, incluant en son sein des grandes puissances, et aboutissant à des formes d’interdépendance régionales plus articulées.
Il est utile d’insister sur le rappel que toutes les questions géopolitiques liées aux défis de stabilité et de sécurité dans l’axe qui va de la Mer Baltique au Caucase du Sud et du Maroc à l’Asie Centrale, en passant par le Moyen-Orient et le plateau turc, sont des questions vitales pour l’UE, car elles touchent à l’intérêt commun de l’ensemble des pays membres. Ce multilatéralisme de groupe laisserait une place importante à une Alliance Atlantique mondialisée, bref à un concert des démocraties constituant un choix alternatif à l’ONU, affaiblie par son incapacité d’agir.
Par ailleurs il est utile de souligner que certains des défis à la stabilité de la région sont d’ordre politique, d’autres d’ordre géopolitique, d’autres encore d’ordre stratégique et énergétique. Au plan général, ils impliquent tous les grandes puissances de la planète, l’UE, la Russie, la Chine, les États-Unis et l’Inde.
La sécurité régionale est une composante essentielle de l’équation de sécurité globale. Dans cette région immense, le défi stratégique majeur pour l’UE, est de devenir le garant de l’indépendance et de la souveraineté de ces pays, d’affirmer le pluralisme géopolitique et pas seulement démocratique, et de faire en sorte qu’aucune puissance ne puisse contrôler, ni dominer de manière exclusive, le pivot géographique de l’Histoire. Dans cette région une corrélation semble s’imposer entre les généralisations de l’histoire et les schématismes rationnelles de la géographie.
L’Europe a l’obligation de s’associer à tout effort visant a apporter sa propre vision du monde et son projet de sécurité multilatérale transeurasienne, en proposant ses solutions dans une zone d’intérêt capital pour la planète. Face à une Amérique plus engagée et plus distante, l’UE doit assumer des responsabilités géopolitiques plus lourdes, au sujet d’une mondialisation déferlante ou d’une stratégie énergétique qui lui fait défaut.
Penser par l’espace signifie pour l’Europe rééquilibrer sa vision et son rôle dans le monde. L’Ostpolitik allemande a restitué l’unité politique de l’Allemagne, à l’époque de la bipolarité, dans la perspective du dégel du continent, dans l’esprit d’une rupture de la guerre froide et dans le souci d’une stabilisation du dialogue Est-Ouest. L'Ostpolitik mondiale de l'Union, à l’âge de la multipolarité, placerait le continent dans le prolongement d’une géopolitique eurasienne, en rejetant les dispersions des élargissements successifs et prônant une nouvelle approche de la stabilité.
Cela exige un autre regard sur la scène planétaire et en particulier sur l'Asie, la plus grande masse continentale et géoculturelle du monde. Une nouvelle « route de la soie », sécuritaire, énergétique et commerciale pourrait lier l’Asie centrale au Golfe, allant du pays de Tamerlan au royaume chérifien. Elle procèderait par les lignes internes de la masse euro-asiatique, en dessinant un « grand croissant » intérieur qui, de l’Ouzbékistan bifurque vers Bagdad et du « Pivot des terres » vers le détroit de Gibraltar.
Il s’agit d’un faisceau vital pour l'Union entre l’Europe occidentale et l'Asie orientale et entre le Nord et le Sud du monde. Le long de ce faisceau incluant le Caucase du Sud et la Caspienne, l'impératif stratégique primordial s'appelle stabilisation politique et rejet des extrémismes, conditions capitales pour la sauvegarde des garanties démocratiques et de droit et pour tout progrès et développement sociétal.
Renouer avec l’Asie, c’est renouer autrement avec la Russie et avec la Chine, l’Inde et l’Iran. C’est imaginer l’avenir géopolitique du continent sur les arrières du Proche-Orient et de l’Asie Mineure. C’est replacer le plateau turc dans sa jonction de plaque tournante intercontinentale, qui est historiquement la sienne, marquant sa contigüité géopolitique d'un caractère de discontinuité stratégique vis-à-vis de l’Europe.
Dans ce contexte, l’Union euro-méditerranéenne s'insère comme le segment méridional d’une ceinture afro-eurasienne du continent, inscrit sur la bande longitudinale du grand croissant est-ouest. Penser par l’espace signifie surtout, pour l’Europe, de se refuser à être définie comme un pôle subalterne de l’Occident, en revendiquant un rôle fondamental de « balancier mondial » et de « fenêtre ouverte » sur l'Orient. Cette nouvelle « conscience de soi » géopolitique est fondamentale car, par cette configuration, élargie à l'Asie Centrale, l’Europe refuse de devenir prisonnière d’un rapport institutionnel à sens unique ou d’être figée aux instabilités du Proche-Orient tumultueux.
Le centre des préoccupations eurasiennes et la clé des nouveaux paradigmes géopolitiques de l’Union européenne, reposent sur le pari de replacer l’Europe au cœur de l’histoire et de faire de la stratégie eurasienne le laboratoire d'une volonté géopolitique commune, équivalente à celle des États-Unis.
Le cœur de la « Terre centrale » est constitué par l’immense région charnière située au croisement de deux axes, l’axe Est-Ouest (Europe, Orient, Asie) et l’axe Nord-Sud (monde slave, monde musulman) en surplomb sur le subcontinent indien et son océan. Peut-on définir cette zone comme une mosaïque ethnique, comme le centre d’une aire de pouvoir vacant et disputé à la manière de Brezinski, juste après l’effondrement de l’URSS ? Faut-il inclure dans ce regroupement les neufs pays1 dont certains font partie du Caucase du Sud et de la Grande Mer Noire et les intégrer par ce fait dans l’équation stratégique des « Balkans eurasiens » ?
Le temps presse l’Union européenne à décloisonner cette zone d’interposition entre l’Europe et l’Asie Orientale et en faire un espace de coopération et de sécurité.
Les objectifs de cette percée obéissent à plusieurs ordres de considérations :
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fixer les limites politiques et territoriales de l’UE, ainsi que celles des élargissements et des demandes d’adhésion, et soutenir ses choix à l’aide de moyens conséquents,
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faire de l’Europe un partenaire influent dans une politique mondiale redéfinie.
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favoriser un dialogue et une planification mondiale, par l’identification des défis à affronter collectivement (détérioration de l’environnement, surpopulation, fanatismes, pandémies, catastrophes naturelles),
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fixer un agenda de sécurité planétaire au XXIème siècle, qui ait pour mission d’adapter le rôle de l’Ouest dans son ensemble à une phase d’éveil du monde. Et cela sous l’effet des menaces que font peser sur la planète les turbulences nouvelles, exacerbées par les arsenaux nucléaires et par les dynamiques de puissance en Extrême Orient, et dans les Grands Balkans Eurasiens.
Trois enjeux y apparaissent immédiatement :
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la géopolitique des ressources,
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l’affirmation de l’Asie,
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l’extension de la zone d’influence potentielle de la Chine.
A la lumière de ces prémisses, le projet d’un « Pacte de stabilité eurasien » apparaît comme le meilleur moyen pour construire des alliances durables en Eurasie, fondées sur une cohérence géopolitique incontestable et sur un pouvoir fédérateur équivalent à celui des États-Unis. Au niveau du système international, ce projet représente par ailleurs le relais manquant vers une forme de multipolarisme coopératif à vocation mondiale, et vers des ajustements politiques, fondés sur des relations d’interdépendance régionale équilibrées.
Il pourrait être le terrain de vérification de deux hypothèses centrales de l’actuelle conjoncture stratégique : celle du « dialogue » ou « du choc entre civilisations », ou encore, celle de l’antithèse apparente entre stabilité et droits de l’homme.
La projection de l’Union européenne vers le Caucase et l’Asie centrale peut satisfaire aux objectifs suivants :
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développer un accès différencié aux ressources de la région, surtout énergétiques, en alternative au Golfe, précieux en situations de crise,
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prévenir l’extension des zones de conflit à proximité de l’Europe du Sud-Est et du Golfe,
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éviter l’affirmation dans cette région centrale de l’hégémonie d’une seule puissance (Russie, Chine, Etats-Unis),
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étendre des garanties de stabilité et de sécurité à Moscou, Téhéran et Pékin.
Quant à cette nouvelle Ostpolitik de l’Europe, des dimensions nouvelles doivent être abordées :
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celle de l’inversion des relations traditionnelles entre l’Europe et l’Asie,
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celle du rapport entre terrorisme et islamisme,
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celle du principe essentiel de l’utilité de la force en situations de « crises ouvertes »,
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celle du Link entre « Soft » et « Hard power », bref entre influence et coercition.
Elles ouvrent sur plusieurs pistes de réflexion.
Quant à la première, si la bipolarité avait enfermé l’Europe dans la partie occidentale du continent, la nouvelle phase de l’Histoire restitue à l’Europe à son passé et à sa diversité. L’élargissement de l’UE et ses perspectives lui permettent de prendre à revers les puissances terrestres euro-asiatiques par l’entendue de la projection des forces que justifie sa puissance navale et insulaire. Cette projection est rendue possible par l’accès aux zones côtières de la Méditerranée, de la Mer Noire et de la Caspienne, et par celles du Golfe, de l’Océan Indien et de l’Asie du Sud.
C’est une donnée que sous-tendent la théorie et la stratégie navales contemporaines, appuyées sur l’anneau des bases périphériques et insulaires allant du Japon à Taïwan, puis à l’Indonésie et qui demeure la condition géographique de l’unification tendancielle des terres par la maîtrise des mers. Par ailleurs s’oppose à cette inversion des rapports traditionnels entre l’Europe et l’Asie allant désormais de l’Ouest vers l’Est, la manœuvre de contournement stratégique de la Chine. Cette manœuvre est double, elle est orientée en direction de l’Afrique au Sud sous la poussée énergétique et commerciale et vers la Sibérie Orientale au Nord, sous sa puissante vague modernisatrice, démographique et culturelle. C’est ainsi que la Chine tend à occuper en Asie, peu à peu, la place centrale qui était celle jadis de la Russie, en poussant plus loin les bornes de sa puissance.
Par ailleurs du point de vue du déplacement de l’axe de gravité géopolitique et économique du monde, le véritable clivage entre Orient et Occident se situe désormais au niveau de l’Océan Pacifique. Compte tenue de ces considérations, un « Pacte de Stabilité Eurasien » de l’Union a pour fonction majeure d’interdire à une « coalition des pivots des terres » de souder les puissances continentales en fonction anti-occidentale, en les détournant d’une « politique du pivot ». Elle a également pour fonction d’interdire à l’Empire du Milieu de remplacer la Russie en Sibérie Orientale, par une pression démographique irrésistible, car le pays du Chung Kuô pourrait ajouter une façade océanique au potentiel de ressources de l'intérieur du continent, en menaçant ainsi la liberté du monde.
Quant à la deuxième, elle part du postulat de l’entrée, avec le terrorisme, dans l’ère de l’asymétrie et de la menace déterritorialisée. Il s’agit d’une menace qui, comme dans le cas du nucléaire iranien, représente la montée en puissance d’une force nationaliste revendicatrice et la recherche, dans la stratégie d’Al Qaida (Al Qaida signifie base), de bases d’entraînement opérationnelles à l’échelle de toute l’étendue de l’Islam. Les deux ancrages islamistes successifs d’Al Qaida, aux deux extrémités occidentales (Maghreb) et orientales (Afghanistan), relancent l’exigence d’une analyse des métamorphoses du jihadisme. Ce dernier, à travers des réseaux structurés, entretient des échanges permanents, idéologiques et opérationnels, avec l’axe central et moyen oriental d’Al Qaida.
L’Ostpolitik eurasienne de l’Union européenne pourrait permettre de faire bouger l’Iran sur le problème nucléaire, suscitant un consensus « soft », autour d’un projet sécuritaire et multilatérale d’isolement et de sanctions, nécessairement « hard ». Sa fonction stabilisatrice n’épuise guère le sujet historique, constitué par la relation de l’Europe avec le monde arabe, le Maghreb, et avec le Proche et le Moyen- Orient. Il n’épuise non plus au Proche-Orient le problème d’une résolution de la question israélo-palestinienne.
Celle-ci va bien au-delà du rapport entre Islam et terrorisme, car elle précède l’effondrement de la Sublime Porte (1918) et se rapporte à l’équilibre instable qui a prévalu au XXème siècle entre les puissances continentales et les puissances du Littoral dans les régions du croissant intérieur. De surcroît, le partage du Moyen-Orient et la question israélo-palestinienne exaspèrent la « guerre froide inter-arabe » et touchent à la rivalité entre le Caire et Bagdad pour la direction du monde arabe. Elles remettent également en cause la vieille ambition de réunir, dans une seule configuration politique et étatique, le « Croissant fertile » (Syrie, Liban, Israël, Jordanie et Irak actuels) et mettent en échec le projet d’une forme politique unifiante, idéologico-religieuse, celle islamiste du Califat, à forte empreinte utopique.
Cette extension de l’assise géopolitique et sécuritaire de l’Union, allant du Maghreb à l’Asie Centrale, en passant par le Proche-Orient et le Caucase, aurait pour fonction de rendre indispensable à la Communauté euro-atlantique une Ostpolitik audacieuse, que seule l’Europe pour concevoir et mettre en œuvre. Celle-ci pourrait s’insérer aisément aujourd’hui dans le cadre des débats qui ont engagé la réflexion et l’action de l’Alliance atlantique et de l’Occident depuis la chute de l’URSS. Un autre avantage consisterait à faire assurer à l’Europe des responsabilités réalistes dans le « Grand Jeu » mondial, celui de l’Asie Centrale, aux alliances globales, et celui du « Grand Jeu » moyen oriental, aux alliances régionales et paradoxales (libanais chrétiens, républicains laïques et nationalistes d'Égypte, saoudiens wahhabis et exclus du rêve saoudien).
Le soubassement de ce projet repose sur la constitution, coopérative et simultanément conflictuelle d’un nouveau « containement » autour de la stratégie américaine qui s’oppose au « Linkage » conjoint du jihad global et des « États voyous », de la radicalisation islamiste et des États déliquescents. Ce jihad global manifeste toute sa virulence, par ses ramifications multiples, dans les convoitises soudaniennes en Corne d’Afrique, qui profitent à l'Empire du Milieu. De manière générale et en ces différentes périodisations, l’islamisme, désormais à l’heure d’Al Qaida, est difficile à examiner autrement que comme une opposition politique violente contre l’Occident et comme une opportunité et une porte ouverte de l’Extrême Orient et de la Chine au sein du monde occidental.
Quant à la troisième piste de réflexion, celle qui concerne le débat stratégique et le souci d’une ceinture de stabilisation large de l’Union européenne sur le flanc sud et sud-est, maritime et continental, les profondes mutations dans la nature et la logique des conflits impliquent une exigence d’éclairage essentiel sur l’utilité ou l’échec de l’emploi de la force en situation de crise ouverte.
L’orientation géopolitique de l’UE vers l’Asie centrale doit tenir compte de la reconnaissance de « l’intérêt européen » commun pour cette zone et donc d’une synthèse stratégique entre au moins trois pays, la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Ce sont là des réflexions sur les buts stratégiques à long terme qui peuvent constituer les bases d’une politique étrangère de l’Union.
Les réflexions d’ordre militaire doivent y contribuer pour leur part. En ce qui concerne ce dernier, trois mutations majeurs sont intervenues depuis les années quatre-vingt-dix et concernent l’utilité et les limites de l’usage de la force dans les actions de stabilisation. Ces mutations ont trait à l’environnement extérieur, celui des théâtres où se déploie l’action de crise, de contre-insurrection ou d’anti-terrorisme. Elles concernent la finalité de l’action militaire, l’évolution de la conflictualité et de celle de l’ennemi, qui est l’adversaire ou l’insurgé de demain. L’imprévisibilité des enjeux de conflit modifie dès à présent nos systèmes de force.
En amont de ces considérations, l’outil militaire, conçu pour satisfaire à des exigences politiques, devra s’adapter à des doctrines, dictées par la logique des coalitions plutôt que par celle des alliances permanentes. Ainsi, dans ces théâtres lointains, l’Asie centrale, le Golfe, l’Afrique, le national cédera le pas au multinational et il devra faire place toujours plus à l’interopérabilité des forces. Dans ce glissement opératoire, le politique (ou l’interministériel) au niveau national, et l’intergouvernemental au niveau européen, définiront la finalité politique et les planifications globales. Les forces interarmées, agissant sur des théâtres lointains, seront de plus en plus déconnectées, au plan psycho-politique, des populations et des opinions nationales, au nom et dans l’intérêt desquelles agit l’outil militaire.
L’action locale, qui se déploie en espace ouvert et face à des populations otages, désagrège la stratégie en une série de moments tactiques et engendre une action discontinue sur des cibles dispersées. Dans ce cadre, l’organisation des combats dépend moins des armes cinétiques (ou de destruction physique) que de la capacité de rassembler l’adversaire et de le pousser à se constituer en cible pour l’appui aérien. Ainsi, à la limitation de la liberté d’action des forces, s’opposent, grâce à la médiatisation des conflits, la capacité de résistance des opinions. Dans ces conditions, « l’épreuve de volonté » l’emporte sur « l’épreuve des forces ».
Sur le terrain, la dispersion de l’ennemi oblige à disposer de plus d’informations sur ses mouvements et sur sa tactique. C’est là que le « brouillard » de la guerre s’épaissit et affecte la mobilité stratégique, au détriment de la « protection » des troupes et des populations. De la sorte le but de campagne semble définir une ère de conflits nouveaux, caractérisés par l’irrepérabilité de l’adversaire et par des engagements longs, dans lesquels prévaut la notion de stabilisation, plutôt que celle de bataille décisive, propre à la guerre classique. A une phase de coercition initiale, brève et à impact violent, succède une phase où la normalisation, assurée par la présence de troupes au sol, exigera d’intégrer une dimension civile importante.
La dominante y sera diplomatico-politique. Dans cette situation la stabilisation devient l’objet de négociations permanentes entre acteurs divers, aux prises et non engagés. C’est pourquoi la forme supérieure de l’enjeu stratégique et de l’effet stabilisateur devient de type non militaire. Il engage, en amont et au préalable, les gouvernements, les forces locales et les acteurs des coalitions mises en place. Il en résulte que le résultat à atteindre, la stabilité ou la stabilisation d’une zone très vaste et dispersée doit être atteint, préalablement à tout engagement, par la consolidation des pouvoirs et des gouvernements, offrant des gages de solidité et de durée, car, toute action de crise égare des objectifs idéaux du respect des normes et des garanties ordinaires du droit. Cette considération renforce l’exigence d’un « Pacte de Stabilité Eurasien ».
Les capacités d’adaptation permanente que requièrent ces nouvelles missions, resserrent l’écart entre civil et militaire et étendent le métier du soldat, de la fonction d’opérateur de violence et de coercition, à des exigences nouvelles d’analyste et de diplomate, de négociateur et de manager en « social building » et poussent parallèlement à un renouvellement permanent de l’outil militaire et de sa doctrine.
Par ailleurs et sur un plan plus général, le grand défi de la stratégie occidentale est de renverser les succès des « guerres d’éveil identitaire », insurrectionnelles ou terroristes, en sapant leur légitimité. Adopter une stratégie de contre-terreur est inacceptable en démocratie et impraticable dans les pays où la fusion du peuple et de l’insurgé (ou du terroriste), constitue la clé du succès militaire et de combat contre l’Occident.
La « pacification au cœur des populations » relève d’une équation différente de celle clausewitzienne ou maoïste. Elle vise à établir les conditions dans lesquelles l’indépendance ou la stabilisation, peuvent être atteintes par des méthodes non militaires. Cet objectif peut se bâtir sur la confiance ou sur le dialogue politique. Le mot moderne de victoire peut être ainsi appelé stabilité ou pacification. Celle-ci n’exclut ni rivalité ni confrontation politiques, mais fait en sorte de reléguer le conflit à des objectifs sub-stratégiques, en évitant l’affrontement sociétal ou la dérivation vers des situations de non droit.
Le champ du stratégique est davantage défini par les équilibres du politique et par la dominance médiatique. Le primat de la dimension stratégique est relégué à la sphère « dissuasive », celle du rapport des forces politiques mondiales. Ce rapport est articulé en plusieurs niveaux de pouvoirs : au niveau de la « balance » régionale, à celui des acteurs supranationaux, puis des institutions intergouvernementales et enfin des coalitions. La forme d'autorité qui en résulte est légitimée par l’effort de gestion de crises ou par les combats menés à l’échelle sociétale, subnationale, ethnique et tribale, qui constituent l’échelle des vulnérabilités effectives.
C’est le niveau conflictuel des épreuves limitées et de longue durée, dont l’enjeu, par sa connotation culturelle, religieuse ou civilisationnelle, peut-être tenu pour illimité. On a à faire ici à des « conflits à dissymétrie inversée », caractérisés par le fait qu’à la dominance technologique d’une force, s’oppose la dominance motivationnelle et psycho-politique de l’adversaire.
A cette dichotomie correspond une autre opposition, celle du droit et du non droit, par laquelle s’affirme l’arbitraire des intégrismes traditionnels et religieux et conjointement le radicalisme de l’utopie, porteurs d’une lutte sans fin et sans merci. Ainsi, pour revenir à la géopolitique eurasienne, penser l’espace pour l’Union européenne, ce n’est plus seulement penser la géographie et la guerre, mais le conflit culturel et les « dissymétries inversées » des conflits métapolitiques et postmodernes.
Le regard eurasien de l’Europe suggère l’idée que sa mission nouvelle est de conquérir l’Eurasie par une diplomatie plus proche de l’histoire et d’en suivre l’évolution par un réseau d’alliances et de points de force efficaces.
Dans un cas, l’Europe pratiquera la politique réaliste de la Balance of Power, dans l’autre la maîtrise classique des mers, des détroits, des voies de communications, des péninsules et des îles.
Au plan d’une géopolitique identitaire ou d’une stratégie d’ordre culturel, « l’Eurasisme » de l’Ouest peut-être défini non seulement comme le dépassement des vieux paradigmes de l’Europe régionale et bipolaire, mais comme une stratégie intellectuelle soustraite aux schèmes abstraits de l’Europe fonctionnaliste. L’Eurasisme se caractérise par le refus du criticisme néokantien et par le retour nécessaire de l’organicisme et de la puissance. Il est par ailleurs aux antipodes de l’idéalisation du droit, des libertés formelles et de la démocratie, en raison éminemment de leur réductionnisme historique, sociologique et culturel, bref de leur idéologisation. L’Eurasisme de l’Europe ne peut être celui du monde slave, christianisé par Byzance, exprimant le chevauchement des steppes venant du cœur fermé et inaccessible de l’Asie, mais l’expression du monde latino-germanique, épris des valeurs ouvertes de la liberté et du droit.
Au niveau des équilibres linguistiques et culturels le choix de Byzance par la Russie a produit l’épanouissement de l’âme russe dans un contexte oriental, permettant à la psychologie nationale de se développer et de s’embellir dans une conception de la vie globale, tandis que le « corps » ou la corporéité de l’influence occidentale latino-germanique ont été étrangères à la créativité artistique de l'âme russe.
Cette même distinction de « corps » et « d’âme » s’applique aujourd’hui à l’impossibilité d’épanouissement des langues continentales, français, allemand ou italien, en leurs subtilités spirituelles, dans la corporéité d’une langue étrangère simplifiée qu’est aujourd’hui la langue mondiale des techniques et de l’administration des affaires.
Ainsi les deux aires linguistiques qui regroupent les tronçons expressifs relayés à la culture spirituelle de l’âme, le tronçon orthodoxe et le tronçon catholique romain, s’opposent à la culture gestionnaire du « corps » et de la « matérialité ». Concilier les deux âmes, c’est refonder « l’Eurasisme occidental » sur une géopolitique de la différence. Ce n'est pas accepter ou refuser dans le giron des démocraties la Russie poutinienne, mais d'identifier dans cette Russie la fusion et la continuité de la horde, russifiée puis byzantinisée et soumise aujourd'hui au pouvoir autocratique d'un empire eurasien superficiellement occidentalisé.
L'Eurasisme de l'Ouest ne peut être identifié à l'universalisme de la démocratie au mépris de la stabilité, ni à l'exaltation de l'idéalisme abstrait, à l'instar du réalisme des traditions et des régimes de pouvoirs autocratiques. La promotion de la démocratie et des droits individuels se heurte dans le monde à d'autres conceptions du « bien » politique, ayant pour but d'accomplir des valeurs sociétales, compatibles avec des formes politiques spécifiques.
Dans ces cadres, où les défaillances de l'organisation sociétales sont globales, l'avancement de la démocratie ne peut être la priorité stratégique des pouvoirs. Si le but du pouvoir est le « bien » politique, la priorité des objectifs poursuivis porte sur la « nature » de ce bien, sur l'écart entre l'idéalisation de sa finalité et l'éloignement de sa promesse. L'universalisation de la démocratie ne peut s'affirmer qu'aux conditions de pactiser avec la stabilité du pouvoir, la spécificité des traditions et des expériences, et les résistances des corps sociaux intermédiaires.
Dans les sociétés traditionnelles, où prime la stabilité et l'ordre, la démocratie, comme forme de « gouvernement du peuple et par le peuple » est absolument inconcevable, car la démocratie est saisie comme anarchie, licence et immoralité des groupes, et comme corruptibilité des principes premiers. Dans ces pays, où le pouvoir appartient depuis les temps immémoriaux à un homme, roi, despote, héros, garant de l'imaginaire collectif ou sauveur du groupe, l'idée selon laquelle le peuple soit en même temps régisseur du destin, législateur des espoirs et magistrat de justice, est loin de l'expérience de la plupart des collectivités traditionnelles.
La subversion de ce legs immémorial est un épouvantail dont se servent les démagogues pour désacraliser l'autorité et pour tromper le peuple. La démocratie, identifiée au sort de suffrage et à la puissance des droits individuels, présuppose l'existence de l'individu citoyen.
Elles présuppose une société d'égaux ayant rompu avec la tradition ou étant en ruptures avec elle. Celle-là est contraire à l'expérience de structures, parentales et hiérarchiques des sociétés du passé. Par ailleurs, la démocratie ne peut être un régime politique en contraste avec un certain régime social. L'égalité formelle implique le suffrage universel et ce dernier, par la fiction de la souveraineté, la dépersonnalisation de l'autorité et la sacralisation normative de la loi.
La stratégie culturelle de l'Eurasisme exige la transition d'approches abstraitement rationalisantes vers d'autres, plus particularistes et littéraires, plus anthropologiques et historicisantes, ayant pour référence des principes moins déterministes et plus psychologiques. Ce renouveau conceptuel fera du « Volk Geist » et de l’histoire des mentalités, une autre composante de la géopolitique de la culture et de loin la moins négligeable. Il s'agit d'une pétition de principe aux antipodes de l’approche quantitative ou formalisée des relations internationales, car elle fait de l’héritage des pères et de la culture de l’esprit, une base de compréhension et d’influence de cette nouvelle orientation eurasienne de l’Europe de l’Ouest, la pierre angulaire d’une nouvelle vision de l’avenir européen dans le monde.
1Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Kirgysistan, Afghanistan, Azerbaijan, Arménie, Georgie, Turkménistan.