Avec les années 1990 se termine la guerre froide, la réunification de l'Allemagne devient le modèle de l'unification européenne et le moment unipolaire de l'Europe s'affirme comme une référence stratégique exemplaire d'organisation supranationale et fédérale. Après 1989 et progressivement l’Allemagne s’émancipe de la tutelle politique de l’Europe à la faveur de deux paradigmes émergents, celui de l'Eurasie à l'échelle planétaire et celui des élargissements démocratiques en Europe Centrale et Orientale. Avec l'acceptation de la Russie comme Etat moderne et de la Turquie comme pays-candidat de l'Union et pays charnière entre l'Europe et le Grand Moyen-Orient, commence la fin du moment unipolaire de l'Europe. La première s'affirme comme puissance post-impériale recherchant une nouvelle architecture pan-européenne de sécurité et un partenariat euro-occidental et la deuxième comme unité politique autonome vis-à-vis de ses voisins, Iran, Israel et Bosnie, mais aussi de l'UE, fondée sur un projet post-kémalyste et néo-ottoman de démocratie musulmane. L'Allemagne redevient l'acteur pivot du cœur continental et, après les guerres des Balkans et les jeux d'influences traditionnels et nouveaux, au Caucase et au Golfe, elle se libère progressivement de toute contrainte imposée, en ce qui concerne sa présence extérieure et les modes de gestion de sa finance publique qui s'imbriquent l'une l'autre et seront désormais ceux de sa volonté politique et de son esprit de discipline.
Ainsi l’euro, la zone euro, l’Europe fédérale, la solidarité intergouvernementale ou interrégionale ne reflètent plus les réalités d'aujourd'hui et ne sont que des produits résiduels d’un autre système de relations socio-politiques sur le continent.
Avec la renationalisation des politiques le jeu multipolaire d'antan est de retour en Europe. Le signal d'alerte en a été en 2010 la prise de conscience auprès d’une partie de la classe dirigeante allemande que le destin de l’Allemagne ne passe plus obligatoirement par l’intégration politique du continent et cela culmine avec la crise grecque.
Cette crise est emblématique, discriminante et radicale.
Emblématique, car elle produit en Allemagne deux effets de dislocations majeurs: d’une part elle radicalise l’existence au sein de l’Europe de deux cultures de la « gouvernance », celle de l’intégration et de l’orthodoxie financière et celle d'une économie fictive et incontrôlée, doublée d’un potentiel social explosif.
Discriminante, car elle remet à l'honneur la « Balance of Power » et la vieille « Realpolitik » et marque la recherche d’autres futurs géopolitiques pour affermir son indépendance et son destin dans un monde globalisé, là même où l’Europe peine à se définir comme un pôle de puissance, en contre-poids politique face aux dissymétries de structure du pouvoir économique.
Elle est enfin radicale puisqu'elle trouve son accomplissement dans le cadre planétaire, au sein duquel l’Allemagne retrouve le grand large et n’a plus besoin des boulets retardataires de pays périphériques, rétifs à toute discipline et à toute à rigueur, dans un monde où la solidarité doit être fondée sur des intérêts communs et réciproques et où on doit faire face à des Etats-Continents comme la Chine, l'Inde ou le Brésil.
La faiblesse démographique et économique de l’Europe lui fait perdre les contacts avec une réalité extérieure plus dynamique et l'handicape lourdement dans ses exigences d’autofinancement interne, tandis que sa faiblesse politique et stratégique l’oblige à s'émanciper de son destin continental. En effet, celui-ci ne passe plus par la réalisation d’un acteur unique et d'un modèle unipolaire, celui de l'Europe fédérale. La reconnaissance du « Land der Mitte » comme membre permanent du Conseil de Sécurité des NU et donc du club des grandes puissances, redonne vigueur à l’acquisition d’une nouvelle profondeur stratégique à l’Est, au Caucase et dans les Balkans mondiaux et cette projection ne saurait plus se cantonner à un rôle purement régional ni être limitée aux seuls aspects économiques et financiers ou à sa stratégie de sécurité énergetique.
Dans ces nouvelles conditions qui sont celles de son décrochage d'un pôle unipolaire imparfait et d'un deséquilibre de puissance et d'ambitions croissantes, l’Allemagne n’aurait plus besoin de rechercher une entente avec la France au sein du « moteur franco-allemand » ni dans le cadre d’une construction européenne à la française, rééquilibré vers la Méditerranée. Sa nouvelle conception de la puissance internationale n’obéirait plus aux définitions du passé, mais s’appuierait sur une puissance industrielle retrouvée et d'accords régionaux redéfinis, pour surdéterminer ses impératifs géopolitiques et stratégiques. L'Allemagne surclasse désormais l'ensemble des autres Etats de l'Union et y affirmer une hégémonie « de facto » qui a vocation « naturelle » à devenir politique et à exercer des responsabilités politiques.
Le lieu principal du linkage de ses vrais intérêts à long terme ne serait plus l’UE, qui ne lui permet plus de financer son avenir, puisqu’elle est obligée de jouer au banquier des pays insolvables de l’Union, mais l’OTAN, qui l’autorise à jouer un rôle autonome à l’Ouest et de se repositionner de manière indépendante à l’Est et dans le monde, sans renier à ses engagements antérieurs, désormais fragmentés et dispersés dans la météore technique d'une « Europe des projets » politiquement invertébrée.
Il en résulte pour l’Allemagne une plus grande liberté de manœuvre dans le monde, vis-à-vis de la France et de la Grande-Bretagne, rabaissées de rang et de capacités globales d’action et obligées de se rapprocher entre elles de manière bilatérale et en dehors de l'UE vis-à-vis des USA.
Entre le contrat de solidarité et l’intégration politico-économique du continent dans l'UE et l’intégration politico-sécuritaire dans l’Alliance, le lien le plus solide et donc vital reste, pour l’Allemagne, le contrat civilisationnel du lien transatlantique, compte-tenu des « limites » structurelles de l’UE et de leurs aboutissements politiques.
La question majeure de la conjoncture actuelle est représentée par l’affaiblissement stratégique du projet européen comme projet politique global, aux capacités militaires réduites et aux missions volontairement restreintes, les « Missions de Petersberg », faisant partie intégrante de la PESD et de ce fait d'une moins grande dépendance stratégique et culturelle des politiques nationales au regard du processus d'intégration.
L’obligation que l’UE s’est imposée:
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de ne pas mener des actions sans un mandat des NU
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de valider l’habilitation que l’Alliance Atlantique s’est attribuée, d’intervenir en dehors des zones d’application du « Traité » prévues à l’art. 6, impliquant la faculté d’étendre la légitimité de ses interventions et de « dire le droit » en dehors des Nations Unies, donnent à l’Allemagne une capacité de projection de forces et donc de puissance politique, mutualisant, en partenaire efficace, ses systèmes de défense réduits et les surcapacités américaines dans une phase multipolaire floue.
Assistons-nous à une déconnexion lente de l’intégration politique de l’Allemagne à l’UE et à la résurgence d’une « Sonderweg » économique du « Land der Mitte » au sein de l’UE, doublée d'une «Westpolitik » sécuritaire et multipolaire au cœur de l'espace eurasien?
Telle est la question capitale du moment, tels sont les dilemmes d'une lecture désenchantée de notre conjoncture.
Dans ce cadre, la définition du « nouveau concept stratégique » de l’OTAN intervient sur fond de mondialisation et de crise économique et politique de l’Union européenne qui attise les rivalités et les sources de conflit.
Ce double exercice, de cohésion et d'inter-dépendance, entre les Etats-membres de l’OTAN et l’Union, permet de mesurer simultanément le socle des intérêts communs des deux structures, dissemblables en leurs finalités, en leurs moyens et stratégies et de comparer le degré des solidarités et de dépendances acceptées qui les unissent, dans un monde où ont changé fondamentalement les besoins de cohésion économique, les intérêts de sécurité politique et les rapports mondiaux de puissance.
Ainsi, à la politique de la France, qui continue de s 'appuyer sur l'Europe pour maintenir son indépendance et sa liberté d'action, tout en se rapprochant des Etats-Unis sur le plan diplomatique, s'opposent d'une part la politique atlantiste classique de la Grande Bretagne et de l'autre le repositionnement géopolitique de l'Allemagne, qui passe par la reconnaissance globale de l'imbrication de sécurité et de défense, de l'économie planétaire et de membre candidat au Conseil de Sécurité des Nations Unies.
Ainsi, la fin de l'Europe unipolaire transpose-t-elle cette ambition, dominante au cœur d'un ensemble multipolaire élargi, humanitaire (Conseil de l'Europe), sécuritaire (ONU-OTAN, CSCE) et multilatéraliste (UE, FMI, G 20) dans un monde multipolaire en mouvement et aux foyers de crises multiples, ou bien les dilemmes sécuritaires poussent-ils à tenir compte des objectifs et des intérêts d'autres acteurs, à l'Est, au Grand Moyen-Orient, dans les Balkans eurasiens et au Golfe et notamment ceux de la Russie et de la Turquie, dans une sorte de zone grise intermédiaire, située entre le cœur continental de l'Eurasie et la périphérie européenne Sud/ Sud-Est de la Caspienne et du Golfe?
Le moment multipolaire du monde s'affirme, s'approfondit et se disloque, car s'affaiblit simultanément l'empire d'Hégémon (USA) sur le système international, la fin du moment intégrationniste et unipolaire de l'Europe et l'émergence des BRICs, sans que se modifient sensiblement les visions européennes du monde, les philosophes du pouvoir de l'Union et les attitudes fondamentales des classes dominantes nationales quant à la souveraineté et à l'auto-suffisance politique et militaire du continent. Le traansfert de leurs responsabilités aux institutions communes, quant à la stratégie d'action commune face aux menaces, aux défis et aux risques, y compris terroristes et nucléaires, exige que ces risques soient compensés par l'acceptation des prix politiques à payer.
Confrontée aux changements de l'environnement géopolitiques et de sécurité et aux fondements mêmes des relations d'intégration européenne, vers lequel des deux modèles évoluera-t-elle l'Allemagne et avec elle l'Europe ? Vers quelle vision du monde, de la paix, de la sécurité et de la coopération sera-t-elle le catalyseur politique ? De quel système de décision et de quelle adhésion des opinions sera-t-elle porteuse?
D'un modèle multipolaire européen asymétrique et imparfait, mais non hiérarchique, aux enjeux sécuritaires vitaux et à l'équilibre stabilisateur du type bismarkien, ou, en revanche, d'un modèle multipolaire eurasien, hétérogène, sino-occidental, à l'équilibre instable et « world balancing »?
Autrement dit et en priorité vers l'UE ou vers l'OTAN, vers la Russie et l'Asie ou vers la France et le lien transatlantique? Ou encore, vers quels autres partenariats et équilibres de puissance?
Serions-nous les témoins désarmés ou les insoumis en éveil permanent d'une rupture et d'une révision stratégique majeures de la construction européenne et de ses relations internes, qui pourra changer le visage du continent, les conditions de sécurité du système international et la vision agonisante et illusoire d'une conception post-moderne de l'Histoire?