Les révolutions populaires dans les pays de la rive sud de la Méditerranée et au Moyen Orient ont déclenché un déferlement médiatique tout à fait classique dans ce genre de situation, véhiculant les incantations de la classe politique, les imprécisions journalistiques, mais surtout la propagande des acteurs impliqués sans aucun recul ni analyse de fond, à de rares exceptions près, dans un contexte a-historique et a-territorial.
L’immédiateté, le culte des images, la croyance irraisonnée dans le progrès humain au moyen des nouvelles technologies de l’information et de la communication comme internet, le téléphone portable et autres forums et messageries Facebook et Tweetter qui sont surtout des propagateurs de rumeurs issues de manipulations politiques. Le penchant émotionnel privilégié par les observateurs médiatiques et par une partie du personnel politique est un obstacle à la pensée stratégique. Plus grave encore, ces nouvelles technologies créent chez leurs adeptes l’illusion de l’émergence progressive d’une communauté de destin mondiale vers la seule nouvelle boussole du genre humain : la démocratie.
Le discours «démocratiste», ou l’incantation répétitive de « la démocratie par excès » est une posture européenne dommageable à la prise en compte des enjeux réels, qui sont avant tout géopolitiques. «.. On ne fait pas de politique autrement que sur des réalités, bien entendu on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant la démocratie !, la démocratie !, mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien.. !» aurait peut-être dit le général de Gaulle. Sa pensée visionnaire reste une référence pour ceux qui croient encore à une Union européenne comme instrument d’identification, de défense et de promotion des intérêts communs de ses Etats membres, et non pas une gigantesque organisation non gouvernementale qui assouvit le besoin de compassion de ses citoyens. Pire, les idéologues du « démocratisme » invoquent l’inefficacité passée et la mort future de la Realpolitik : le débat sur les politiques étrangères des Etats européens, accusées d’avoir soutenu les dictateurs, est l’occasion de clamer avec frénésie leur dégoût de la réalité du monde et leur désir de voir la diplomatie se mettre au service des valeurs. Notons qu’ils omettent au passage de définir ces valeurs qui varient d’un pays à l’autre, non seulement au sud de la Méditerranée, mais aussi en Europe. Une diplomatie au service d’une grande stratégie ne peut être guidée par une notion aussi vague qu’incertaine.
Le temps était à la fête avec les révolutions tunisiennes et égyptiennes, celle de Libye est un rapide retour à la réalité qui souligne que derrière l’incantation « démocratiste » se cache surtout des luttes de pouvoirs politiques dont les peuples ont toujours été dans l’histoire les instruments de stratégies qui les dépassent.
La logorrhée «démocratiste» fait de l’ombre au principe de réalité qui finit toujours par s’imposer. Les espoirs des révolutionnaires, en majorité sincères et visant une vie meilleure, seront forcément déçus si l’incantation politique masque les réalités. L’erreur consiste aussi à tenter de donner une explication trop globale à ces mouvements de révolte, malgré l’effet domino indéniable. Les revendications sont en réalité multiples, non seulement selon les groupes d’individus, avec leur religion, leur métier, leur niveau d’éducation, mais aussi les pays, selon leur structure ethnique, la structure tribale, les irrédentismes historiques. La jeunesse éduquée côtoie les individus analphabètes, les chômeurs, mais aussi les islamistes. Derrière les revendications communes provisoires, les sociétés sont fragmentées
Les enjeux géopolitiques sont extrêmement différents selon la position géographique des pays en crise, leurs ressources, et leur héritage historique.
Un bilan provisoire souligne que l’armée, garante de la stabilité pendant la transition vers de nouveaux régimes encore hypothétiques, tente de limiter les troubles qui accéléreraient la décomposition des sociétés en Tunisie et en Egypte, au risque d’apparaître comme les héritiers des anciens régimes. La Libye sombre déjà dans la guerre civile. De nombreux régimes dans la péninsule arabique sont sur le fil du rasoir.
Les révolutionnaires risquent déjà de se faire voler leurs révolutions :
- par l’installation de nouveaux régimes mafieux dont les élites branchées sur le capitalisme spéculatif à l’échelle mondiale continueraient à s’enrichir au détriment d’une redistribution équitable et de la création de conditions propices à la création d’emplois.
- par le placage de la démocratie de consommation à tendance communautariste qui poursuit l’œuvre destructrice de la mondialisation. Ce processus pousse aussi à la dépolitisation de l’Union européenne, et fragmente les sociétés par le biais des revendications communautaristes. Le modèle est en train de faillir en Europe, il ne répond en rien aux attentes de la majorité des citoyens européens. Quelle erreur serait de tenter de l’exporter chez nos voisins méridionaux !
Les anciens dictateurs sont décrits comme des individus dangereux car «étrangers» à la démocratie de type occidentale. Il faudrait donc les punir. Ils sont en réalité le miroir de nos propres sociétés de plus en plus inégalitaires, de purs produits de la mondialisation financière dont les centres d’impulsions sont Wall Street et la City et autres centres de la finance débridée et dans lesquels ils ont déversés leurs butins. Les bourses aggravent aussi les crises par leur comportement moutonnier provoqué part les communiqués des agences de notation.
Derrière l’écran de fumée que constitue l’hystérie médiatique à propos de la crise libyenne, de nouveaux déséquilibres modifient inexorablement les rapports de force internationaux. Chaque crise est aussi une opportunité pour les acteurs qui cherchent à obtenir un gain stratégique ou affaiblir leurs adversaires.
Ces révolutions sont la conséquence du choc démographique auquel les régimes en place n’ont pas su faire face. Une révolution ne nourrit pas. Sans une amélioration des perspectives économiques dans les pays en crise, le risque est grand que l’Europe devienne un exutoire avec des vagues migratoires difficilement maîtrisables à long terme. Le manque de solidarité européenne vis-à-vis des préoccupations italiennes augure mal de l’avenir face à cette bombe démographique.
Les Etats des pays en proie aux révolutions sont affaiblis et ne peuvent plus assurer leur sécurité intérieure et la garde aux frontières, notamment dans le désert saharien. Les groupes proches d’ Al Qaïda et leurs ramifications au sein économie souterraine et mafieuse ne manqueront pas d’utiliser ces interstices pour trouver de nouveaux refuges et de planifier de nouvelles actions après une période de discrétion tactique. Leur invisibilité au cours de ces évènements révolutionnaires ne prouve en rien leur disparition du paysage politique.
Les nouveaux régimes qui réussiront à prendre le pouvoir et ceux qui opèrent la transition sont déjà l’objet des sollicitudes de la part des puissances qui ont intérêt à obtenir un avantage stratégique en termes d’alliances militaires, de contrats énergétiques et de manœuvres stratégiques pour anticiper les affrontements futurs.
Les Etats-Unis tentent de préserver du chaos les monarchies sunnites qui constituent un rempart contre la prise du pouvoir par les chiites, et constituent un élément géostratégique important comme la base de Bahreïn qui abrite la base navale de la cinquième flotte face à l’Iran. L’Arabie saoudite est aussi la « station service » mondiale qui montre la ligne rouge américaine en ce qui concerne la liberté des peuples.
Le gouvernement provisoire égyptien a autorisé deux bâtiments de la marine iranienne à franchir le canal de Suez pour rejoindre un port syrien afin de se joindre à des manouvres irano-syriennes en Méditerranée. Le message est clair : l’Iran peut engager Israël sur deux fronts et les faucons israéliens s’inquiètent déjà de leur encerclement et cristallisent leur position.
La Russie poursuit son rapprochement avec la Syrie, qui lui offre un port militaire en Méditerranée. Des révolutions populaires en Syrie constitueraient une autre ligne rouge à ne pas dépasser, celle de la Russie.
La Chine qui voit ses investissements fondre en Libye ne restera pas les bras croisés face à cette nouvelle donne.
Plus au sud, la Côte d’Ivoire sombre dans le Chaos.
Certains comparent les mutations du sud de la Méditerranée à l’effondrement soviétique. Le monde était en apparence plus facile à décrypter à cette époque. Les Etats-Unis restaient l’unique puissance et souhaitaient faire aboutir leur vision stratégique d’un monde unipolaire. On sait aujourd’hui que cela n’était qu’un rêve, malgré les incantations et les illusions de la Pax Americana mondiale. Le monde actuel est caractérisé par l’éparpillement géographique des sources de pouvoir et le globe est le théâtre d’affrontement pour le partage futur des espaces politiques. Les projets géopolitiques concurrents sont plus nombreux, les coalitions seront plus instables, les équilibres encore plus précaires.
Au delà des discours idéologiques, la question centrale est la suivante :
Quel doit être la manœuvre européenne ?
- afin que les Etats membres de l’Union européenne ne soient pas les grands perdants des recompositions régionales
- que les attentes des citoyens des pays de la rive sud de la Méditerranée soient canalisées pour une refondation positive et que leurs nouveaux gouvernements trouvent en Europe des partenaires solides pour de nouvelles alliances
Le bilan est rude pour tous les Etats européens, mais aussi pour l’Union européenne et ses politiques extérieures.
Paradoxalement, le projet d’Union pour la Méditerranée aujourd’hui en état de mort clinique partait d’un diagnostic correct sur l’efficacité chancelante du « processus de Barcelone ». La Commission européenne admet aujourd’hui lucidement que tout est à reconstruire.
Pour réfléchir à l’avenir, il faut paradoxalement se plonger dans la passé. Les bouleversements les plus récents vécus par l’Union européenne dans son voisinage stratégique ont été provoqués par les guerres de successions yougoslaves dans les années 90. Ces évènements tragiques se sont soldés par la primauté des intérêts de l’OTAN avant ceux de l’Union européenne qui venait à peine de ratifier son traité de Maastricht. Les conséquences du dépeçage de la Yougoslavie n’en finissent pas de faire sentir leurs effets sur l’Union européenne qui soutient deux entités largement artificielles et sans légitimité historique comme la Bosnie et le Kosovo, qui sont largement sous perfusion financière internationale. Les mafias profitent de cette manne, au plus haut sommet des nouveaux pouvoirs locaux. La construction d’états multiethniques ou artificiels par des forces extérieures est une utopie. La démocratisation de type occidentale se révèle impossible. La Serbie, Etat pivot des Balkans ne se remet que difficilement de ses amputations territoriales forcées et la non prise en compte de ses intérêts légitimes hypothèque un règlement définitif de la question balkanique comme source d’insécurité régionale. L’opération de l’OTAN au Kosovo et la partition non négociée de ce territoire à fournit un prétexte à le Russie pour reconnaître comme entités indépendantes l’Abkhazie et l’Ossétie du sud. Les opérations de l’OTAN ont surtout constitué un obstacle majeur à un rapprochement de l’Union européenne avec la Russie.
Quel enseignement ? Il serait prudent de ne pas répéter les erreurs du passé. Elles nuiraient à l’ambition de l’Union européenne de se poser en acteur incontournable dans son arrière-cour méditerranéenne, pour construire les alliances futures sur son flanc sud,
Le discours sur la complémentarité entre l’Union européenne et l’OTAN camoufle mal la rivalité entre les deux organisations. Si la situation nécessitait un déploiement de moyens militaires pour une opération humanitaire, une nouvelle erreur consisterait à laisser l’OTAN prendre en main les opérations en Méditerranée, et de cantonner l’Union européenne dans le rôle d’une ONG pourvoyeuse de moyens civils et de financements. L’intervention de l’OTAN sur la rive sud de la Méditerranée constituerait un grave précédent pour toute l’Afrique. Le souvenir des Balkans devrait inciter à la prudence afin de ne pas mettre l’Union européenne à la remorque des intérêts euro-atlantiques.
La crise méditerranéenne et moyen-orientale va probablement attiser la crise de sens européenne. L’incantation « démocratiste » est révélatrice de l’état inquiétant du raisonnement stratégique des pays européens. Elle souligne aussi les travers des démocraties européennes, qui dérivent vers la fiction démocratique au travers d’un vague communautarisme libéral. La liberté mal comprise consiste à tolérer le développement du communautarisme politique d’un côté à partir du multiculturalisme, et l’aspiration à la consommation à outrance de l’autre, pour ceux qui ne sont pas au chômage, une quantité de choses inutiles ou de produits stratégiques fabriquées en dehors d’une Europe soumise à un processus de désindustrialisation. L’affaiblissement de l’Etat est un processus dangereux. Il n’ y pas de démocratie véritable sans ossature étatique forte.
Le débat sur le multiculturalisme en Europe est en vase communiquant avec la crise méditerranéenne. L’échec du multiculturalisme est aussi la conséquence de l’absence de véritables politiques migratoires et l’abandon de l’exigence d’assimilation vis à vis des populations provenant du sud de la Méditerranée dont les pays d’origine ont été incapables de leur offrir une perspective d’avenir.
Le débat sur l’échec du multiculturalisme en Allemagne, en France et au Royaume-Uni, ne doit pas non plus faire oublier le communautarisme qui gagne aussi la diplomatie de l’Union : la participation déplacée d’un diplomate de l’Union européenne à la « Gay parade » de Belgrade pour défendre la démocratie est un exemple de confusion entre militantisme communautariste et politique étrangère.
Le multiculturalisme, lorsqu’il se transforme en communautarisme politique dans sa forme la plus aboutie, divise les nations et devient une menace à l’identité nationale. Toute culture nationale gagne à s’enrichir d’apports extérieurs pour sa vitalité et son rayonnement, mais selon le principe de l’assimilation. Le multiculturalisme dans sa forme dégénérative est aussi l’alibi pour la prolifération d’une pseudo contre culture de masse teintée d’esprit de révolte, animée par des objectifs bassement commerciaux mais aussi politiques. Il s’agit de ces groupes de Rap, notamment en France, qui insultent la République en toute impunité sur le modèle de la décomposition du multiculturalisme américain et des tags qui enlaidissent nos paysages urbains, avec un train de retard par rapport à leur lieu d’éclosion. Ce type de multiculturalisme favorise une culture hors-sol, sinon urbaine, éphémère et commerciale, sans aucun lien avec l’esthétique gréco-romaine et ses influences méditerranéennes multiples qui restent l’un des fondements des cultures européennes. L’idéologie multiculturalisme est en réalité une UTOPIE, dont l’étymologie nous rappelle que ce terme signifie « sans lieu » en grec.
Il faut mettre en parallèle le débat sur le multiculturalisme avec l’ingérence de la nouvelle diplomatie des Etats-Unis dans les banlieues françaises révélée par WIKILEAKS1, et qui vise à promouvoir « agressivement » le communautarisme en France avec sa « stratégie d’engagement pour les minorités » pour « motiver » la peuple français « en vue d’atteindre ses propres idéaux égalitaires, et donc de promouvoir les intérêts américains ». Le programme en question vise à former les futurs cadres de la France de demain issus des minorités avec pour objectif de véhiculer les intérêts de leur «nouveau grand frère». Il y a plus inquiétant si l’on examine le passage suivant : « nous renforcerons notre travail avec les musées français et les enseignants pour réformer le programme d’histoire enseigné dans les écoles françaises, pour qu’ils prennent en compte le rôle et les perspectives des minorités dans l’histoire de France ». Il ne s’agit plus d’un « Regime Change », mais d’une tentative de changement d’identité nationale par influence étrangère, ce qui est bien plus pernicieux. L’identité nationale française se construit en France, pas à Washington. L’identité européenne doit se construire en Europe, et nulle part ailleurs. Les européens vont-ils prendre des contact avec le musée d’histoire des Etats-Unis à Washington et les rédacteurs des livres d’histoire scolaire des Etats-Unis pour qu’ils prennent mieux en compte l’histoire des minorités indiennes ?
Ce n’est pas anodin, car les exigences de repentance et autres stratégies de culpabilisation révèlent en réalité des stratégies de pouvoir internes et externes dont les européens ont tout à perdre s’ils persistent dans le ressassement unilatéral et sélectif de leur passé colonial en Méditerranée. La culpabilité identitaire de certains segments de la société européenne ne doit pas être transmise à nos enfants, ce serait les soumettre au carcan de ce nouveau «démocratisme communautariste ». Une nouvelle chape de plomb digne des idéologies totalitaires passées ou on peut finir en prison pour avoir brisé le politiquement correct ambiant.
Cette évolution devrait être stoppée, car elle va à l’encontre de la tradition de Liberté en Europe. Mais c’est oublier que la Liberté ne s’épanouit pas sans les droits et devoirs qui l’accompagnent. C’est précisément le rôle de l’Etat d’exiger de ses citoyens un devoir de loyauté. Un élément central qui risque de passer à la trappe du relativisme communautariste. Le devoir de loyauté est inséré dans le traité sur l’union européenne : qui s’en préoccupe aujourd’hui ?
Il s’agit aussi d’une question de souveraineté. Evitons de nous laisser imposer des modèles extérieurs qui affaibliront la cohésion nécessaire à toute société et poser inévitablement un problème de sécurité intérieure. La cohésion intérieure des nations et la force des Etats qui forment l’ossature d’une démocratie réelle seront des facteurs de résilience. Un atout face à ce nouveau partage du monde qui va s’accélérer avec les changements tectoniques dans la hiérarchie du pouvoir à l’échelle mondiale.
Les attentes irraisonnées qui se sont portées sur le président Obama sont une autre forme de soumission de la pensée européenne actuelle, alors que le président américain s’en serait bien passé lui-même. Les espoirs sont déjà déçus. Une grande partie du personnel politique européen et des citoyens ont imaginés que les Etats-Unis allaient résoudre à leur place les défis qui s’accumulent. La dérive est inexorable entre les continents américains et européens et leurs visions du monde seront de moins concordantes, malgré un commerce florissant. La disparition de la bipolarité mondiale et l’évanouissement de leur ennemi commun donne un poids croissant à la géographie qui favorise des choix politiques et des priorités différentes.
La remise en cause du principe de l’intégration euro-atlantique dans le domaine militaire et politique, et non pas l’Alliance serait plus conforme aux réalités. Le général de Gaulle avait déjà souligné cette nécessité, non seulement en fonction des réalités de la guerre froide, mais aussi de manière prémonitoire. Il est indispensable de pouvoir s’entendre sur des objectifs communs avec les Etats-Unis, mais éviter aux européens de servir de supplétifs dans des interventions expéditionnaires loin des priorités européennes. L’Alliance atlantique devra être refondée en profondeur après son évacuation de l’Afghanistan qui lui fera perdre sa mission centrale et peut-être sa légitimité si son action a été perçue comme un échec retentissant.
Une diplomatie uniquement fondée sur des valeurs, qui sont nécessairement variables selon le lieu, y compris en Europe, risque d’aboutir à l’incantation vide de sens. La Realpolitik prise dans son sens noble pourrait guider plus utilement l’action et devenir la nouvelle boussole européenne. Le terme de Realpolik doit être démystifié : La Realpolitik se base sur les réalités géographiques et historiques, mais aussi la lucidité et la prudence. Elle exige de combiner ruse et connaissance. Elle n’est utile et efficace qu’au service d’un projet politique.
L’Union européenne possède les outils pour construire une diplomatie qui suppose l’identification d’intérêts communs européens. Mais l’outil restera un instrument vide de contenu sans le cap de « l’Europe politique », outillée par une stratégie géopolitique visant à reconquérir les instruments de la souveraineté qui lui échappent de plus en plus.
Il n’y a pas de politique étrangère efficace sans stratégie de maîtrise du territoire dans une perspective historique et temporelle, et accompagnée d’une légitimité populaire.
L’enjeu des mutations actuelles pour l’Union européenne et ses Etats-membres est double : repenser la politique étrangère et extérieure de l’Union européenne et des ses Etats-membres, repenser le modèle européen de société. Crises méditerranéennes et crises européennes peuvent-elles être appréhendées de manière simultanée ? Une Union européenne en crise ne peut pas servir de béquille à d’autres pays en crise !
L’Union européenne devra se concentrer sur son flanc sud. Ses moyens graduellement relativisés devant les défis mondiaux l’amèneront sans doute à faire des choix drastiques. Les défis géopolitiques actuels suggèrent une manœuvre stratégique bidirectionnelle, combinant une réorientation majeure vers la Méditerranée et dans la profondeur euro-africaine, et un rapprochement rapide avec la Russie pour gérer de manière commune les défis de la sécurité européenne provenant de l’Est. La Russie est le partenaire incontournable de l’Union pour la balance eurasienne et mondiale. Le scénario euro-atlantique d’une poursuite de l’élargissement de l’Union européenne dans l’étranger proche de la Russie serait contre-productif : elle mènerait à des frictions avec la Russie et deviendrait un obstacle au principe d’économie des moyens. Une «Ostpolitik» flanquée d’une «nouvelle politique arabe» et dotée d’une approche différenciée selon les pays et les enjeux géopolitiques est une piste de réflexion. Les européens ne sont pas en mesure de peser sur les choix des Etats-Unis dans les opérations de l’OTAN en Afghanistan. Une approche coordonnée des européens serait nécessaire vis à vis de l’Asie centrale, mais de manière autonome et selon leurs propres priorités. L’idée selon laquelle l’Union devrait approfondir ses relations avec le sud de la Méditerranée, au détriment de la Russie et des pays d’Europe orientale et du Caucase du sud parce ces pays n’aspiraient pas à la démocratie de type occidentale est une erreur à ne pas commettre. Les objectifs idéologiques ne devraient pas guider l’action.
Les mutations dans les pays du sud de la Méditerranée et du Moyen orient pourraient être l’occasion de construire une nouvelle alliance avec la Turquie. La remise à plat des stratégies de développement sur la rive sud de la Méditerranée, est l’occasion d’une transformation radicale des stratégies européennes. L’expertise européenne utile aux pays en crise, c’est la construction de l’Etat, et non pas la démocratie occidentalo-centrée. Afin d’entreprendre les réformes nécessaires et pourvoir à leur sécurité militaire et économique, les pays du sud de la Méditerranée ont besoin d’Etats associant une meilleure ventilation du pouvoir et des richesses selon leurs particularités géographiques et historiques, mais des Etats forts et légitimes.
La guerre de l’information, dont la guerre des modèles d’intégration constitue un des volets est aussi une bataille décisive pour une nouvelle « Realpolitik » européenne : l’Europe doit penser par elle-même, et développer sa propre grille de lecture intellectuelle au lieu de se couler dans les schémas de son allié américain et de se précipiter dans les enceintes multilatérales. Elle gagnerait à promouvoir ses propres modèles rénovés, en s’éloignant du « démocratisme communautariste » qui n’est plus à la hauteur. L’Europe a été le lieu d’épanouissement de l’Etat, et de la République ; La démocratie n’est qu’un mode de gouvernement qui varie d’un pays à l’autre. Le « démocratisme » est une caricature de la démocratie. Le débat sur la crise du multiculturalisme est l’occasion pour les européens de se pencher sur la sécurité intérieure et la notion de résilience des sociétés européennes devant les menaces de déstabilisation internes et externes.
Une synthèse créatrice entre la laïcité à la française et la «Leitkultur» allemande est-elle possible ? La laïcité permet aux différentes cultures religieuses de cohabiter et le principe de «Leitkultur» allemande rappelle aux nouveaux arrivants que la culture autochtone d’un pays fait partie de son identité et qu’il n’est pas raisonnable de ne pas vouloir s’y assimiler, en commençant par la langue. Ces nouveaux principes sont utiles pour combiner tradition et modernité et éviter une instrumentalisation politique des différences culturelles.
Les évènements actuels nous rappellent que destins européens et méditerranéens ne peuvent être abordés séparément : enjeux géopolitiques méditerranéens européens sont liés selon le principe des vases communiquant par la proximité géographique et historique. Le principe reste valable avec l’espace eurasien. L’attention sur l’un ne devrait pas éclipser l’autre. Les Etats européens adjacents à la Méditerranée ont une responsabilité particulière pour proposer de nouvelles solutions. Un axe franco-allemand renforcé reste plus nécessaire que jamais pour une action coordonnée vers ces deux espaces.
1 Document WIKILEAKS, Ambassade américaine de Paris/Stratégie d’engagement pour les minorités, http://www.wikileaks.ch/