Où en sommes-nous vraiment et où allons-nous vraiment ? L’actualité renouvelée mais toujours brûlante de la crise ouverte officiellement à la rentrée 2008 impose au pauvre commentateur de reprendre sa copie, année après année, même s’il sait ou pressent, avec beaucoup de profanes, que d’autres surprises et d’autres angoisses nous attendent dans les mois à venir, qu’il est exposé ainsi à devoir se remettre encore à l’établi, après chaque ouvrage.
Mais ce commentateur doit aussi composer avec le phénomène désarmant qui s’est emparé de la politique française depuis la désignation du Président en exercice, dont la première infortune est d’avoir accédé à la plus haute magistrature alors même – il était le premier à l’ignorer – qu’un séisme majeur menaçait souterrainement les économies occidentales. Jamais depuis la fin du second conflit mondial les questions de fond n’ont été aussi manifestes, jamais leur traitement n’a paru moins évident au terme d’une période où la réflexion économique s’est laissée absorber par le discours de l’autorégulation, négateur non seulement des perspectives de l’action économique, mais aussi de l’interrogation incessante qu’appellent tant les lacunes subsistantes de la théorie économique que l’interprétation des faits. Or, jamais le débat public, ou ce qui en tient lieu, ne s’est autant focalisé sur la question des personnes prétendant aux hautes fonctions politiques de notre République. Un subjectivisme forcené a répondu à l’objectivité de faits massifs, qui se cristallisent pour donner une formation inouïe dans l’histoire récente de la France, de l’Europe et au-delà. Le double système constitué par la sphère politique et la sphère médiatique est saisi par la débauche. Sous prétexte de suivre les grands rendez-vous fixés sur l’agenda politique, il se vautre, jusqu’à communiquer un sentiment de nausée, dans la mise en scène des personnages, en majorité ignorants du mouvement des choses, qui aspirent à exercer la fonction gouvernementale ou à mimer son exercice.
Il nous faut faire comme si la participation à un débat économique qui est devenu, qu’on le veuille ou non, pleinement politique, pouvait avoir une résonance heureuse dans les têtes de nos élites, comme si elle servait de jalon inaugural à une réorientation résolue des choix, après une confrontation en règle avec des faits devant lesquels l’intelligence n’a plus le droit de se dérober. Qui ne voit les limites périlleuses de cette expérience en dehors du cercle enchanté des fanatiques de la mondialisation régulée par les traders et les agences de notation ? Qui ne voit la défaillance intellectuelle des dignitaires de Washington, de Bruxelles et de Francfort qui a tant favorisé la faillite des économies ? Le système susceptible de sécréter cette « adaptation à l’imprévisible », tenue pour essentielle par Friedrich Hayek dans son plaidoyer argumenté pour « un ordre spontané » transcendant les impasses du socialisme, fait eau de toutes parts. Le double échelon constitué par les marchés financiers et les instances de supervision et de régulation ad hoc, issu de ces trente dernières années (« les trente ténébreuses ? »), est débordé par des évènements qu’il affecte cependant, contre l’évidence, de comprendre et de pouvoir maîtriser.
Les États européens affrontent le spectre de la cessation de paiements qui, apparu à la périphérie, s’apprête à gagner le centre. La Banque centrale de Francfort ne sait sur quel pied danser, entre la nécessité de reprendre dans ses comptes une fraction des dettes consenties par des économies insolvables, contraire au traité fondateur comme à ses statuts, et l’affichage, pour donner le change, d’une volonté de maîtriser l’inflation, rappelant le motif premier du passage à la monnaie unique. Aux États-Unis, l’administration et la Banque centrale restent en butte à un chômage de masse, faute de pouvoir recréer les millions d’emplois disparus durant la « grande récession », malgré les stimulants massifs budgétaires et monétaires en vigueur depuis treize trimestres. Des deux côtés de l’Atlantique, les banques et leurs traders, chevilles ouvrières, si l’on ose dire, de l’expérience néo-libérale, providentiellement sauvées par une infusion de monnaie massive à partir des guichets des banques centrales, tablent désormais sur une autre providence, celle figurée par les pays émergents en expansion, qui donnerait aux économies occidentales le délai requis pour panser les plaies de la crise.
Il y a un an de cela, nous avons analysé la crise des dettes publiques européennes, ouverte en Grèce durant l’hiver 2010, comme un dommage collatéral massif infligé par la crise de la dette privée américaine de 2007 et 2008, venu ajouter ses effets destructeurs sur l’activité, l’emploi et les recettes publiques, à ceux nés de la surexposition de l’Europe à la concurrence asiatique et à l’impéritie de certains gouvernements. Nous avons aujourd’hui à tenter une analyse plus fine et plus circonstanciée permettant de comprendre pourquoi la politique économique et monétaire européenne est en situation d’échec. Nous avons aussi le devoir de paramétrer les causes et les responsabilités spécifiques pour chacun des pays européens déjà victimes de la crise de défiance. Nous devons, enfin, une réponse au fait que la mobilisation spectaculaire des dirigeants politiques a échoué à briser cette défiance qui mine les marchés du crédit et la fortune des États qui dépend de la bienveillance de ces marchés. Nous avons aussi à démêler l’écheveau des intérêts et des responsabilités des acteurs privés et publics de cet épisode historique, à l’échelon européen, à dire pourquoi ces acteurs, en position de connivence objective, par leur concours organisé et opiniâtre à l’expérience inaugurée quelque trente ans auparavant, en sont aujourd’hui à tenter de se défausser les uns sur les autre, de la responsabilité financière ultime qui permettrait de solder les dettes non remboursables.
En quelques jours à peine, le slogan officiel applicable à la monnaie unique s’est inversé. « L’euro nous protège », disaient les élites françaises au plus fort de la crise économique et financière, situé à cheval sur l’automne 2008 et l’hiver 2009 ; « il nous a protégés du pire », nous indiquaient encore ces mêmes élites après l’amélioration du climat économique et financier intervenu à partir du printemps 2009. Or, voici qu’après le déclenchement de la crise grecque, qui touche un pays représentant quelque 3 % du PIB de la zone monétaire, un ordre de mobilisation est tombé des hauteurs : « Il faut sauver l’euro », assurer la sauvegarde d’un instrument auquel avait été assigné le rôle de bouclier. C’était le thème central des vœux à la nation adressés par le président de la République le 31 décembre dernier.
Cette inversion de la propagande témoigne à l’évidence du désarroi et de la peur secrète des élites en butte à ce qui, de leur point de vue, restait inimaginable. Elle trahit leur méconnaissance de l’histoire économique jonchée des cadavres de nombreuses unions monétaires. Les unions monétaires américaine et allemande, réussies, ont été la double expression d’un processus d’unification et d’intégration nationales, assorti d’une politique commerciale résolument protectionniste. L’union monétaire européenne a été lancée dans un espace non national, dénué de véritable État démocratique et délibérément exposé à une concurrence mondiale décidée presque simultanément : le traité de Maastricht conclu le 11 décembre 1991 a précédé de deux ans la conclusion des accords de Genève de décembre 1993 ouvrant la marche au libre-échange mondial et à la création de l’OMC. Notre union monétaire s’inscrit en antithèse des deux expériences allemande et américaine. L’inculture historique de nos élites, voici sans doute l’explication première de l’aventure de l’euro qui débouche sur une impasse. Elles auraient été, sinon, conduites à s’interroger : « Faut-il prendre le pari de la mondialisation commerciale ou celui de l’unification monétaire, paris exclusifs l’un de l’autre ? ».
Lorsque l’euro est officiellement introduit sur le marché des devises en 1999, l’Europe connaît donc sa dernière « Belle Époque » économique. Toutes les économies constitutives bénéficient d’une bonne ou forte croissance, assortie d’une expansion de l’emploi privé sans précédent depuis la fin des « Trente Glorieuses » : le secteur privé français crée un million deux cent mille emplois supplémentaires entre la fin 1996 et la fin 2000. Un cercle vertueux est à l’œuvre qui réduit le chômage de masse et consolide les recettes fiscales. Les conjoncturistes le savent. L’embellie de quatre ans, entre les années 1997 et 2000 incluses, s’est appuyée sur trois facteurs déterminants : le retour à des conditions de crédit acceptables au cœur de la zone mark, après l’épisode meurtrier de guerre à l’inflation de la Bundesbank entre 1991 et 1996 ; la montée du dollar sur le marché des changes, à partir de septembre 1996, qui effaçait la surévaluation monétaire de l’Europe occidentale ; la force de la demande intérieure chez nos amis américains, forts importateurs de produits asiatiques mais aussi européens. Les deux derniers facteurs avaient déjà favorisé la période d’expansion européenne entre 1987 et 1990, ils ont de nouveau joué, avec plus de force encore, dix années plus tard. Par ailleurs, la concurrence des pays asiatiques à bas coût, tels que la Chine, était encore à venir. Les faits plaidaient opportunément en faveur du projet européen.
Il convient d’insister à ce stade sur le premier élément décisif de la crise à venir. Les économies européennes emportées par la croissance restaient largement hétérogènes. Les dirigeants du Vieux Continent auraient pu nourrir dès le départ quelques craintes sur l’avenir d’un euro représentatif d’économies si dissemblables. Leur pari a reposé au contraire sur le postulat, aujourd’hui infirmé, que la monnaie unique serait le vecteur d’une intégration renforcée tendant à réduire les écarts de capacité. Mais, c’est là un point essentiel, le fait que l’euro a bénéficié au début d’une parité favorable, voire très favorable – un point bas de 0,82 dollar a été atteint courant 2001 – a annihilé les effets dommageables de l’hétérogénéité déjà acquise. Cette parité convenait à tous, forts et faibles, dans la zone. Dans ce contexte, même le ralentissement ultérieur des grandes économies de la zone, Espagne exceptée, n’a pas porté préjudice à l’expérience.
La décennie du début du siècle a bouleversé les données. Tout ce qui était au pôle positif est passé au pôle négatif. La demande américaine, de nouveau croissante à partir de 2002, grâce au dopage monétaire de la Réserve fédérale et à la réduction massive des impôts fédéraux, s’est portée de plus en plus sur les produits asiatiques. L’euro s’est hissé d’une parité favorable à une parité excessive, non seulement vis-à-vis du dollar – le point haut de 1,60 dollar a été touché courant 2009 – mais aussi vis-à-vis des grands concurrents émergents, désormais mieux éduqués, mieux organisés, amoureux de surcroît de l’industrie, au contraire de certains pays européens comme le Royaume-Uni et la France. Rappelons pour la bonne forme la condescendance irresponsable affichée à l’encontre de l’industrie par les économistes les plus en vue et les plus écoutés dans les médias et par les politiques.
Pendant le même temps, aux divergences de compétitivité et de structure déjà acquises au sein de la zone se sont ajoutés les effets de deux nouvelles divergences que n’ont même pas regardés nos grands magistrats économiques de Bruxelles et de Francfort. Les pays les plus forts, tels que l’Allemagne, ont réduit leurs coûts du travail, tandis que les plus faibles, Grèce, Portugal, Espagne, voire Italie, les ont augmentés, de même que la France quoiqu’à un moindre degré. Les salaires ont stagné ou régressé là où la productivité s’améliorait, ils ont progressé là où la productivité stagnait ou avançait à petits pas. Les statisticiens ont enregistré ces divergences sous la forme d’écarts entres les « coûts unitaires du travail », notion qui corrige l’évolution nominale des salaires par les gains de productivité du travail : entre 2001 et 2008, le coût unitaire du travail allemand a régressé de 7% tandis que le français progressait de 7% et que les pays dits « périphériques » voyaient croître le leur d’un pourcentage double du français (source Banque centrale européenne).
Mais si les écarts de compétitivité se sont creusés au sein de la zone, les évolutions de la demande intérieure ont également divergé – c’est la deuxième divergence passablement corrélative de la première. L’Allemagne a cessé de consommer – hors dépenses de santé, la consommation s’est repliée outre-Rhin entre 2000 et 2009 – tandis que l’Espagne, le Portugal et la Grèce connaissaient enfin les délices de la société de consommation de masse et que la France suivait son bonhomme de chemin – avec une croissance de 21 % de notre consommation sur la période 2000-2009.
Le paysage économique européen apparaît encore plus contrasté si l’on évoque les évolutions du crédit aux ménages. Les pays dits périphériques ont, à l’exception notable de l’Italie, appuyé leur prospérité, avant le grand séisme de 2008, sur une politique d’endettement délibéré qui n’a pas fait sourciller les membres du conseil de politique monétaire de Francfort, pourtant mieux placés que quiconque pour en apprécier les périls éventuels. La France s’est singularisée, en restant à un niveau d’endettement des ménages modéré – la moitié du PIB chez nous, le montant du PIB en Espagne. Mais voilà encore un sujet d’interrogation majeur. Comment se fait-il que la politique monétaire unifiée conduite depuis Francfort n’ait pas permis une évolution mesurée et cohérente des dettes privées au sein de la zone ? Nous sommes ici en butte à des réalités qui expriment le caractère toujours profondément national des acteurs économiques, incompréhensible pour tant d’esprits : prenons-en acte pour notre propre gouverne. Nous discernons en même temps ce vecteur de crise, déjà déterminant dans le krach du marché hypothécaire américaine de 2007 et 2008, qui était à l’œuvre aussi en Europe : la titrisation.
Ne craignons pas de ressasser l’importance cruciale de cette pratique financière évoquée dès 1988 et incriminée il y a deux ans, dans ces colonnes. Elle repose sur un procédé consistant à découper en morceaux des prêts accordés à des entreprises ou à des particuliers, qui ne disposent pas d’un accès direct au marché du crédit, pour revendre les morceaux sur ce marché où ils pourront être écoulés, du moins tant que règne l’optimisme. Faut-il insister sur la déresponsabilisation des prêteurs qu’elle implique, ceux-ci échappant à la contrainte d’une évaluation soigneuse du risque, sur les risques de contamination qu’elle recèle puisque les risques de crédit pris en un lieu déterminé, les États-Unis, le Royaume-Uni ou l’Espagne, peuvent être transférés sous d’autres cieux, en Allemagne ou en France par exemple ? Faut-il encore souligner qu’elle témoigne d’un comportement spéculatif, au sens strict, puisque la rémunération du prêteur repose alors plus sur les plus-values nées d’une vente favorable des titres d’emprunt sur le marché que sur la perception régulière d’un intérêt ? À ce propos, nos lecteurs ont-ils vu la titrisation mise en question où que ce soit, à l’échelon des cercles politiques ou des aréopages d’économistes patentés ?
Le procès de la titrisation reste à compléter en dévoilant un aspect essentiel expliquant l’échec de la politique monétaire menée depuis Francfort. Les banques qui parviennent à revendre leurs prêts titrisés échappent à la contrainte du refinancement auprès de la Banque centrale. L’Espagne en a fourni l’illustration convaincante. Entre 2001 et 2007, le crédit accordé par les banques espagnoles a connu un rythme à peu près double de celui de la zone prise dans son ensemble – 20 % à 25 % l’an contre 12 % environ. Or, durant la même période, les banques de ce pays représentant près de 10 % du PIB de la zone monétaire n’ont recouru au refinancement de la BCE que pour une proportion moyenne de 5 %, dérisoire au regard de l’expansion débridée de leurs avances aux entreprises et aux particuliers. Il leur suffisait de vendre leurs prêts titrisés sur le grand marché international du crédit, se procurant ainsi à bon compte, sans aller aux guichets de Francfort, cet argent frais qu’elles pouvaient relancer sans délai dans la machine économique.
Le jargon en vigueur dans la sphère financière s’est enrichi à l’occasion de la crise des dettes publiques européennes d’un sigle nouveau : PIIGS. Portugal, Ireland, Italy, Greece, Spain se voient ainsi rassemblés dans la soue de l’ensemble européen. La formule trahit le mépris nourri au sein de la sphère pour les États, les économies et les populations. L’erreur majeure consisterait cependant à incriminer ce mépris en omettant la réalité objective. Aucun de ces pays ne peut être rapproché d’un autre, du point de vue de sa problématique économique d’ensemble.
Il faut d’abord écarter l’Italie, qui n’est menacée que par un effet de contamination, à partir du constat que la croissance y est faible ou inexistante. Si la dette publique y dépasse le montant du PIB, c’est en raison d’une situation bien antérieure à son entrée dans l’euro. Les gouvernements de centre gauche, de la fin de la décennie quatre-vingt-dix, y ont mené des politiques d’austérité budgétaire, qui ont permis de stabiliser le montant de la dette. Leurs successeurs ont contenu les dépenses, contraints qu’ils étaient par le poids des échéances annuelles nées des emprunts antérieurs : les budgets de l’éducation et de la recherche publique italiennes sont parmi les plus bas de l’Union européenne. La dette privée des ménages italiens se situe, paramètre essentiel, à un tiers du PIB, montant le plus modeste de la zone euro. L’économie italienne dispose d’un véritable tissu industriel avec des secteurs d’excellence, dans l’agro-alimentaire, les produits de consommation et même la fabrication de machines. Et si les salaires ont progressé à l’excès dans la péninsule, c’est peut-être parce que, dans une économie formée d’une masse de petites et moyennes entreprises, les cadres dirigeants ne peuvent majorer leurs traitements sans prendre l’initiative conjointe d’octroyer des avantages à leurs employés.
La question grecque est dominée au départ par le constat d’une falsification massive des comptes publics, avec un déficit affiché situé au tiers de la réalité. Une précision s’impose d’emblée. Si falsification il y a eu, celle-ci ne pouvait échapper aux regards de la Commission européenne et de la Banque de Francfort, ni d’ailleurs aux opérateurs du marché du crédit, qui la souscrivent ou spéculent sur ses titres représentatifs. Car les Trésors emprunteurs procèdent à deux adjudications hebdomadaires, de bons à court terme, pour couvrir les besoins de trésorerie, et d’obligations à long terme, pour financer le déficit et la dette structurels. À partir de ces chiffres, on peut évaluer à très peu près l’évolution sous-jacente du solde budgétaire. Tout Trésor public dont la situation se tend émet plus de bons et plus d’obligations. Est-ce par aveuglement, est-ce par négligence pure, qu’importe, mais les acteurs publics européens et les acteurs privés des marchés spécialisés ont accepté les évaluations du gouvernement d’Athènes. Le procédé douteux de dissimulation d’une partie de la dette, utilisé par ce gouvernement avec le concours technique de Goldman Sachs Europe, aujourd’hui avancé par certains pour expliquer la réussite de la tromperie, ne peut suffire à expliquer la méconnaissance officielle.
La Grèce offre la problématique d’un pays sous-développé, que l’on ne peut espérer voir accéder au rang désormais enviable de pays émergent. Pour l’essentiel, l’économie y est formée de deux secteurs, deux seulement, le transport maritime et le tourisme. L’agriculture méditerranéenne, la petite industrie, les services modernes n’apportent qu’un concours modeste à la production locale. On pourrait s’attendre à ce que ce pays placé sur la mer ait développé quelques industries spécialisées, comme la production de navires de plaisance, et qu’il ait tenté de jouer le jeu de la sous-traitance pour les économies majeures de la zone. Même pas. Or, ce pays sous-développé s’est retrouvé progressivement accablé par trois boulets : la surévaluation de l’euro, le retard de la productivité, la fraude fiscale généralisée. Les olives grecques sont les plus chères de la Méditerranée. Les entreprises peu efficaces ne peuvent accueillir les générations de jeunes diplômés. Les classes moyennes et riches fraudent le fisc, sous l’œil bienveillant des inspecteurs des impôts. Une rigueur minimale d’appréciation conduit à dire que la Grèce n’aurait pas dû être accueillie dans la zone euro. Son inclusion relevait d’un pari sans fondement sur la modernisation et la diversification rapides de son économie.
La question soulevée par l’Irlande, entrée en second dans l’œil du cyclone, se présente comme une antithèse presque pure de la grecque. Voici, en effet, un pays bénéficiaire d’une modernisation accélérée durant le dernier quart de siècle. Son économie s’est enrichie d’activités relativement nombreuses implantées pour l’essentiel par les multinationales étrangères venues y chercher main-d’œuvre encore peu chère, droit du travail favorable à l’employeur, accès aisé au grand marché européen et privilège de payer l’impôt sur les sociétés le plus bas de la zone. Les comptes publics courants ne sont pas accablés par le fardeau d’un État-providence. Rappelons qu’à l’orée de la crise récente le budget public restait excédentaire et que la dette publique se situait au plus bas de l’échelle européenne, à 25 % du PIB. Indiquons par-dessus tout ce qui reste ignoré de presque tous : l’économie irlandaise est la première en Europe, devant les Pays-Bas et l’Allemagne, pour ce qui est des exportations et des excédents commerciaux calculés par tête d’habitant. Elle fournissait un modèle de compétitivité, selon les canons de la vulgate économique dominante.
Chaque pays peut offrir l’occasion d’un approfondissement ponctuel de la réflexion économique. Quel que soit le degré de modernisation de l’Irlande, ses résultats commerciaux soulèvent l’incrédulité. Il lui faut tout de même importer de l’énergie, des pièces pour son industrie, des biens d’équipement, des produits manufacturés qui ne figurent pas dans l’éventail de la production locale. Le montant de son excédent extérieur, aujourd’hui supérieur à 40 milliards d’euros, pour une population de 4 400 000 habitants, pose une énigme. Énigme dont l’explication peut résider dans le privilège fiscal accordé aux sociétés. Des groupes d’importance mondiale localisent abusivement une fraction notable de leurs profits en Irlande pour « optimiser » leur imposition globale. General Electric parvient à ne pas déclarer de bénéfices aux États-Unis, grâce à ce procédé : la firme, non imposable sur le sol américain, figure au premier rang des contribuables de Singapour et de Dublin. Mais ladite optimisation des profits repose sur des mouvements comptables bien connus des fiscalistes spécialisés, sous le nom de « mécanisme de prix de transferts », consistant à organiser des transactions systématiques entre les filiales des différents sites de production : les filiales assujetties à un impôt important vendent à perte aux filiales fiscalement favorisées, ces dernières revendent au prix fort ce qu’elles ont acquis à un prix de braderie. Pour le sujet qui nous occupe, il importe d’en tirer les conséquences macro-économiques cachées. Non seulement les profits sont imaginaires, mais une fraction de la production et des exportations aussi. Tel est le miracle celtique.
Voici cependant qu’un pays pleinement prospère et surpuissant commercialement, à son échelon démographique, subit à son tour les affres de la cessation de paiement, réservée en théorie aux pays déficitaires. Le paradoxe peut être surmonté à partir de deux éléments d’explication : l’Irlande est le pays du monde qui a le plus abusé de la faculté d’endetter ses ménages pour organiser une bulle immobilière dont les excès surpassent ceux des bulles américaine, anglaise, espagnole et australienne. Sa dépression économique procède classiquement de l’éclatement de la bulle, de l’effondrement durable des secteurs économiques concernés et de l’entrée au chômage d’environ 400 000 personnes, soit le dixième de la population totale. Et l’on est tenté d’imputer à l’effondrement économique l’effondrement des banques. Les apparences sont quelque peu trompeuses. La cessation de paiement des trois premiers prêteurs locaux provient d’abord de leurs engagements massifs auprès, dans l’ordre, des banques anglaises, allemandes, françaises, américaines. Engagements que les prêts accordés sans retenue aux ménages irlandais ne suffisent pas à justifier. Les banques irlandaises ont, à l’instar des islandaises, emprunté pour spéculer. C’est de leurs emprunts, plus encore que de leurs prêts, que procède leur faillite. Les mauvais paris accomplis sur une vaste échelle à partir de ces emprunts ont occasionné des pertes massives, vouant leurs auteurs à la cessation de paiement. Voilà l’explication première du naufrage irlandais.
Le gouvernement de Dublin s’est porté au secours de ses banques, en procédant à leur nationalisation précipitée. Ce faisant, il a transféré dans les comptes publics les engagements des anciens acteurs privés que ceux-ci ne pouvaient plus tenir. Mais c’est par étapes qu’il en a découvert la démesure (la première estimation officielle date d’avril 2010). Les emprunts massifs qu’il a consentis et consent toujours pour faire face à un déficit budgétaire de plus de 10 % du PIB et au comblement des pertes des banques nationalisées vont quadrupler, en l’espace de quatre ans, le montant de la dette publique exprimée en proportion dudit PIB. « Fin de partie », aurait sobrement commenté un natif nommé Samuel Beckett.
Le drame qui se joue au Portugal présente moins d’étrangetés que les deux précédents. Relevons en tout premier lieu que la dette publique, surpassant le montant du PIB, et la dette des ménages à peine moins considérable que l’espagnole ont franchi des seuils critiques. Mais ces chiffres préoccupants, qui servent d’arguments pour le massacre de la dette publique accompli sous la houlette des agences de notation, doivent être appréciés au regard de ce qui constitue l’échec portugais proprement dit. Ce pays subit en ce moment sa cinquième récession depuis l’introduction de l’euro. Cela tombe encore sous le sens : la faiblesse de l’appareil de production local aurait dû interdire à Lisbonne comme à Athènes le privilège à double tranchant du rattachement à la nouvelle monnaie. Mais nous aimerions ici avancer une hypothèse de travail supplémentaire, à partir d’un constat paradoxalement favorable : les travailleurs portugais des deux sexes sont disponibles et assidus. Les Français savent que nos voisins installés chez nous sont plus désireux d’y montrer leur capacité que de s’installer dans le confort du système de protection sociale. Il faut alors décider d’une explication plausible de cet enfermement dans la récession. Nous n’en voyons qu’une. Le Portugal, qui constituait une terre d’élection pour la localisation des industries de main-d’œuvre européennes, n’a que peu bénéficié de la création d’emplois par l’extérieur. L’élargissement hâtif de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale a drainé les investissements productifs des entreprises étrangères vers des territoires encore moins chers, faiblement fiscalisés, interdisant au Portugal de s’inscrire sur une trajectoire modeste, mais sûre, de développement par l’enrichissement progressif du tissu de production.
« Châteaux en Espagne » serait un terme évocateur pour introduire la problématique économique locale. Les médias se sont emparés, il y a trois ans, de la bulle immobilière espagnole qu’ils tenaient jusque-là pour la manifestation d’un optimisme créateur. Les politiques n’étaient pas en reste : Ségolène Royal, qui affirmait durant sa campagne que « l’Espagne avait trouvé le secret de la croissance moderne » et Michel Sapin, porte-parole économique du parti socialiste, qui offrait l’économie espagnole à l’admiration des Français, au printemps 2008, sans se soucier de l’effondrement simultané des marchés immobiliers et de l’emploi, déjà actés dans les chiffres officiels. Si les causes de la dépression espagnole ne font pas mystère (14 emplois sur 100 ont été supprimés en quatre années sans compter la disparition invisible de nombre d’emplois non déclarés), si le laxisme des banques espagnoles peut être désormais incriminé, alors que les médias économiques, toujours eux, donnaient en exemple, en 2009, leur bonne gestion sous l’excellente supervision technique de la Banque d’Espagne, il reste à souligner que ce pays n’était pas si mal doté. Les constructeurs automobiles français installés sur place obtiennent une productivité supérieure à celle de leurs sites français, grâce à l’application d’une semaine de travail de quarante heures. Les infrastructures locales figurent parmi les plus modernes d’Europe. Pour ces raisons, elle a bénéficié et bénéficie encore de nombreux investissements productifs américains, japonais, allemands ou français.
Et qui mettre au banc principal des accusés, sinon les gouvernements espagnols successifs, depuis le tout dernier de Felipe Gonzalez jusqu’à celui de Luis Zapatero, en passant par les gouvernements conservateurs présidés par José Aznar. Leur politique n’a pas dévié vingt années durant : faire de l’Espagne un pays de cocagne en faisant jouer successivement trois facteurs : l’endettement accéléré des particuliers et des petites entreprises, le financement gratuit des nouvelles infrastructures par les fonds européens, enfin la faculté d’émettre des titres d’emprunt public à des taux aussi favorables que l’Allemagne, grâce au confort longtemps procuré par l’appartenance à la zone euro. Ainsi l’Espagne a-t-elle pu faire la fête avant de connaître des lendemains douloureux.
Les quatre pays passés en revue présentent, au-delà de leurs problématiques nationales, deux traits communs. Premièrement, ils ont tous reçu les concours importants, sous forme de subventions, des fonds dits de cohésion structurels, avec un double avantage : celui de pouvoir se doter d’infrastructures neuves et celui de ne pas charger leurs budgets publics des dépenses correspondantes, dépenses qui auraient occasionné des emprunts supplémentaires sur les marchés. Deuxièmement, leurs anciennes monnaies ont fait l’objet, à l’occasion de la grande crise des changes européennes, de 1992 et 1993, de dépréciations substantielles vis-à-vis du mark et des monnaies qui lui sont restées rattachées, comme le franc français. La conversion de la drachme, de la livre irlandaise, de l’escudo et de la peseta dans la nouvelle monnaie européenne a entériné ces dépréciations. Les quatre pays, entrés dans l’euro avec le concours financier de leurs grands partenaires et l’avantage supplémentaire d’une parité favorable, dans les faits, au sein de la nouvelle zone monétaire, se retrouvent, douze années plus tard, exposés à la faillite. Il nous faut en déduire deux leçons simples : on ne crée pas d’expansion durable en subventionnant les « pauvres », la richesse des nations procède d’autres facteurs ; la dépréciation de la monnaie ne constitue un avantage que lorsque les pays bénéficiaires, installés au sein d’un espace commercial protégé, mettent en œuvre une stratégie cohérente.
L’ébauche du diagnostic requis doit partir du constat que l’euro a cessé, dès les premiers moments de la crise grecque, de garantir la solvabilité des prêteurs. En pleine débâcle économique et financière, les économistes, les politiques, les médias pouvaient encore proclamer, en s’appuyant sur les chiffres disponibles, que l’appartenance à l’euro restait une aubaine. Jusqu’au tout début de 2009, les emprunteurs publics de la zone ont joui de conditions d’emprunt des plus favorables. La Grèce payait à peine plus cher que l’Allemagne. On doit y voir la concrétisation durable d’un des postulats de départ de l’union monétaire : la qualité des débiteurs s’apprécie au premier regard à partir de la qualité présumée de la monnaie d’emprunt. Le préjugé de la protection par la monnaie aurait pu trouver son expression en déclinant, pour le compte de l’euro, le slogan qui a illustré la domination du dollar à l’échelon mondial : « As good as gold. »
Après ce constat, le scénario de l’extension de la crise à de nouveaux territoires, à partir de la Grèce, nous renvoie à un thème classique de la littérature financière. La défiance apparue sur un marché financier, pour une raison quelconque, se propage par étapes, en touchant les uns après les autres les agents économiques qui y sont exposés. Un krach boursier déprécie toutes les valeurs, sans considération pour la capacité intrinsèque des sociétés cotées. Un krach du marché interbancaire tel que celui intervenu durant l’été 2007 a détruit le crédit de l’ensemble des parties prenantes, même de celles qui se sont montrées les plus prudentes. De même, l’insolvabilité grecque, puis l’irlandaise, puis la portugaise portent en germe l’espagnole, l’italienne et la française, qui seront à leur tour déclarées, à partir de l’extinction de leur reprise économique, vraisemblable en ce début d’été 2011. Et l’on verra alors ce qui adviendra du crédit des puissances herculéennes de la zone, l’Allemagne et les Pays-Bas, dès lors que leur propre situation aura été fragilisée par la chute de leurs voisins. Au risque de susciter l’incrédulité, nous avançons que la faillite des Trésors publics de la zone, à partir d’une certaine extension, peut avoir l’effet d’une déflagration générale, projetant vers l’inconnu même les puissances jugées invulnérables.
De cette déflagration générale, les acteurs les plus discrets mais les plus influents, auront porté la première responsabilité et la première culpabilité : les agences de notation. La descente aux enfers des débiteurs, sous leur conduite, soulève des protestations jusqu’au sein des instances européennes, avec lesquelles elles travaillaient la main dans la main, après avoir reçu le privilège, coûteux pour les intéressés, de noter les débiteurs. On s’étonne qu’après avoir accordé les meilleures notations à ces débiteurs, y compris dans la période de crise économique la plus intense, elles les relèguent dans les profondeurs de leurs classements. Mais c’est l’usage, qu’il s’agisse de la crise asiatique et russe de 1997 et 1998, de la crise des valeurs boursières américaines de 2001, de la crise des prêteurs à l’immobilier américain de 2007 et 2008. La crise inopinée des dettes publiques européennes confirme qu’elles se trompent toujours. Leurs erreurs découlent du fait que, supposées superviser avec vigilance les marchés financiers, grâce à leur position en surplomb et l’expertise de leurs agents, elles en épousent cependant les préjugés et la psychologie. Elles font obstacle à la prise de conscience des périls qui se forment, puis courent au-devant des marchés qui ont perdu confiance, pour tenter de s’exonérer de leur responsabilité lorsque s’ouvre la tragédie. Marquons, pour le principe, que les agences de notation illustrent au plus haut degré l’échec du projet d’ordre spontané, issu de l’intérieur même des marchés financiers, qui accouche aujourd’hui d’un désordre organisé.
Cependant, cela fait maintenant une année et demie que les gouvernements et les autorités de la zone euro s’activent pour définir des issues financières et mettre en place les moyens requis. Or, la défiance se propage par épisodes, épousant la course d’un phénomène naturel incontrôlable par les humains. C’est que la solution retenue s’inscrit à contresens de la logique financière. Elle consiste, depuis le 9 mai 2010, à s’appuyer sur un fonds européen de garantie des dettes des États jugés malades, en chargeant d’un poids supplémentaire les États présumés encore sains, sans réduire le fardeau excessif des premiers nommés. Les financiers plus que tous les autres savent pourtant que la réduction des dettes fournit le premier remède, indispensable, pour tenter un retour à la santé. Qu’il s’agisse d’un particulier, d’une entreprise, d’une collectivité publique, tout agent économique surendetté qui conserve un potentiel économique doit se voir accorder des allègements substantiels sous différentes modalités possibles : réduction pure et simple des engagements, refinancement à taux réduit, rééchelonnement approprié des échéances. C’est ce qui n’a pas été fait, ce que l’on n’a pas voulu faire.
Le choix retenu, par les gouvernements de la zone euro, avec la bénédiction et le concours de la Commission, de la Banque centrale et du Fonds monétaire international, avec l’impulsion remarquable du président français, choix porteur de périls qui se déclarent les uns après les autres, tend à sanctuariser les grands acteurs financiers menacés de faillite par celle de leurs débiteurs. À l’engagement disproportionné de ces acteurs sur le marché de la dette des particuliers, dont procède la grande crise bancaire d’il y a trois ans, répond aujourd’hui l’engagement aussi disproportionné des banques vis-à-vis des États. Le nœud de l’affaire réside dans une anomalie. Tandis que les banques et les compagnies d’assurances placent en abondance l’épargne des particuliers en titres de la dette des États, ces titres ont été rendus inaccessibles aux épargnants eux-mêmes, pour assurer un privilège de financement et de placement des deux grands secteurs. La solution consistant en une réduction forcée des engagements des débiteurs surendettés pour assurer leur sauvegarde pourrait s’appliquer, dans la douleur, aux épargnants directs. On se refuse à y contraindre les gérants de cette épargne, dans la crainte du « cataclysme », terme emprunté à Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France.
Deux arguments ont été avancés à l’appui de ce refus. Celui, d’abord, que les épargnants seraient lésés : il faut donc imposer des sacrifices sans précédent aux États et aux contribuables (ne s’agit-il pas cependant en leur personne de ces épargnants que l’on prétend protéger ?) pour maintenir leurs droits. Celui, ensuite, du risque systémique découlant de la fragilisation des banques et des compagnies engagées, pratiquement toutes. Ledit risque systématique, qui ne fait de doute pour personne, à l’échelon des décideurs politiques et financiers, se propagerait à partir des pertes que les créanciers subiraient directement, du fait de la réduction de leurs droits, mais aussi indirectement, en raison d’un autre engagement, au titre des CDS, ces primes d’assurance à caractère spéculatif rattachées aux titres d’emprunts, qui avaient joué le rôle décisif dans les grandes faillites de 2008, et qui devraient maintenant, en toute logique, déterminer de nouvelles faillites nées, cette fois, de l’insolvabilité d’emprunteurs publics. Lorsque l’insolvabilité de certains débiteurs se déclare, les titulaires de CDS sont en effet appelés à la rescousse à partir de leur responsabilité d’assureurs des dettes non remboursables. Les pertes sont ainsi démultipliées par le réseau des CDS, qui se superpose au réseau des emprunts proprement dits. De surcroît, les CDS relatifs aux dettes publiques, étant détenus tant par les financiers européens que par les américains, le risque systémique vaut aussi pour nos amis d’outre-Atlantique. L’épisode de la crise de la dette privée américaine qui a fait tant de mal à l’Europe pourrait bientôt connaître son corollaire sous la forme d’une crise de la dette publique européenne qui franchirait l’Atlantique en sens inverse. Ce serait un prêté pour un rendu.
Le drame prend ainsi une tournure échappant à toute logique compréhensive ordinaire. Les États victimes d’une crise économique engendrée à partir de la sphère financière, placés au bord de l’abîme, se sont surendettés pour survivre. Banquiers et assureurs ont souscrit sans vergogne des titres d’emprunt de plus en plus nombreux, avec l’épargne qui leur est confiée, mais aussi, s’agissant des banques, les concours de la Banque centrale. Ces États, pourtant exsangues, se voient maintenant intimer, par ceux qui les ont pris en otages, de prendre la charge d’un nouveau fardeau, dans l’espoir que le système financier échappera à un naufrage définitif. Cette ultime tentative de sauvetage d’un navire en détresse s’effectue sous le signe classique de la fuite en avant : les élites appellent maintenant à une nouvelle gouvernance assurée nommément depuis Bruxelles et Francfort, en basculant, sans débat politique préalable, vers un « fédéralisme économique européen ». La demande émane tant des fédéralistes de toujours, d’inspiration politique, que de fédéralistes de circonstance qui se multiplient au sein du monde des affaires. Se dessine en arrière-plan de cette demande la perspective de voir des choix essentiels d’organisation et de financement des systèmes publics et sociaux nationaux transférés à Bruxelles et à Francfort, aux mains de ces autorités dont la faillite intellectuelle et politique a ouvert la voie à la faillite des économies et des États : sous prétexte de fédéralisme, les milieux d’affaires militent pour un Gosplan monétaire, budgétaire et fiscal.
Or, l’appel de ces fédéralistes de la onzième heure est irrecevable. C’est sous leur impulsion que le projet européen d’origine, modeste mais encore cohérent, a bifurqué par échouer sur l’imbroglio et l’impasse en cours. Les formules de fédération ou de confédération qui auraient pu voir le jour, pour l’ancrer dans la réalité et la durée, ont été écartées, laissant place à une « construction » aux termes illisibles par les peuples. C’est ainsi que les dirigeants européens ont emprunté des voies tout autres que le projet d’origine, en subordonnant ledit projet européen à un projet ultérieur, sans rapport avec lui, d’inclusion des économies européennes dans la concurrence mondiale, en souscrivant à l’expérience néo-libérale inaugurée dans le monde anglo-américain, en repoussant sans trêve les limites de l’Union. Ainsi le projet européen a-t-il commencé à perdre son âme politique et sa personnalité économique avant d’abandonner l’assise territoriale qui aurait pu en constituer le cadre propice. Et maintenant, il semble, hélas, que les jeux soient faits.
Jean-Luc Gréau.