WORKING PAPER N°3
EUROPE - « COME BACK »
Le retour dU RÉALISME
TABLE DES MATIÈRES
-
Les postulats du réaLISME ET LEUR ABANDON
-
L’imperfection des institutions de sécurité
-
Le retour de la realpolitik
*****************************
Les postulats du réaLISME ET LEUR ABANDON
La tradition de pensée du réalisme, comme doctrine de la Raison d’État, conception de la puissance internationale et interprétation calculée et rationnelle des intérêts nationaux, embrasse le cours tout entier de l’histoire de l’Europe et fait corps unique avec le concept moderne de souveraineté, comme soumission absolue à une autorité indivisible, inconditionnelle et unique.
L’abandon des postulats du réalisme, l’anarchie du système et la permanence des conflits de la part du monde académique continental depuis 1945 ont été la conséquence directe de la tragédie européenne et de deux conflits mondiaux inexpiables.
Cet oubli marque l’émergence d’une conjoncture d’idéalisation des relations internationales qui représente la remise en question de la souveraineté comme fondement originel de l’ordre international et de la société étatique, et de ce fait, l’antihistoire de l’Europe, la négation de la realpolitik. C’est dans les profondeurs de l’abîme européen et au cœur de son drame que furent ensevelies les intuitions de Machiavel, les réflexions de Richelieu et les fictions mythologiques de Hobbes. Périrent avec elles les subtiles distinctions de l’âge politique contemporain et les conceptualisations élevées des cultures italienne du XVIe, française et allemande des XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Conceptions développées par nombre de philosophes, historiens et juristes, parmi lesquels les pères du monde moderne et de la société des États, Hegel, Ranke, Treitsche, Meinecke, Weber et Schmitt. Nous ajouterons dans le même sillage les noms de Carr et d’Aron et, au-delà de l’Atlantique, ceux de Niebuhr, Morgenthau, Kennan, Kissinger, Kaplan, Waltz et bien d’autres.
À l’opposé du réalisme politique, la tradition idéaliste, tirant ses racines et ses sources de l’impératif éthique, parcourt le fil souterrain qui va de Kant à Habermas et de Hamilton à Haas et à Deutsch, puis à Robbins, Spinelli, Monnet, jusqu’aux penseurs constructivistes et déshistoricisants de la postmodernité. Ainsi, si l’histoire de l’Europe s’identifie étroitement à l’histoire du concept de souveraineté, de système légal national, de realpolitik et de doctrine d’État-puissance (Staatsmachtgedanke), la conception de l’Europe comme soft power, apparaîtra, en son pur concept, comme une antihistoire de l’Europe séculaire, sans épopée et sans mythes, sans téléologie ni transcendance, une histoire dédramatisée, dépolitisée, éthiquement indifférente et techniquement bureaucratique, au visage moral d’une « démocratie désarmée ».
L’histoire de l’Europe moderne naît, dès les premiers siècles de l’âge moderne, à travers la compétition violente, la concentration progressive du pouvoir et de la force, soustraits aux privilèges des autorités féodales et des corps intermédiaires, noblesse, seigneuries et villes libres. Elle se réalise dans les formes de la monarchie absolue sur le continent ou de l’équilibre de pouvoir entre roi et parlement en Grande-Bretagne. Cette histoire de la monopolisation du pouvoir et de la violence physique constitue l’attribut et la substance mêmes de la souveraineté, comme qualification de l’autorité suprême et légitime, ayant permis à l’État d’imposer les règles indispensables d’une cohabitation pacifiée aux citoyens et la soumission à la loi des controverses privées à l’intérieur d’une société apaisée.
Grâce au processus de monopolisation de la force de la part de l’État et à l’exercice d’un pouvoir de coercition irrésistible de la part de son autorité suprême, il fut possible de créer, puis d’imposer, un ordonnancement juridique et un système efficace de normes universellement valables. Ce fut par le monopole de la force qu’il fut consenti une élévation civile par l’éducation et une progression économique par la certitude du droit.
Par ailleurs, la création d’une autorité centrale forte identifia dans le monopole légal de la force le fondement essentiel de la justification oligopoliste de la violence. Cette conception, mise en sommeil en temps normal dans une démocratie moderne, ne doit pas faire oublier qu’en cas de crise « il doit y avoir un homme ou un groupe d’hommes », comme le rappelle H. J. Morgenthau, « qui assume la responsabilité ultime pour l’exercice de l’autorité politique », ou à la manière de Schmitt, « qui décide de l’état d’exception », un état dans lequel, même dans la démocratie la plus parfaite, la décision n’est guère de la loi, mais d’un homme, dans lequel se confondent le pouvoir de fait et le pouvoir de droit. Peut-on, de nos jours, partager la souveraineté, le système de décision, l’ordonnancement juridique, la sécurité intérieure et extérieure, sans unifier la force, l’appareil de violence, le système de coercition et de survie en un système de décision unique ?
Depuis toujours, le réalisme politique et la théorie réaliste ont établi une liaison, réciproquement contraignante, entre l’existence de l’État et l’anarchie internationale, au sein de laquelle règnent des facteurs de rivalité et d’antagonisme plutôt que des principes de solidarité. Que cette liaison repose sur la morphologie du système, unipolaire, bipolaire ou multipolaire, ou sur la distribution mondiale du pouvoir et donc sur une « balance », planétaire, le réalisme met en exergue la séparation nette entre sécurité interne et sécurité extérieure.
En effet, le caractère objectif et critique de la menace ainsi que le poids et l’influence de la politique extérieure sur la politique interne justifient ce primat praxéologique et conceptuel, qui ne peut être démenti ni infirmé, mais seulement atténué, par la théorie de l’interdépendance entre les économies, les sociétés et les États. C’est de l’anarchie internationale et de sa permanence structurelle, c’est de l’imperfection essentielle du système que l’on ne peut exclure l’emploi unilatéral de la force. C’est l’absence d’une instance centrale de régulation et d’un ordonnancement juridique, en mesure d’imposer son arbitrage par des compromis sanctionnés et efficaces, que découle la difficulté d’une gouvernabilité globale du système international.
L'IMPERFECTION DES INSTITUTIONS DE SÉCURITÉ
L'imperfection des institutions universelles de sécurité est due à la permanence d’une pluralité des souverainetés militaires et à la dispersion des formes autonomes du monopole de la force. Ainsi, les problèmes de sécurité constituent, au sein de la structure anarchique du système international, le fondement même de la realpolitik et de l’exigence d’une politique qui garantit, par la logique de la puissance et la morale du combat, la survie des unités politiques en situation de crise extrême. La garantie de sécurité extérieure est donc la préoccupation fondamentale des hommes d’État et des élites politiques, car les États n’ont jamais consenti à se soumettre à l’arbitrage d’une idée, d’une morale, d’un système de valeurs ou d’une norme, lorsque des questions d’intérêt vital étaient en cause. L’histoire européenne et mondiale nous rappelle cruellement que les principes juridiques, éthiques et politiques (au sens des priorités et des principes partisans) ont été toujours sacrifiés face à la préoccupation dominante de l’État ou de ses régisseurs d’assurer la survie des nations. Ainsi, dans un contexte international, caractérisé par la subordination de toute autre valeur à l’impératif de la sécurité extérieure, tirent leur raison d’être la politique de puissance ou la stratégie, comme conduite aventureuse, liées organiquement à l’anarchie internationale. Le primat de la politique extérieure sur la politique interne, à travers l’idée de raison et le calcul instrumental, s’est appliqué à l’art du gouvernement, comportant une planification rigoureuse des moyens de défense, en fonction de l’ambition politique et du « sens » assignés à la place de l’État et de la nation, dans la hiérarchie de puissance et dans le cadre plus général de la vie historique.
On comprendra plus aisément pourquoi le réalisme reflète sans équivoque l’expérience du système européen des États et celle de la scène planétaire, où les considérations géopolitiques prévalent sur les affinités idéologiques des hommes de gouvernement d’autres États.
Le constat de cette liaison entre les problèmes de sécurité et la structure hobbesienne du monde influe également sur le rapport entre la realpolitik et la science politique. En effet, les indications méthodologiques de Max Weber sur les « types idéaux » ne doivent pas être retenues comme un simple reflet de la réalité, mais comme des « modèles » pour comprendre les aspects fondamentaux et récurrents de comportements périlleux, en isolant en leur sein un « noyau rationnel constant », qui dépend de l’existence d’une société « sui generis », mi-sociale et mi-asociale. La société de nature, où la conciliation des intérêts antagoniques et conflictuels est l’œuvre des États, a inspiré des interprétations différentes de la realpolitik. Un de ces exemples est la politique de réconciliation franco-allemande, un épisode de la realpolitik européenne, disjointe de la politique d’intégration, mais qui a agi comme le moteur de celle-ci. Cette politique de réconciliation, inspirée par la conception gaullienne de l’« Europe des patries », a été dictée par l’idée de bâtir un pôle de puissance européen indépendant dans le cadre de l’affrontement Est-Ouest et de la politique mondiale de la bipolarité et peut être résumée avec les mots de Bismarck à Guillaume I après Sadowa. « Nous ne devons pas choisir un tribunal (n.d. r. de l’histoire), mais bâtir une politique allemande (n.d. r. européenne) ». Une politique européenne qui a eu clairement une signification extérieure, car elle visait la conception ambitieuse d’un acteur global au sein de la pluralité des souverainetés militaires existantes.
Le retour de la realpolitik
Le monde est resté tel qu’il a toujours été, désordonné, fragmenté et visqueux, fait d’antagonismes multiples et toujours éveillé à la rivalité. L’actualité pressante du retour au réalisme donne à la théorie et à la pratique de la realpolitik ou de la power politics, la place qui lui revient dans le débat sur l’Europe. En effet l’EU, adoptant la conception idéaliste, néo-kantienne et fonctionnaliste de la souveraineté, a mis l’accent sur le versant intérieur de celle-ci, et de ce fait sur la notion floue de gouvernance, comme gouvernement des hommes par la règle et par la loi. Ce débat a mis en avant la notion de « société civile », et donc le sens subjectif de l’appartenance des citoyens prônant l’extension indéfinie des revendications et des droits, non équilibrée par les obligations et les devoirs. L’affection societatis l’a emporté sur l’affection civitatis ac autoritatis, dépolitisant encore davantage l’« agora ».
Le vrai déficit demeure aujourd’hui l’analyse de la place de l’Europe dans la hiérarchie et dans la distribution du pouvoir global, ce qui pousse à réorienter les préoccupations de l’Union vers la scène internationale et son évolution. Ainsi, le retour de la realpolitik est porteur d’une « nouvelle culture du système international » et d’une « révolution stratégique », qu’aucune lecture multilatérale ou juridique n’a pu apporter à la compréhension du monde par les normes, supranationales ou transnationales, ni au gouvernement des « sociétés civiles » par la loi.
Le réalisme, revenu à la lumière du jour des archives d’une mémoire spoliée de son passé, devra partir du système et de sa morphologie, de sa hiérarchie et de sa «balance », de ses enjeux et rivalités, pour orienter l’Union vers des options correspondantes à ses choix d’avenir et aux palimpsestes de ses savoirs anciens.
Ce tour d’horizon nous a semblé nécessaire pour illustrer et mieux comprendre l’état actuel de l’Union et pour encourager l’évolution politique de celle-ci vers le rôle qu’elle se doit d’incarner : celui d’un « joueur planétaire ». Ce bilan n’exige pas un consensus, ni une adhésion de principe, ni même un partage des différents argumentaires ou doctrines. Il exprime une position et porte une conviction, celles d’une réflexion sur la « crise des fondements » et sur l’affirmation de « nouveaux paradigmes », de pensée et d’action philosophiques, géopolitiques et intellectuels.
L’avenir de l’Europe ne peut reposer que sur la « grande politique », désormais planétaire, sans retour aux cadres restreints, insuffisants et trompeurs de nos vieux schèmes cognitifs, et dans le pire des aphorismes, de nos clochers et de nos clichés, expressions d’une province du monde qui, à l’âge d’or de sa puissance, fut maîtresse de destins, foyer de « lumières » et porteuse de « civilité » et de gloire.