La scène internationale de demain
Une contradiction apparente marquera l’ordre mondial du XXIième siècle. D’une part s’étendra une mondialisation croissante, de l’autre subsistera une fragmentation étatique diversifiée. Entre ces deux plans, une série de rivalités diffuses attisera la dialectique de l’antagonisme mettant aux prises des acteurs locaux insatisfaits et belliqueux. Cette dialectique resserra les liens complexes qui amplifient les tensions inter-étatiques et les litiges transnationaux. Cependant, deux réalités nouvelles marqueront durablement ce début du millénaire : l’affirmation jusqu’ici inégalée d’une puissance internationale sans précédent, les États-Unis d’Amérique dont la capacité d’influence unipolaire semble toucher à sa fin et l’émergence d’une communauté mondiale informelle.
La disparition du « duopole de puissance » de la guerre froide, avec ses codes et ses règles de conduite, a entraîné une perte de rationalité centrale, perturbée par l’apparition de nouveaux fléaux, le terrorisme, la prolifération d’armes de destruction massive et le crime organisé. Cette déstructuration de la rationalité bipolaire s’est appuyée sur une population d’acteurs anonymes ou « exotiques », qui obéissent à d’autres « sens » et à d’autres « logiques » dans l’utilisation indiscriminée de la violence armée. Pour l’essentiel, le système des États, tel qu’il est apparu aux XVIIIième et XIXième siècles, demeurera le système de base des relations internationales.
Ainsi, l’ordre mondial sera régi par la modalité précaire de l’équilibre, la balance of power, entre au moins cinq ou six puissances: les USA, l’Europe, la Chine, la Russie, le Japon et peut-être l’Inde.
Au plan conflictuel, la caractéristique fondamentale de la période est dictée par une interaction forte entre trois zones de convulsion et de crise :
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le Proche-Orient, à la tournure de tensions désespérées; où une escalade de forte intensité s’est déclenchée entre Israël, le Hezbollah et le Hamas
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l’Irak, où la guerre civile inter-communautaire et inter-religieuse attise les visées sécessionnistes et l’ingérence meurtrière de l’Iran et de la Turquie
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l’Afghanistan, où les défis à l’ordre régional et la déstabilisation du dispositif de sécurité Otanien redonnent du poids aux Talibans, sans oublier la gravité d’autres tensions latentes en Asie de l’Est et du Sud-Est, la tension indopakistanaise à propos du Cachemire, la Corée du Nord avec ses capacités de nuisance, la méfiance persistante entre la Chine et le Japon et l'absence de règlement entre la Chine et Taiwan.
Cependant, dans la dynamique de la scène contemporaine, la guerre inter-étatique semble avoir cédé provisoirement la place à une violence informelle, venant d’une mondialisation aux incitations contradictoires. La marche de celle-ci dans la dimension économique, technologique et doctrinale signifie pour certains une nouvelle ère d’ouverture et de coopération, instaurant des règles du jeu communes pour l’exercice d’une concurrence aux avantages asymétriques. Pour d’autres, elle suscite des contre-credo et des résistances acharnées, occupant désormais l’espace symbolique laissé vacant par l’effondrement du communisme.
Cependant, au cœur de ces bouleversements des techniques et des pouvoirs, la rivalité fondamentale entre les joueurs s’exercera sur un échiquier planétaire, où le foyer principal de la puissance sera, comme toujours, l’Eurasie, point d’ancrage de la suprématie globale et axe géopolitique du monde.
Ainsi, l’état mouvant de la conjoncture donnera lieu à une sécurité mondiale instable, à une violence régionale diffuse et à des conflits locaux intenses qui verront la coexistence d’une paix de surveillance stratégique entre les acteurs majeurs de la scène internationale et d’un désordre chaotique entre les unités politiques et les groupes d’actants d’ordre mineur.
Dans cette situation qui tirera les ficelles du jeu ? Qui en sera le maître ? De quelles cartes disposera-t-il ? Quels seront les points chauds de la planète et les aires de conflits de demain ? Questions non négligeables pour les analystes politiques ; questions essentielles pour les faiseurs d’histoire.
En ce qui concerne l’Europe, qui a inventé tous les concepts-clés de la vie internationale, la souveraineté, l’État-nation, l’équilibre des forces, l’empire universel et la jalouse émulation; elle demeurera le seul ensemble du monde moderne à ne jamais avoir connu de structure politique unifiée. Cela sera l’affaire européenne majeure de notre siècle et son issue influencera en profondeur l’état du monde, la distribution de la puissance et le destin de l’Occident.
Sur les sables mouvants de l’histoire et selon une perspective plus régionale que mondiale, mais susceptible d’induire des effets combinés à l’échelle planétaire, un nouveau « grand jeu » s’est instauré en Asie centrale, entre le Caucase et le grand Moyen-Orient, une zone productrice et exportatrice d’énergie, ayant une influence indirecte sur la bordure méridionale de l’Eurasie, la région des « Balkans mondiaux » où la situation politique est la plus explosive.
Dans cette zone centrale, un vide de pouvoir s’est créé suite à l’effondrement de l’Empire soviétique et une confusion redoutable s’est installée entre Islam et luttes de clans. C’est là que prospèrent les combats asymétriques entre les forts et les faibles, dont l’expression plus inquiétante est le terrorisme. Il s’agit d’un défi pour l’Occident, dont la lutte ne peut épuiser la stratégie des démocraties ni être une fin en soi pour l’Europe ou pour les États-Unis. C’est une aire caractérisée par une profonde stagnation sociale, qui embrasse le Levant et le golfe Persique, la Turquie, le Caucase et l’Asie centrale, le Pakistan et l’Indonésie, et où vivent quelque 820 millions des musulmans. Il est très clair politiquement que ces populations ne veulent et ne peuvent être laissées à l’écart du développement et de la modernité.
Dans cet arc de crise permanente, la maison de l’islam (dar al Islam) montre toute sa complexité et toute sa virulence. Ici, une forme mélangée d’hostilité et de ressentiment vis-à-vis de l’Occident nourrit l’isolement intellectuel et culturel d’un monde jadis fleurissant, cependant que des bureaucraties d’État, omniprésentes et inefficaces, inhibent toute réforme et entretiennent la pauvreté et la frustration.
L'Europe et les États-Unis. Des partenaires égaux ou équivalents?
En raison de la faiblesse relative due au caractère incomplet de son intégration, l’Europe ne parviendra pas immédiatement à se doter d’une stratégie globale intégrée ni d’une vision anticipatrice de ses intérêts géopolitiques communs et permanents, susceptibles d’ordonner un comportement politique unifié sur la scène mondiale. Ce concept directeur appartient dans l’histoire à la puissance hégémonique et au statut privilégié qui accompagne sa prééminence internationale. Il appartient aujourd’hui aux États-Unis d’Amérique, puissance économique, technologique, culturelle et militaire.
Seuls les États-Unis possèdent la panoplie complète des moyens de la puissance et le sens de la mission historique. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, ils ont accédé au rang d’arbitres des États d’Eurasie, mais également au statut de puissance globale dominante. En raison de leur rôle, ils s’opposeront à ce qu’un État ou un groupe d’États puisse devenir hégémonique sur la masse eurasienne, exactement comme ça a été fait par l’Angleterre vis-à-vis de l’Europe lors de sa grandeur impériale. Pour des raisons qui tiennent à la fois de son épuisement historique, de l’exercice résolu de la fonction de leadership de la part des États-Unis dans les affaires au monde, ainsi que pour l’effet stabilisateur de sa puissance, découlant d’un engagement de longue date dans la défense des convictions morales historiques de l’Occident, l’Europe doit se faire avec l’Amérique et dans les institutions existantes, mais réformées et renforcées.
L’unité de l’Europe ne se fera pas sur une opposition ou sur une défaite de l’Amérique. L'Europe ne pourra pas se rassembler dans la solitude face aux périls grandissants sans assurances ultimes ni sur une rupture de la confiance en elle-même et sur celle des alliés de l’Amérique, mais seulement dans le cadre d’une alliance euro-atlantique sûre, large et redéfinie. Or, cette unité est décisive, pour elle-même et pour le reste du monde corrompu par la violence, et une sorte de « loi fondamentale » devra en forger la personnalité, la visibilité et la capacité de rayonnement. Unie, l’Europe saura faire face aux défis civilisationnels et sociétaux du XXIième siècle et redeviendra un acteur géostratégique, ré-équilibrateur et éclairant à l’échelle mondiale. Paralysée par ses divisions internes, elle régressera à la simple expression de la géographie, au théâtre où se dérouleront les conflits futurs pour l’acquisition de la puissance globale.
La fin éventuelle de l’hégémonie américaine et l’épuisement du « moment unipolaire » du système international post-bipolaire conduiront plus facilement à la généralisation du désordre qu’à l’émergence d’une prépondérance de même nature, au plan économique, technologique, politique, culturel et militaire. L’Europe ne pourra pas arbitrer à elle seule les problèmes de sécurité dans un espace continental élargi et encore moins dans un contexte mondialisé. Les États-Unis ne pourront affronter tout seuls les nouvelles menaces et résoudre individuellement ou avec des « coalitions de circonstance » les conflits futurs en Eurasie, sans un partage des responsabilités communes avec l’Europe, sans un partenariat équivalent avec elle.
L’espace des rivalités est sans précédent, celui des antagonismes est sans commune mesure avec les ressources d’un seul acteur surclassant tous les autres.
Instruments de pouvoir et intérêts géopolitiques
La maîtrise des nouveaux instruments de pouvoirs (les technologies, la communication et l’information) n’est pas suffisante pour assurer l’exercice de la prééminence mondiale. La recherche d’un équilibre durable des intérêts géopolitiques dans le monde demeure la condition sine qua non de la gestion du système international de demain. Or, cet équilibre a besoin de consensus et d’intérêts partagés pour s’instaurer et perdurer, plus que de domination ou d’exercice unilatéral de la force pure. Par ailleurs, si l’impératif territorial a été, par le passé, l’impulsion incoercible des comportements agressifs des États, le contrôle des territoires n’a pas perdu de son importance. Les litiges territoriaux dominent encore les relations internationales sous forme de conflits ethniques, identitaires, ou religieux, liés souvent à la géopolitique des ressources et aux besoins démographiques croissants.
Cependant, d’autres défis apparaissent, liés à la prolifération balistique et nucléaire, surtout dans une Asie en pleine transformation et en situation d’éveil nationaliste. La dégradation rapide de l’écosystème, les changements climatiques, l’augmentation de la population dans les zones les plus pauvres de la planète, la restriction des terres arables et la diminution des ressources énergétiques rajoutent des couleurs sombres au tableau déjà obscur du devenir du monde.
Ce vécu prévisible de l’humanité prendra la forme d’une remise en marche de l’espèce par des migrations à grande échelle, par des déplacements forcés des populations et comportera l’adoption de schèmes mentaux le plus souvent irrationnels, à l’intérieur de « sens » ancestraux, utopiques ou religieux.
Environnement international : unipolarisme cooptatif ou multipolarité?
Aucun acteur politique n’a, dans la conjoncture actuelle, la capacité de modeler l’ordre international de demain selon sa volonté ou ses ambitions et cela en raison du phénomène dit de « diffusion de puissance ». Nous évoluons lentement vers un système multipolaire, bien que nombre d’analystes aient soutenu l’idée de l’émergence d’un monde unipolaire, hégémonisé par une seule puissance, et qui semble aujourd’hui en phase d’épuisement1.
Or, un ordre unipolaire non hiérarchique, à l’opposé de l’ordre impérial, désigne, au moins en théorie, un système international de transition et ce dernier comporte un processus d’ajustements et de conflits ayant pour enjeu la redistribution du pouvoir mondial.
En perspective, le système international qui se dessine et qui prendra sa forme définitive au cours du siècle, est un ordre où n’apparaît pas immédiatement une menace idéologique ou stratégique dominante, à l’exception de la Chine. Dans ces conditions, les nations qui composent la constellation diplomatique sont libres de manœuvrer et de se déterminer en fonction de leurs intérêts nationaux.
Malgré la prééminence actuelle des États-Unis, ayant joué un rôle pivot au cours des soixante dernières années, par la combinaison et l’équilibrage de deux stratégies indispensables en Eurasie, la stratégie transatlantique en Europe, grâce à l’OTAN, et trans-pacifique, grâce à des relations de sécurité triangulaires et informelles avec la Chine et le Japon, aucune autre puissance sera capable d’affermir sa prépondérance exclusive et de l’exercer de manière permanente. Ainsi, les grandes nations continentales devront cohabiter avec les petites et rechercher des formes d’équilibre tacite, en veillant à ce qu’aucune d’entre elles ne soit tentée de le remettre en cause.
Tant que cet équilibre sera sauvegardé, la communauté internationale se chargera des opérations de « maintien de la paix », surtout en cas de transgressions mineures. Dans de tels cas, le principe de la « sécurité collective » et celui des « alliances de circonstance » prendront le dessus sur la logique des « alliances permanentes », qui interviendraient essentiellement en cas d’atteinte à l’équilibre général, dans les crises existentielles ou vitales les plus déstabilisantes pour la distribution du pouvoir mondial.
Dans cet environnement, la politique de la balance of power, destinée à faire contrepoids à l’émergence d’États perturbateurs, n’aura rien perdu de son utilité et cette balance sera constamment influencée par un dosage savant de données stratégiques et de considérations morales, d’idéalisme et de realpolitik. Le double équilibre entre la défense des valeurs et les impératifs de la géopolitique d’une part, et les rapports de forces pures de l’autre, présidera à la définition des intérêts vitaux.
Ainsi, au niveau du système international et de la logique des contrepoids, la rivalité entre les joueurs s’exercera sur un échiquier planétaire.
Le XXIe siècle verra l’entrée d’acteurs importants dans la danse du nouveau millénaire et la montée en puissance de nouveaux centres de pouvoir au Japon, en Chine, en Inde et en Extrême-Orient. Ces pôles de pouvoir refléteront les nouvelles réalités de l’antagonisme à l’ère de la balistique, de la frappe de précision et des charges nucléaires ou chimiques.
Simultanément, nous assisterons à la poursuite des phénomènes de désagrégation et de crise, ainsi qu’à l’émergence d’un nouveau type de conflit, les conflits méta-politiques, comme forme particulière et englobante des conflits asymétriques. Dans ce contexte, un mélange d’ajustements inévitables relativisera le poids des puissances traditionnelles et, en premier lieu, celui de l’Amérique, mais aussi et encore davantage celui de l’Europe.
L'Europe et la "Révolution dans les Affaires Politico-stratégiques"
Ainsi, l’Europe, face à la nouvelle géopolitique planétaire, devra opérer un revirement radical, une révolution copernicienne dans les affaires politico-stratégiques. Cette révolution suppose en amont une rupture conceptuelle, consistant à penser le monde et les équilibres géopolitiques globaux comme les véritables enjeux de conflit, de sens, de sécurité et de puissance. Nous retrouvons là la logique du système international, sa valeur euristique et son sens.
Ce changement d’échelle, de problèmes et de complexité fait clairement apparaître la nécessité d’une diplomatie des sphères d’intérêts et de choix de coalitions pour les situations de crise, ainsi qu’une hiérarchisation différente des objectifs historiques et des valeurs stratégiques et cela dans un monde où la sécurité et la stabilité sont désormais globales. En elle-même, la conscience de ce changement est déjà une révolution et elle est d’autant plus radicale qu’elle est conceptuelle et de vision. Elle replace les problèmes de légitimation de l’action internationale des États ailleurs et autrement que dans la seule autonomie des compétences et des sphères d’influence de l’ONU et de l’OTAN. Elle les situe au seul niveau pertinent, celui de la « gouvernabilité » du système international dans son ensemble. Cela se traduit d’abord par un rééquilibrage des responsabilités politiques et militaires vis-à-vis de l’Amérique, car sans l’Amérique, l’Europe sera marginalisée en Eurasie, et sans l’Europe, l’Amérique serait réduite à une île lointaine au large de l’Asie.
Dans l’absence d’un principe organisateur unique et de l’importance croissante des conditions non militaires de la sécurité, ainsi que des facteurs culturels, comme facteurs organisateurs et créateurs de puissance, l’accent est mis aujourd’hui sur la recherche d’un sens à donner à l’exercice de la puissance. Or, à chaque fois qu’un équilibre s’instaure entre la puissance d’une part et le monde des valeurs de l’autre, la diplomatie a le devoir de définir ce que constitue pour un acteur son intérêt vital et, dans le cas de l’Europe, son intérêt commun. Il s’agit là de l’aspect fondamental de la construction européenne ainsi que d’un ordre géopolitique global nouveau et stable, en Europe et dans le monde. Il faut pour cela que les Européens revendiquent fermement que les conditions de leur sécurité ne soient pas décidées en dehors d’eux, par d’autres acteurs quels qu’ils soient.
L'Amérique et l’Europe peuvent jouer ensemble à un rééquilibrage stratégique et à une stabilisation progressive de la planète, face au double phénomène de l’autonomisation des conflits locaux et de la montée des dangers venant de l’arc de crise qui va du Pakistan au Maroc, du Caucase au golfe Persique et de l’Asie Centrale à l’Asie du Sud-Est, bref à la zone des « Balkans mondiaux ».
En dehors de cette perspective globale commune et de cette responsabilité d’ordre planétaire, toute politique de l’équilibre, de puissance et de force, dans le système multicivilisationnel du XXIe siècle, deviendrait hasardeuse pour l’Amérique, incertaine pour l’Europe et critique pour l’ensemble de l’hémisphère nord (Russie inclue).
L'ordre international de demain
L’ordre qui se dessine pour demain est donc voué à tenir compte des leçons de l’expérience, qui lient la stabilité des systèmes internationaux à des perspectives géopolitiques différentes, de telle sorte que toute Weltpolitik ne peut s’instaurer sans une logique de la balance, et l’Europe ne pourra s’y soustraire, si elle veut affermir ses raisons historiques et contrecarrer des coalitions hostiles.
Tout système international est voué à la symétrie, en dépit de laquelle l’alternative à l’hégémonie d’une seule puissance est le désordre et le déséquilibre. Le système international de demain, plus interdépendant et en même temps plus hétérogène que tous les systèmes du passé, aura besoin d’un pluralisme d’idées, d’interprétations et de forces, auxquelles l’Europe doit apporter sa contribution.
Celle-ci apparaît décisive, car si les freins à l’action internationale d’un État perturbateur reposent sur le seul unilatéralisme de l’acteur hégémonique, ou sur les compromis institutionnels obtenus dans une enceinte d’arbitrage – les Nations unies –, la liberté de choix des puissances prépondérantes ne pourra trouver satisfaction dans un système de règles établies par simple consensus, en dehors des réalités de la puissance.
Ainsi, le principe de l’équilibre et le multilatéralisme qui s’y accompagne exigent une distribution approximative du pouvoir mondial. Dans cette perspective, l’Europe doit assumer son rôle de puissance et en porter la responsabilité et la charge. Elle ne pourra plus refuser d’entrer dans les querelles qui secouent le monde, ni refuser de s’impliquer dans les conflits qui interviennent dans sa zone d’intérêt vital, ses marches ou sa périphérie, l’Est, le Sud-Est et le Nord européens, la Méditerranée et, plus loin, l’océan Indien et l’Asie pacifique.
L'Amérique aura besoin de l’Europe pour préserver l’équilibre dans plusieurs régions du monde et l’Europe aura besoin d’une Weltpolitik pour définir ses intérêts communs et mettre en œuvre une politique étrangère qui lui soit propre. Le retour de la grande politique revêt pour l’Europe une signification essentielle et repose sur le constat que la sécurité européenne a cessé d’être, pour l’heure, une affaire « de paix et de guerre » pour le monde, ce qui a été le cas aux XIXième et XXième siècles.
C’est désormais l’Asie, le Moyen-Orient, le grand Moyen-Orient et les « Balkans mondiaux » qui s’imposeront comme les régions les plus dangereuses de la planète. L'Asie regroupe la moitié de l’humanité, rassemble les acteurs mondiaux les plus importants, abrite des foyers de crise permanents, sans issues prévisibles à moyen terme. C’est en Asie que se situent les querelles de souveraineté les plus aiguës et c’est au golfe Persique et au grand Moyen-Orient que se fera le test de la puissance et de l’hégémonie américaines.
C’est pourquoi la sécurité européenne dépendra de plus en plus de la participation de l’Europe à l’équilibre des forces dans le monde et de sa capacité à créer les conditions politiques les plus favorables à ses intérêts, à partir de l’idée qu’elle se fait d’elle-même, du rôle futur du continent et du sens qu’elle accorde à sa mission historique.
Le choix de l'Europe
L’histoire nous rappelle que rien ne dure indéfiniment et que le rôle stabilisateur de la puissance américaine pourrait décliner, affectant à terme la sécurité de l’Europe. En perspective, l’Europe doit prendre conscience que sa sécurité est indissociable de celle de son environnement proche, moyen-oriental et eurasien, et que son rôle « autonome » ne suffit pas à préserver ses intérêts ni à assurer sa défense. Par contre, l’Europe peut accéder au rôle de partenaire d’une communauté de valeurs, de convictions et d’intérêts partagés avec les USA. Dans ce cas, elle doit opter pour une grande stratégie aux implications multiples. Ce choix nécessite une adhésion des élites et une mobilisation des opinions autour d’un objectif stratégique central, celui de devenir à terme une puissance planétaire « éclairante » et crédible dont il conviendra de définir la nature et la portée.
Ce rôle s’exerce d’abord par la recherche d’une sécurité internationale minimale et d’un pouvoir fédérateur des plus larges. Cela exige la définition d’une vision géopolitique globale et d’objectifs stratégiques cohérents avec l’existence d’un duopole de puissance de la part des deux piliers de l’Occident. Dans ce cadre, l’Union européenne, au sein d’une alliance atlantique rééquilibrée, devrait exercer un rôle actif fondé sur une orientation politique commune concernant la politique mondiale en Eurasie et les différentes politiques régionales dans les « aires de crise » et autres zones turbulentes de la planète.
L’étroite imbrication de deux fonctions de « gouvernabilité » et de « gouvernance » internationales, pour les situations de tension d’une part et pour les arrangements dans la gestion ordinaire et coopérative du système planétaire de l’autre, devraient favoriser la recherche des issues aptes à créer ou à restaurer la confiance et la stabilité mondiales.
L'Union Européenne et les USA, jouant chacun à sa prééminence, de force ou d’expérience, devraient faciliter la recherche de solutions appropriées aux problèmes majeurs du siècle et apaiser les inquiétudes des zones les moins nanties de la planète et surtout de celles les plus explosives.
Prospective et rétrospective
Les temps de trouble et de désordre publics, et ceux qui impliquent la transition d’un système à l’autre des relations entre les nations, incitent à la réflexion sur les schèmes du devenir, sur la naissance, l’affirmation et le déclin des républiques et des empires et sur le caractère aventureux et incertain des grandes stratégies.
Cette méditation a pris tantôt la forme d’une spéculation sur l’utilité des ralliements et des alliances militaires dans l’imminence d’une guerre ou sous la menace d’un danger grave, tantôt la tournure d’une interrogation sur le sens ultime du combat pour ne pas être à la merci des autres et, en conséquence, sur le refus de la servitude face à des ultimatums existentiels.
Depuis l’antiquité grecque jusqu’à l’âge moderne, portent témoignages de ces réflexions : « Les guerres du Péloponnèse » de Thucydide, la « République » de Platon et la « Politique » d’Aristote, le « Léviathan » de Hobbes ou le « Prince » de Machiavel et, suite aux guerres de religion, le « Traité théologico-politique » de Spinoza. Réfléchissant à l’époque napoléonienne, Clausewitz nous a éclairés sur l’étrange trinité qui est à l’œuvre dans l’aventure guerrière, l’« entendement politique, la libre activité de l’âme et la passion hostile ». Plus proches de nos préoccupations, les ouvrages de Montesquieu, de Rousseau et de Tocqueville ont proposé des théories sur l’équilibre des pouvoirs et sur les formes des régimes politiques.
C’est une constante qui se renouvelle à chaque fois dans l’histoire lorsque la quête de l’avenir liant intimement les ambitions civiles et les stratégies militaires prévaut sur logique du présent et que la volonté d’écrire les pages du futur s’impose sur les contraintes et sur les héritages du passé, eux-mêmes relatifs et vite obsolètes.
Dit avec des concepts modernes, les buts de ces méditations ont été non seulement de décrire les conduites et les dilemmes des acteurs de jadis, mais de dégager la logique implicite de leurs choix afin d’en saisir la leçon et le « sens » permanents. Or, ces buts demeurent incompréhensibles si on ne les replace pas dans le contexte d’une conjoncture particulière et dans l’horizon des relations d’un système, qui circonscrit le cadre général de la poétique historique.
Nous appelons ce cadre, au sein duquel le champ d’action et le centre d’intérêt des acteurs politiques s’expriment par des conduites spécifiques, un système international. Une constellation diplomatique peut être appelée un système, lorsqu’un événement politique, historique ou stratégique peut être étendu à l’ensemble.
Au sein d’un système, le verbe diplomatique et l’action militaire se composent en unité et forgent les lignes directrices de la politique étrangère d’un État qui est, en tant que telle, une politique de puissance. La cohésion stratégique d’une société et sa fascination culturelle de masse constituent, à l’heure des « chocs de civilisation » et des nouvelles guerres de religion, des forces d’impact et des facteurs d’influence au sein d’un univers clos, la scène planétaire, travaillée en profondeur pas une hétérogénéité philosophique et morale virtuellement conflictuelle.
Par ailleurs, l’éveil culturel et la résurgence de revendications ethniques, claniques et tribales au tropisme nationaliste peuvent devenir une force de désespoir et de révolte et engager les grandes nations et l’ordre établi dans des luttes de pacification et de stabilisation longues et difficiles, soient-elles impériales ou locales.
En reprenant la caractérisation des rapports internationaux, le trait original qui distingue ce type de relations de toutes les autres relations sociales est qu’elles se déroulent à l’ombre de la guerre, sous la menace d’un conflit armé et sanglant, dans les tensions des crises ou sous l’influence d’une déchirure de l’ordre social, devenu désormais transnational.
Cette spécificité nous rappelle que les États et les nations, hostiles par position, par ambitions ou par principe, vivent l’une vis-à-vis de l’autre dans un état de nature, un état dans lequel s’organise le genre humain et dans lequel chaque peuple jouit de la liberté naturelle qui parlait autrefois aux individus au nom d’une raison supérieure, la raison d’État et qui s’exprime aujourd’hui au nom d’une conception de la sécurité qui est interdépendante et commune.
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, savants et philosophes, auxquels se sont joints des économistes, ont poursuivi cet effort de connaissance ayant pour objet la conjoncture mondiale. Leur préoccupation était double. Elle visait d’une part à réfléchir sur l’expérience des collectivités humaines au sujet de la réorganisation de l’ordre social effondré par un conflit de grandes dimensions et, d’autre part, à identifier la portée de la rupture politique, engendrée par l’atome et par la révolution balistico-nucléaire à l’âge planétaire. Celle-ci introduisit une hétérogénéité fondamentale et bouleversante, non seulement d’ordre technique vis-à-vis du système antérieur, mais sur le cours tout entier des relations humaines ouvrant sur une ère nouvelle, l’ère nucléaire.
L'Amérique et la politique de primauté
Avec l’effondrement du mur de Berlin et celui du dernier empire militaire du monde, l’ancienne Union soviétique, les spécialistes et les historiens, pour la plupart des cas américains, à l’exception notable de R. Aron, se sont penchés sur la nature du système international qui allait succéder à l’ordre bipolaire.
À leurs yeux, celui-ci devait comporter le maintien de l’influence prédominante de la seule puissance authentiquement planétaire du monde, les USA. Ils dégagèrent ainsi une réflexion à plusieurs voix, qui a été pour Z. Brzezinski géopolitique et stratégique, pour S. P. Huntington, civilisationnelle et prospective ; dans le cas de F. Fukuyama idéologico-philosophique, ou encore diplomatique et historique, en ce qui concerne H. Kissinger.
Plus proche de nous, R. Kagan s’est employé à établir une comparaison entre les acteurs majeurs de la scène planétaire, les USA et l’Europe, à partir d’une vision antinomique de la force et de la faiblesse des nations, influant sur leur philosophie, leur comportement et leur psychologie dans le jeu politique du monde. D’autres auteurs nous ont rappelé que la république impériale, plus favorable aux libertés des individus passait pour une menace aux libertés des États et implicitement des nations et que dans plusieurs situations, l’hégémonie, se dissimulant sous les principes de la démocratie, pouvait se rapprocher de la tyrannie.
Cependant, l’objet profond de ces réflexions demeurait la dialectique de l’antagonisme et la politique de primauté au sein du système international d’aujourd’hui et de demain, plus inter-connecté et plus complexe que tous les autres systèmes du passé.
Dans le décryptage de cette donne inédite, Z. Brzezinski dégage une lecture du système international où le choix d’un engagement cohérent de l’Amérique vise la préservation et l’exercice d’un leadership cooptatif et d’une hégémonie démocratique. L’intimité de ces deux notions est liée à la gestion des alliances et à la légitimité internationale de l’action des États-Unis.
C’est donc à partir d’une analyse globale de la scène planétaire que l’auteur parvient à historiciser et à relativiser la priorité absolue accordée par l’Administration Bush à la « guerre contre le terrorisme ». Celle-ci ne peut représenter à ses yeux qu’un but stratégique à court terme, dénoué de pouvoir fédérateur. En effet, s’interrogeant sur l’hégémonie américaine et, en perspective, sur son déclin historique à long terme, il replace la complexité du paysage mondial et ses turbulences dans le cadre d’une stratégie d’alliance permanente avec l’Europe. Seule cette alliance, interdépendante, mais toutefois asymétrique, est en mesure d’assurer une communauté d’intérêts partagés entre l’Europe et les USA.
Cette alliance seulement peut garantir à ses yeux l’évolution de la prééminence des USA sous la forme qui correspond le plus à une démocratie impériale: l’hégémonie de cooptation. Aucune alliance de circonstance ne peut élargir les bases d’une direction éclairée, fondée sur le consensus plutôt que sur la domination pure. Aucun autre acteur ou ensemble d’unités politiques – à l’exception de l’Europe – ne peut permettre l’exercice d’un leadership mondial, sous la forme d’un pouvoir fédérateur et rassembleur vis-à-vis de ses alliés.
Moraliser la mondialisation et rechercher les bases d’une interdépendance équitable, ce sont là les deux impératifs-clés, capables de donner une réponse intégratrice aux menaces et turbulences mondiales de demain.
Nous y retrouvons là également les présupposées d’une direction éclairée dans les grandes affaires du monde. C’est donc dans une politique rationnelle et pondérée que peuvent être redéfinis, selon ses vues, les fondements d’un partenariat acceptable avec l’Europe pour l’exercice de responsabilités complexes liées à l’interdépendance mondiale.
C’est donc dans le cadre d’initiatives originales, en vue d’échapper au chaos et au désordre qui guette le monde, que Brzezinski ressitue les dilemmes de la politique de sécurité des États-Unis. Celle-ci doit être combinée, d’après ces analyses, avec l’inconnue de la politique de sécurité de l’Europe comme composante indissociable de l’équation de sécurité mondiale. Or, y a-t-il, au cœur de ce grand dessein hégémonique un espace de manœuvre praticable pour une stratégie réaliste de l’Europe, permettant à celle-ci d’échapper aux sirènes d’un nationalisme régionaliste habillé d'anti-américanisme ? Oui, cet espace existe – peut-on ajouter – et doit combiner une vision géopolitique planétaire, une stratégie militaire globale par le biais de l’OTAN et une attitude vis-à-vis du terrorisme et de l’Islam, plus souple, plus différencié et plus crédible, mettant l’accent sur l’unité politique du camp des démocraties et, plus en général, de l’Occident.
1 Si l'on suit le rapport publié par le « National Intelligence Council » du 19 novembre 2008, on y lit le déclin relatif de la puissance américaine à l'horizon 2025. Cet organe synthétise aussi les analyses géopolitiques des services de renseignement américains. Les États-Unis ne seront plus que l'un des acteurs principaux de la scène mondiale même s'ils resteront les plus puissants.
Leur affaiblissement serait affecté par cinq hypothèses :
-
le glissement du pouvoir économique de l'Occident à l'Orient ;
-
le pic de production de pétrole et la pénurie d'eau ;
-
une démographie vieillissante de l'hémisphère nord ;
-
un terrorisme en retrait et une importance accrue des nouveaux dangers et des États faibles ;
-
le risque d'un déséquilibre climatique irréversible
(voir « Le Monde » du 23 novembre 2008).
Sources images :