La Syrie est devenue le nœud gordien de la politique internationale au Proche et au Moyen-Orient, épicentre d’un possible, voire probable séisme géopolitique et ou personne, surtout les États-Unis n’a droit à l’erreur. La volatilité de la question est telle que chaque jour qui passe la rend plus complexe et plus dangereuse.
Trois options s’offrent à l’Administration américaine : l’intervention seule ou avec des alliés (OTAN ou une « coalition of the willings »), la conférence internationale ou des élections sous l’égide de l’ONU et sans Assad, sachant que ces deux dernières pourraient s’éterniser sans mettre fin au martyre du peuple syrien. En pratique le vrai choix c’est intervenir ou pas. En tout état de cause, une victoire du clan Assad représenterait une grave défaite pour l’Occident, mais celle de ses adversaires ne serait pas moins dangereuse depuis que se sont dissipées les illusions d’un « printemps démocratique » et que s’est affirmé le caractère brutal et violent des forces djihadistes en vue de dominer l’insurrection. Quant à l’Europe, elle s’abrite derrière le non-interventionnisme présent d’Obama, et l’espoir d’une conférence internationale, déjà compromise par Paris qui récuse d’emblée l’Iran. Fournir des armes à l’opposition en espérant qu’elles tombent en « de bonnes mains » relève de l’angélisme. Au plan des armes, il existe deux autres dangers : celui de voir les armes chimiques du régime tomber entre les mains de groupes tels al –Nusra ou qu’Assad en livre une partie au Hezbollah libanais. Toute appréciation miliaire du conflit doit en tenir compte surtout dans le cas d’une intervention. Nul doute que ce problème doit préoccuper au plus haut point les États-majors américains et israéliens et que toutes les options sont envisagées, compte tenu du danger mortel de l’usage, même accidentel de telles armes. Au plan externe, l’Arabie saoudite, le Qatar et l’Iran continuent de fournir armes et finances au régime alaouite. On trouve là une imbrication des mondes musulmans arabes et non-arabes, sunnites et chiites aux intérêts convergents pour créer le chaos et détruire l’opposition démocratique et divergents pour assurer leur prééminence géopolitique à travers les milices religieuses sectaires qui leur sont liées sur le terrain, avec la présence des réseaux d’Al-Qaïda et des combattants étrangers, notamment belges et français convertis. Ce constat est révélateur des profondes fractures religieuses, idéologiques et politiques du monde de l’Islam qui ne dispose pas d’une autorité suprême, porteuse d’une lecture orthodoxe incontestée du Coran et de la Charia. Comme autrefois la guerre d’Espagne, la guerre civile qui aurait du rester circonscrite à l’État-Nation syrien est devenue le creuset de tensions entre intérêts géopolitiques et valeurs idéologiques importées.
Analysant cette situation dans TIME du 20 mai (Intervention Will Only Make It Worse) Z. Brzeziński craint qu’une opération US ne coalise ces factions contre eux et propage le feu à la Jordanie au Liban et à l’Irak. Dans ce cas, comme en fait foi le récent bombardement israélien, Israël pourrait difficilement rester l’arme au pied entraînant de facto une alliance US-Israël-Saoudiens en conflit direct avec l’Iran chiite et ses alliés au Liban et en Irak, et l’on peut redouter l’extension du conflit jusqu’à l’Afghanistan, voire au Pakistan ce qui inquiéterait la Russie, mais aussi l’Inde et la Chine, clients et fournisseurs énergétiques de l’Iran. Nous ajouterons que dans cette hypothèse cinq, voire six ou sept puissances nucléaires se trouveraient impliquées. Z. Brzeziński est conscient que seule une opération terrestre décisive avec un appui naval, aérien et aéroporté pourrait éviter le chaos et nécessiterait le soutien logistique de la Turquie, ce qui ne lui parait pas acquis en raison du problème kurde. A ses yeux quelque soit le schéma militaire retenu, il ne pourrait qu’aggraver la situation et aboutir au plus mauvais scénario n’apportant aucun bénéfice aux intérêts stratégique des USA. Il préconise donc de rechercher l’appui de la Russie et de la Chine pour que l’ONU « sponsorise » des élections, auxquelles avec de la chance (!), Assad pourrait être « persuadé » - comment et par qui ? - de ne pas y participer.
On peut se poser la question suivante : si le résultat de ce « wishful thinking » est une victoire des islamistes ou un chaos à l’irakienne, ou sera le bénéfice stratégique des USA ?
A l’opposé, l’article du Sénateur Mc Cain également publié par TIME et intitulé « Syria : Intervention Is In Our Interest »constate que le coût humain et stratégique du conflit ne cesse de croître pour les Syriens, mais aussi pour les intérêts vitaux des USA dans la région : d’abord parce que les réseaux inféodés à Al-Qaïda (al-Nusra) et au Hezbollah se développent sous forme de milices transfrontalières qui menacent la stabilité et la sécurité des alliés des USA, au premier plan du Liban et ensuite d’Israël, de la Jordanie, de la Turquie et de l’Irak.
Le Sénateur est conscient de la réticence de l’opinion américaine pour ce qui touche à la politique internationale, de la complexité du problème syrien et du fait qu’il n’y pas d’option idéale. Néanmoins le choix fondamental pour les USA n’est pas compliqué, je cite : « Do the costs of inaction outweigh the costs of action ? ». Il constate que toutes les conséquences terribles invoquées contre l’intervention sont déjà présentes à la suite de 26 mois d’inaction. Il faut donc faire pencher la « balance of power » militaire en défaveur d’Assad et de ses soutiens, en détruisant sa DCA, ses avions, ses bases de Scuds et son artillerie, en stationnant des batteries de missiles Patriot à l’extérieur pour créer des zones de sécurité aux frontières et en armant les forces d’opposition modérées (non-islamistes) pour préparer l’après Assad et éviter le chaos. Nos intérêts et nos valeurs se confondent, comme en Bosnie pour mettre fin aux atrocités et aux massacres de masse car c’est à l’Amérique que s’adressent les appels au secours, conclut-il. Néanmoins, me semble-t-il, il faudra prévoir une force au sol sous l’égide de l’ONU ce qui posera le problème du veto russe et chinois.
Après l’usage de la guerre préventive (preemptive war) par G.W. Bush qui a produit une vague anti-américaine, puis le « plus jamais ça » du candidat Obama, on peut comprendre que le Président fasse un usage prudent du « hard power » de la première puissance mondiale. Mais il y a un moment ou ne pas agir devant une situation qui met en danger l’équilibre du monde méditerranéen, Europe comprise, devient de la non-assistance aux peuples en danger, et conduit à la démission morale et à la faute politique. Il ne faut pas que l’angoisse de l’erreur dans la solitude du pouvoir obscurcisse le jugement du Chef au moment de prendre la décision exceptionnelle qu’exige la situation exceptionnelle. Cela demandera une pédagogie politique médiatisée basée sur les intérêts et les valeurs en jeu. Diluer la décision dans une conférence internationale ne sera qu’une manœuvre dilatoire qui s’engluera dans un marais diplomatique. C’est mettre la charrue avant les bœufs et faire payer le prix de l’atermoiement à l’opposition démocratique et au peuple syrien, au bénéfice des factions islamistes qui s’en trouveront renforcées en Tunisie, en Libye et en Égypte et jusqu’en Afghanistan et au Pakistan, en passant par l’Iran et l’Irak. Le temps de la conférence viendra après l’action pour reconstruire une société civile et politique en Syrie et pour éviter à la fois le massacre des Alaouites et des Chrétiens et un affrontement sanglant entre sunnites et chiites comme en Irak.
La situation syrienne s’inscrit dans deux cadres plus larges : 1°Le Grand Échiquier des puissances mondiales et régionales ; 2° Un mouvement historique de fond des sociétés musulmanes depuis soixante ans à la recherche d’un modèle de développement après les échecs de l’occidentalisation (Iran), du pan-arabisme, du socialisme arabe et des régimes dictatoriaux, alors que l’islamisme religieux et politique apparaît comme la dernière voie du salut. En ce qui concerne le premier point, l’action diplomatique américaine doit se diriger en premier vers la Russie en raison de sa présence navale en Méditerranée disposant d’une base en Syrie. Certes la Russie peut faire monter les enchères comme alliée d’Assad jusqu’à un certain point, au-delà duquel elle mettrait en danger la paix mondiale. Le réaliste Poutine devrait en être conscient, car il dispose de cartes qui pourraient lui rapporter quelques avantages.
Dans « Presidential Leadership and the Creation of American Era » Joseph S. Nye constate qu’une bonne politique étrangère est comme une bonne médecine celle qui fait le moins de mal. Mais où se situe le moindre mal, quand ici l’enjeu est au-delà : dans le salut du peuple syrien et la stabilité de l’Eurasie. C’est un choix moral, mais aussi de Realpolitik. Le leader ne doit jamais oublier que l’Histoire est tragique, que toujours l’inattendu arrive sous forme de surprise stratégique, que parfois l‘occasion est passée et que souvent lorsque l’Histoire résout un problème elle en crée un autre (R.Aron) sous la forme d’effet pervers.
Alexandre a tranché le nœud gordien avec son épée. Obama saura-t-il fermement tenir l’épée de l’Amérique ?