Article paru
dans le N°4 (Novembre 2013) de
"EUROPEAN DEFENCE MATTERS"
Magazine de l'Agence Européenne de Défense
Le recensement et l'évaluation des menaces permettant de justifier une politique européenne de défense et favorisant en même temps la mise en œuvre et le renforcement de moyens et de capacités autonomes, peut être distinguée selon deux fondements géopolitiques et stratégiques, le risque de déstabilisation de l'environnement de sécurité mondial ou régional et sub-régional. Le concept d'Europe de la défense qui est ici proposé, est fondé sur le postulat d'une indépendance et d'une autonomie stratégiques de l'Europe qui se définissent selon les typologies des menaces et appartiennent aux deux contextes de sécurité mentionnés.
Les réponses Stratégiques de l'UE
A l'ère de la multipolarité, les menaces les plus déstabilisantes pour l’ordre mondial sont les menaces systémiques. Elles influent sur les grands équilibres internationaux et concernent les puissances planétaires globales, les grandes puissances « moyennes » et leurs zones d'influence géostratégiques. Sur le continent européen, elles rendent obsolète le concept traditionnel de défense nationale qui se situe désormais à l'avant, à la périphérie et hors d'Europe, obligeant l'ensemble européen à agir de manière coordonnée et proactive selon les acteurs ou les forces, l'urgence ou la gravité des situations, ou encore selon la géopolitique des crises. À ce propos, nous observons dans la conjoncture actuelle la superposition de trois cycles de crise: la crise de déclin et d'alternance hégémonique (environ 100 ans), le changement de cycle économique (environ 40/60 ans selon les « trends » de Kondratieff) et la crise de transition systémique et civilisationnelle. Ceci engendre une multiplicité de scenarios de conflit.
Les réponses stratégiques de l'Union dépendent tout d'abord de la lecture du système international, de la nature du risque, du leadership institutionnel, de la structure capacitaire des forces et du réseau des alliances (sécurité collective ou coalition d’Etats volontaires).
L'efficacité militaire de l'Union résulte également des arrangements politico-opérationnels entre les Etats-membres, l'OTAN et les USA, fixant le cadre dans lequel s'inscrivent les partenariats stratégiques de l'Occident, suivant la vision que celui-ci a du système international, de la distribution des forces, du potentiel des partenaires-adversaires et de la nature des antagonismes globaux . Mais elle résulte en premier lieu de son autonomie stratégique.
L’Europe des Vingt-Huit comme ensemble régional reste confrontée à des menaces de déstabilisations politiques dans son voisinage immédiat, dans ses périphéries méridionales et orientales et dans des révoltes ou insurrections civiles internes, qui n'éclipsent en rien l'inquiétude stratégique venant des tensions russo-américaines, de la rivalité sous-jacente entre Etats-Unis et Chine mais aussi entre Japon et Chine en Extrême-Orient, ce qui rend nécessaire une présence maritime européenne de démonstration. Vue de Bruxelles, la définition des adversaires et des buts de guerre par le «Département d’Etat», au Proche et Moyen-Orient ainsi que vis-à-vis de la Russie et de l'espace euro-asiatique, exige une Europe forte et autonome, un « Partnership in Leadership ».
L’élargissement, le voisinage et les dilemmes sécuritaires de l'union
Or, l’élargissement de l'UE, découlant de la recomposition du continent depuis 1989, touche désormais à des zones de tensions, de crises ouvertes et de conflit, pour lesquels les dilemmes sécuritaires de l'acteur européen questionnent directement la politique de voisinage (Balkans Occidentaux, Caucase, Plateau Turc, Golfe et Asie Centrale).
En conséquence, la géopolitique des menaces globales change : elle éclate en menaces directes (terrorisme et cyber-attaques) et vulnérabilités obliques, autrement dit en une série d'actions d'intimidation, de subversion et de chantage (Ukraine, Arménie, etc...), voire de désagrégation, de décompositions sociétales, d’instabilités chroniques et de conflits diffus (hors d'Europe) dans les espaces de la pré-modernité et du non-droit, qu’il s’agisse de l’Afrique ou de l’Asie.
Si la menace prend le pas sur l'affrontement, les réponses divergent, devenant individuelles et/ou collectives.
Or, dans le cadre européen, les réactions diplomatiques relèvent de la compétence de l'Union et les réponses militaires de l'OTAN. Aucun « linkage » politico-institutionnel n'existe entre les deux structures dans l'élaboration d'une politique étrangère globale, alors que les périphéries méridionales et orientales de l'Union, instables et souvent imprévisibles, ont brouillé le calcul politique et aggravé l'incertitude stratégique. Dans ces zones, l'action indirecte a valorisé la quête du «statu-quo» et a encouragé le jeu de bascule de certains acteurs étatiques..
En revanche vis-à-vis de la menace directe et tous azimuts (terrorisme, cyber war), la coopération entre Etats-Membres (pooling and sharing) est devenue un impératif vital : les préoccupations de défense sont largement partagées, les budgets en baisse et les phénomènes d'inertie politique moins influents. Jusqu'ici le maintien de la sécurité aux frontières de l'Union a suscité le désintérêt stratégique, ce qui a profité aux acteurs multipolaires jusqu’ici en léthargie qui se sont éveillés de manière massive, tardive et désordonnée, de la crise de Géorgie aux soulèvements arabes et jusqu'au conflit syrien qui peut être qualifié de premier conflit multipolaire de la post-Guerre Froide.
À l'intérieur de l'Union, les capacités de défense des États-Membres définissent deux catégories d'acteurs, «les consommateurs» et les «producteurs » de sécurité, ce qui fait référence d'une part à la géopolitique de la stabilité et de l'autre à la suffisance des ressources militaires. D'où l'exigence de coopération et de mutualisation des moyens, les « producteurs » se situant au centre-Europe dans un environnement pacifié, les « consommateurs » à la périphérie de l'Union et dans des zones troubles. Pour les pays « consommateurs », l'assurance de sécurité a joué en faveur d'une adhésion rapide à l'OTAN. Pour les pays « producteurs », elle a freiné leur évolution autonome vis à vis des États Unis et du reste du monde.
Par ailleurs, l'autonomie stratégique de l'Europe a diminué en raison de l'accroissement de la dépendance du continent par rapport à l'environnement mondial, donc de sa vulnérabilité globale à l'égard d'une infrastructure mondiale interconnectée dans les domaines de l'énergie, de l'information et des transports. C'est sur le terreau d’un environnement de sécurité plus complexe et plus chaotique que se nourrissent aujourd’hui les nouvelles menaces et les nouveaux risques.
La souveraineté militaire de l'union et ses limites
Le principe de l'Europe de la Défense a été acquis dans le cadre des traités mais doit être validé dans le contexte du système. Le recensement des risques probables et des menaces directes et indirectes qui justifient une Europe de la Défense comporte l'indication d'une protection « offensive » ou des contre-mesures efficaces, notamment dans le domaine industriel et de la RDT. Un examen préalable nous permettra de discriminer entre attaques venant de l'ennemi latent et mesures à prendre en raison de l'affaiblissement de notre autonomie stratégique. La première série de menaces provient d’agresseurs ou d’acteurs au comportement radicalement hostile. La deuxième est issue des enjeux assumés par des alliés traditionnels visant à répondre aux risques internes ou extérieurs.
En effet, la souveraineté militaire européenne et son autonomie stratégique sont limitées par l'étendue du contrôle acquis sous l’effet des deux systèmes de défense du « Homeland » américain : - le système de défense anti-balistique (BAM) et le système d'information de la NSA. Le BAM a été conçu pour contrer les attaques par des armes de destruction massive (ADM) aux frontières européennes (de l'Eurasie), - le système d'informations numériques géré par la National Security Agency (NSA) ayant pour objet de contrôler les utilisateurs d'internet : si le premier est régional, le deuxième est global.
Les méta-bases de données mémorisées par le système de renseignement sont analysées par des programmes de logiciels utilisant des algorithmes statistico-probabilistes, quasi « intelligents », essentiels à contrer les menaces directes portées contre les Etats-Unis et outils majeurs de la guerre globale contre la terreur et les cyber-attaques. Les informations recueillies constituent des données de base indispensables pour mener une guerre aussi bien souterraine qu’économique, vis-à-vis desquelles une mutualisation des moyens défensifs et de contre-mesures européennes s'impose sous la forme d'une politique numérique avancée.
Menaces sociétales classiques, conflits infra-étatiques et affrontements indirects
Parmi les menaces ouvertes, combattues jusqu'ici avec les méthodes et les moyens classiques, nous dénombrons les activités illégales, l'immigration, la violence de masse, la piraterie, le contrôle des territoires, ressources et lignes de communication terrestres et maritimes. La compétition géopolitique pour les ressources détermine par ailleurs une augmentation des conflits, qui s'accroissent dans les périodes de transition et de démocratisation des Etats. L'Europe se heurte à la difficulté d'identifier et de nommer les acteurs étatiques et bases-arrières de ces actes hostiles. Ici aussi, une coordination des moyens de riposte est nécessaire. Dans ce contexte, l'Europe révèle ses vulnérabilités, dont la plus importante est la pusillanimité des élites, la « débellicisation de la société » et le désarmement moral des opinions, contribuant à un affrontement indirect auquel les vulnérabilités européennes sont mal préparées à répondre.
Un chaînon important de la liaison entre l'offensive menée dans le monde musulman par Al-Qaïda, les forces djihadistes et salafistes (comme le front Al Nosra contre Bashar Al Assad en Syrie et contre le gouvernement actuel en Égypte) par affrontement indirect, vise à désorganiser violemment l'espace public et se prévaut du concept de guerre de quatrième génération (4G4) : la stratégie du faible contre le fort, sans front et sans ripostes politiques opposables. Il s'agit du recrutement et de l'entraînement des combattants en vue de projeter ce combat sur le continent européen. Cette menace, dégénérative et grave, puisqu’elle a pour but de susciter des insurrections spontanées internes, alimentées de l'extérieur et prolongeant celles-ci sous forme de guerres civiles destructrices dans des pays démocratiques et ouverts comme la Grèce, l'Espagne, la France, mais aussi la Grande Bretagne et l'Allemagne.
Cette menace est susceptible de rompre le consensus démocratique, diviser les institutions de défense de l'ordre public (armée, police) et ruiner l'idéal européen.
Dans l'ordre de la symétrie, l'effort devrait porter en Europe sur :
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une politique active d'investissement,
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l'idée d'un continuum d'action dans le but d'aboutir à une approche globale inclusive, élément constitutif et structurant de la politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC). Celle-ci devrait ainsi se baser sur le triptyque de gouvernance/sécurité/développement et respecter deux principes :
- impliquer tous les secteurs
- se traduire par une organisation qui exprime des compétences civiles et militaires assurant aux missions et opérations diverses de la PSDC : la visibilité / la réactivité / la flexibilité
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un renforcement des capacités de réaction rapide des groupements tactiques (« Battle Group »).
SUR LA RÉORGANISATION DU DISPOSITIF DE SÉCURITÉ
Un “Pentagone européen” ou Un futurible stratégique ?
Si, d'une part, le spectre des menaces possibles à caractère militaire et les risques sociétaux à caractère civils élargissent le concept de défense qui devient dual (interne et externe) et global (multidimensionnel) la coordination intra-étatique et inter-gouvernementale entre les Etats Membres de l'Union oblige à reconsidérer l'organisation du dispositif de riposte commun.
L'autonomie stratégique de l'Union pourrait prendre la forme d'une coordination institutionnelle, structurée autour d'un « Pentagone européen ».
Au cœur de ce dispositif inspiré du « Traité de Nice » complété du « Traité de Lisbonne », les organes devraient se relayer entre eux sous l'orientation générale du Conseil européen :
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pour la politique sécuritaire et du renseignement : le Comité Politique et de Sécurité (COPS) serait chargé de la planification stratégique régionale, de la mise en œuvre d’un projet de système anti-missiles européen, de l'élaboration d'une stratégie nucléaire dissuasive de l'Union et de la supervision interne de la lutte antiterroriste ;
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pour les orientations stratégiques, opérationnelles et doctrinales : le Comité militaire et l'État-Major de l'Union européenne (CMEA) devrait disposer d'une chaîne complète, autonome et permanente de commandement, y compris anti-balistique et nucléaire ;
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pour les politiques scientifiques et industrielles, la robotique, la RDT et le marché unique de défense seraient impulsées par la Commission
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pour la promotion d'une compétitivité et d'une innovation permanentes : l'Agence Européenne de Défense (ADE) serait spécialement chargée de la politique de l'espace, du transport aérien stratégique et des systèmes satellitaires d'observation, de communication et de localisation, disposant en son sein d'une agence spécialisée dans le renseignement stratégique ;
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La diplomatie, les affaires étrangères et la Politique de sécurité et de défense commune (PESC - PSDC) relèveraient du Haut Représentant et du Service Européen pour l’Action Extérieure (SEAE)
Le Pentagone, un futurible stratégique
Au delà de tout institutionnalisme, l’holographe du Pentagone est une hypothèse futurible. Elle a pour but de regrouper des compétences et des attributions de l'UE, pensées jusqu'ici d'un point de vue fonctionnel, selon une logique constructiviste, ni stratégique ni opérationnelle. Elle n'a pas d'analogie avec son homologue américain, ni d'autres ambitions que de formuler un projet de réflexion sur la nécessité d'une articulation de défense efficace.
Cette hypothèse a pour objectif implicite de :
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promouvoir une action conjointe des institutions dans le domaine de la politique de dissuasion et de la prolifération en liant le conventionnel et le nucléaire1 ;
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transférer ce pouvoir aujourd'hui national à une instance commune européenne ;
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pousser à une réflexion en deux temps sur ces sujets existentiels, de la part de la France, de l'Allemagne et des États « Weimar Plus », puis des autres États signataires des traités et, dans le respect des souverainetés respectives, d'y mentionner une option de renégociation et de sortie de l'Union pour les membres qui n'ont pas vocation à intégrer une structure à caractère existentiel ;
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responsabiliser l'Allemagne sur le plan politico-stratégique en l'engageant, à terme, dans la définition des options du « futur triumvirat » (France- Grande-Bretagne) des puissances balistiques et nucléaires européennes ;
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instaurer une intégration stratégique plus poussée et à fort impact politique ;
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susciter une lecture commune du système international et promouvoir une stratégie globale commune de type triadique : « Hard », « Smart » et « Soft » pour toute hypothèse ou menace ;
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induire une doctrine de la proportionnalité et de l'emploi gradué de l'instrument de violence, y compris du point de vue « préemptif » ;
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faire jaillir un « consensus » crédible autour du contrat d'Union, subordonnant l'économique et le social au rôle politique de l'Union ;
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promouvoir l'adoption d'une « autre » forme de partenariat entre pays membres et d'une autre « balance » entre les puissances globales, principalement avec les États-Unis dans la définition d'une stratégie trans-Pacifique et d'un condominium eurasien avec la Chine.
Le Conseil européen aurait autorité sur le « Pentagone européen » et serait secondé par un think-tank de politique internationales à vocation globale, indépendant, rattaché à un réseau d'instituts nationaux de politique étrangère et en charge d'une lecture réaliste du système international, des scénarios de prévention, de conflit, de pacification et de résolution des crises.
Autant de problèmes en suspens qui pourraient être traités par une organisation politique inédite adaptée au système international du XXIème siècle.
1 Pour ce qui est du nucléaire et en termes opérationnels des « Comités d'experts de haut niveau » auraient pour but de définir un système « d'emploi à double clé », qui offre une garantie sécuritaire à tous les pays membres, sans toutefois comporter des systèmes de veto, compte-tenu du cas d'exception et du caractère existentiel de cette fonction de souveraineté.
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