A propos de l'interview d'Emmanuel Todd publiée le 20/06/2014 sur Atlantico à cette adresse http://www.atlantico.fr/decryptage/emmanuel-todd-seul-pays-meme-casser-zone-euro-et-logique-destructrice-c-est-france-1617240.html
Un rapprochement de l'Europe et de la Russie est-il possible par l'établissement d'objectifs communs en Ukraine et dans la région des Balkans orientaux ? En pure logique, la réponse va de soi et ne peut que faire consensus. En effet, un partenariat stratégique, intégrant les politiques commerciales, énergétiques et industrielles peut équilibrer la tendance au retour de l'esprit de confrontation Est-Ouest de l'époque bipolaire et peut contrer la phobie euro-occidentale antirusse de l'axe Vilnius-Kiev.
Ce questionnement doit tenir compte de la rupture des équilibres de sécurité établis depuis les accords d'Helsinki, qui reposaient sur une architecture de stabilité continentale désormais révolue. La crise ukrainienne a remis en cause l'entente sécuritaire « Paris-Berlin-Moscou » qui a été remplacée et diluée dans les accords de Weimar Plus (France, Allemagne, Pologne, Espagne, Italie) à dominante allemande. Dans la nouvelle conjoncture, l'Allemagne, affranchie de la garantie américaine et du parapluie de l'OTAN, est devenue la meneuse du jeu européen, euro-atlantique et euro-russe et a acquis le statut d'une variable indépendante, en Europe, vis-à-vis de la vision impériale des Etats-Unis et de ses objectifs mondiaux de primauté.
Or le pivotement de la puissance américaine vers l'Asie présuppose deux allégeances essentielles, celle de la République Fédérale en Europe et celle du Japon en Asie. Par contraste, la résurgence allemande et russe sur le continent eurasien et celle du Japon en Extrême-Orient prive les Etats-Unis de deux piliers de pouvoir, géostratégiques, industriels, scientifiques et financiers qui pourraient s'émanciper à terme de l'influence américaine. Au vu du système international, les Etats-Unis ont-ils perdu le contrôle de ces deux pays pivots ?
Au regard d'une analyse multipolaire du jeu international, la crise de l'Ukraine déstabilise à la fois l'équilibre européen de compétition à l'intérieur de l'UE entre la France et l'Allemagne, à caractère conservateur, et l'équilibre eurasien entre Moscou et Beijing et entre le Japon et la Chine, de portée révisionniste et revendicative. Dans ces conditions, l'alternative à la déstabilisation de l'Eurasie et à l'anarchie du Moyen Orient est le duopole de pouvoir américano-russe en Europe et le condominium sino-américain en Asie.
Il en résulte ainsi un contexte international marqué par le retour des rivalités inter-étatiques, des conflits territoriaux et des guerres, et donc de l'Histoire, la résurgence des Nations et la réhabilitation de la puissance en sa version globale. Ce retournement des conceptions de la sécurité internationale n'arrive pas à faire de la russophobie occidentale la pièce maîtresse d'une stratégie planétaire. La politique européenne de sécurité peut-elle être conçue selon le modèle du « Check and Balances » ou encore comme une forme régionale de « contre-pouvoir » mondial en mesure de s'opposer à la prédominance désormais hypothétique des Etats-Unis et à la volonté de puissance de la Russie ?
Equilibres stratégiques en Europe et en Asie
Le jeu des équilibres de sécurité à l'échelle européenne peut-il être transposé à l'échelle globale et reconfigurer l'ensemble du contexte international empreint d'une logique multipolaire ? De grandes interrogations historiques sous-tendent les dynamiques mondiales et alimentent le pessimisme ambiant sur les progrès de l'esprit humain. Elles trahissent les vulnérabilités européennes induites par le vide du projet politique du continent, révélateur de son effondrement idéologique et moral. C'est un continent sécularisé, désidéologisé, dépolitisé et désarmé qui a perdu la confiance et l'estime de soi. L'absence de perspective commune s'étend au rôle guide des grands pays d'avant-hier et concerne en particulier la France et la Grande Bretagne. De surcroît, leurs menaces de quitter l'Union mettraient en cause la construction européenne et la stabilité géopolitique du continent, altérant profondément les relations euro-russes. Or cette absence de perspective réserve à ces deux grands pays un espace de manœuvre limité en Europe et dans le monde ; espace de manœuvre qui se situe entre la subordination au plus fort, l'acceptation fataliste des circonstances, la sortie humiliante de l'Histoire, militaire, diplomatique et spirituelle.
En Asie en revanche, l'aggiornamento du pacifisme japonais comme « nationalisation » de l'interprétation de la loi fondamentale (art. 9) interdisant au Japon de recourir à la guerre et de participer à un système de défense collective, marque la dégradation symptomatique de l'environnement sécuritaire en Extrême-Orient. Par ailleurs, la fin de toute illusion unipolaire du monde et le doute sur la solidité des engagements américains à défendre l'Archipel face à la montée en puissance de la Chine se signale par une aggravation des tensions nationalistes et des rivalités inter-étatiques. Celles-ci montrent à l'évidence la latence de conflits tectoniques sous l'écorce fragmentée de la géopolitique de la multipolarité.
L'Europe a vécu les drames de l' Iliade tout au long du XXème siècle, le monde vit son Odyssée au tout début du XXIème siècle. Celle-ci passe brusquement des hexamètres grecs aux cadences syncopates de l'anglais. L'histoire de cette discordance a-t-elle déjà été vécue ? L'Europe peut-elle encore espérer ? Le politique peut-il reprendre le contrôle de l'économique et du social à l'échelle interne et internationale ?
Bruxelles, le 15 juillet 2014.